Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).

Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse – la vie au conditionnel passé

Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse – la vie au conditionnel passé

Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse1761 – Librairie de Firmin Didot Frères, 1843

Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse – la vie au conditionnel passé

Maurice-Quentin de La Tour, Jean-Jacques Rousseau, citoyen de Genève, pastel sur papier marouflé sur toile, ca 1764 – © Musée Jean-Jacques Rousseau

« M. de La Tour est le seul qui m’ait peint ressemblant. »

 

On trouvera un résumé détaillé ici.

Le texte intégral est en ligne.

Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse – la vie au conditionnel passé

Charles-Édouard Crespy Le Prince, Promenade de Julie et Saint-Preux sur le lac de Genève1824 – Photo : Didier Fontan, Musée Jean-Jacques Rousseau, Montmorency

 

Livre IV, Lettre XVII, à Milord Edouard

 

Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l'eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau; et, en m'asseyant à côté d'elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m'excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d'un autre âge, au lieu de m'égayer, m'attristait [– empathie de la nature]. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j'étais accablé. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l'eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses.

Je commençai par me rappeler une promenade semblable faite autrefois avec elle durant le charme de nos premières amours. Tous les sentiments délicieux qui remplissaient alors mon âme s'y retracèrent pour l'affliger ; tous les événements de notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs,

E tanta fede, e si dolci memorie,

E si lungo costume

ces foules de petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur passé, tout revenait, pour augmenter ma misère présente, prendre place en mon souvenir. C'en est fait, disais-je en moi-même ; ces temps, ces temps heureux ne sont plus ; ils ont disparu pour jamais. Hélas ! Ils ne reviendront plus ; et nous vivons, et nous sommes ensemble, et nos cœurs sont toujours unis ! Il me semblait que j'aurais porté plus patiemment sa mort ou son absence, et que j'avais moins souffert tout le temps que j'avais passé loin d'elle. Quand je gémissais dans l'éloignement, l'espoir de la revoir soulageait mon cœur ; je me flattais qu'un instant de sa présence effacerait toutes mes peines ; j'envisageais au moins dans les possibles un état moins cruel que le mien. Mais se trouver auprès d'elle, mais la voir, la toucher, lui parler, l'aimer, l'adorer, et presque en la possédant encore, la sentir perdue à jamais pour moi ; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m'agitèrent par degrés jusqu'au désespoir. Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit des projets funestes, et, dans un transport dont je frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la précipiter avec moi dans les flots, et d'y finir dans ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette horrible tentation devint à la fin si forte, que je fus obligé de quitter brusquement sa main, pour passer à la pointe du bateau.

Là mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours; un sentiment plus doux s'insinua peu à peu dans mon âme, l’attendrissement surmonta le désespoir, je me mis à verser des torrents de larmes, et cet état, comparé à celui dont je sortais, n'était pas sans quelques plaisirs. Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie ; je repris sa main. Elle tenait son mouchoir ; je le sentis fort mouillé. « Ah! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n'ont jamais cessé de s'entendre ! – Il est vrai, dit-elle d'une voix altérée ; mais que ce soit la dernière fois qu'ils auront parlé sur ce ton. »

 

La lune (la mère ?), l'eau, le silence, le rêve, l'empathie de la nature, le cœur douloureux, le souvenir, le passé, le conditionnel passé, les torrents de larme que rejoignent les flots mélancoliques : Saint-Preux parle au passé, dans une nature éternelle.

Julie parle au présent impératif (« que ce soit ») d'un futur antérieur.

 

Jean-Jacques Rousseau (Saint-Preux) vit sur le mode du « si ».

 

On peut l'observer dans les Confessions, qui ne sont pas un Journal, mais l'aveu d'une complaisance dans l'échec.

 

Le rêveur solitaire raconte sa Cinquième promenade :

De quoi jouit-on dans une pareille situation? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même & de sa propre existence; tant que cet état dure, on se suffit à soi-même comme Dieu.

 

Le promeneur, comme Saint-Preux, ignore l'autrui, il est dans le « comme », il ne saurait être dans son temps. Il vit dans le souvenir d'un passé figé pour toujours. Julie connaît la nostalgie, mais elle vieillit dans son temps, au présent.

 

Ludwig van Beethoven, Sonate pour piano n° 17 en ré mineur, op. 31 n° 2 (La Tempête), 1802, 1er mouvement : Largo - Allegro, piano : Daniel Barenboim, Staatsoper Unter den Linden, Berlin, 2006

 

On peut également penser à Orphée et Eurydice de Christoph Willibald Gluck, contemporain du roman, et proche de l’œuvre par le sujet.

 

Christoph Willibald Gluck, Orphée et Eurydice, opéra créé à Vienne en 1762 – Opéra Garnier, 2008

 

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D
Oups...
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L
Ton commentaire est là, mais, tu sais, la modernité... le nouvel OverBlog...<br /> C'est vrai que Jean-Jacques écrit bien ; - )
D
Tiens, j'avais laissé un commentaire... Je disais que j'avais vu un recueil de correspondances de Jean-Jacques quand il s'était réfugié à Genève...
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D
Quelle écriture ! J'ai vu hier à la librairie un recueil de correspondances quand il était à Genève.
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