C'est un ouvrage que l'on a connu, il y a bien longtemps, et qui s'est égaré dans les couloirs de la vie.
On l'a retrouvé, dans un écrin pleine peau.
Guy des Cars, La Brute, Flammarion, 1951 – première édition
Les couvertures ont un peu souffert, le livre a voyagé.
En page de garde et en page de titre, on reconnaît les cachets des grandes bibliothèques d'antan.
A la page 31, on aperçoit encore l'encre estompée par le temps et le vent des sables : « Bibliothèque des officiers de la garnison de Tiznit ».
Les commentaires (modérés) susurrant, même implicitement, que Lou partage les lectures des Rouges, seront implacablement censurés, en toute tolérance.
C'est l'histoire d'un procès, de son instruction, de l'enquête menée par un vieil avocat, commis d'office pour défendre un client perdu d'avance.
Victor Deliot, inscrit au Barreau de Paris depuis quarante cinq années, est un inconnu à la robe élimée, qui ne traite que les menus délits en Correctionnelle, quatre ou cinq fois par an.
Son vieil ami, devenu le bâtonnier Musnier (après un premier procès très médiatique, une affaire de scandale privé et politique), l'invite dans son noble bureau au Palais.
Depuis le temps des études, au temps où Victor, brillant étudiant, aidait son camarade à préparer les examens, le bâtonnier a ignoré l'ancien condisciple. Il lui offre la chance qui lui a manqué : passer aux Assises !
Vous vous souvenez de l'affaire Vauthier ?
Jacques Vauthier a tué un Américain, John Bell, à bord du De Grasse, pendant une traversée de New-York au Havre.
Un crime insensé dont le véritable mobile n'a pu encore être découvert. Vauthier a tué un homme qu'il n'avait jamais vu, qui ne le connaissait pas, et qu'il n'a pas volé.
Le tueur, encore maculé du sang de sa victime, a été arrêté sur-le-champ par le commandant.
Il avoue le crime et refuse d'être défendu.
Victor Deliot reprend le dossier. Le copain d'avant, aujourd'hui honoré, lui aurait-il fait une fleur, tardivement ?
C'est-à-dire que les plus grands ténors du Barreau, sollicités au commencement, se sont tous désistés. Il ne reste que le minable, sa première chance, si l'on peut dire – parce que l'affaire est jugée, le prévenu est coupable, il est déjà condamné.
Et s'il était innocent ?
Victor Deliot, soixante-huit ans – l'histoire se tient en 1950 – mène l'enquête, avec son assistante, Danielle Gény, jeune étudiante terminant son Doctorat en Droit – elle est la seule femme autorisée dans l'intimité du vieux garçon misogyne, avec Louise, la femme de ménage.
Première rencontre à la Santé.
D'après les premiers renseignements que j'ai sur lui [dit-il au gardien], ce garçon est instruit, très intelligent... Vous a-t-on dit que cette brute a même écrit un bouquin ?
Oui, L'Isolé, publié cinq ans auparavant – le jeune écrivain avait vingt-deux ans. Le livre n'a pas été réimprimé, il est devenu introuvable.
Le prisonnier n'est pas bavard, il devient violent quand on le touche.
Il est sourd, muet et aveugle, de naissance.
Il lui reste l'odorat, le goût et le toucher.
Un livre introuvable ? Pas pour l'ami Bauchet, le meilleur des libraires. Jacques a écrit son récit avec sa femme, Solange.
Victor se rend à l'Institution de la rue Saint-Jacques. Le directeur lui enseigne comment on éduque un sourd-muet-aveugle en combinant les méthodes de l'Institution Nationale des Sourd-Muets et celles de la Fondation Valentin Haüy. A Sanac, dans la Haute-Vienne, un homme a définitivement mis au point la méthode : Yvon Rodelec, un religieux de l'ordre des Frères de Saint-Gabriel.
On part du connu vers l'inconnu, de l'objet palpé au signe mimique qui le représente ; ce n'est qu'ensuite qu'on peut apprendre l'alphabet dactylologique – et la reconnaissance, la reproduction, des sons qu'il n'entend pas, ce qui lui permet de s'exprimer, de manière imparfaite, en langage oral. Enfin, l'écriture Braille.
Victor rencontre Simone Vauthier, la mère de Jacques, puis Solange Vauthier, blonde, fine, jolie.
Le procès s'ouvre le 20 novembre. Le directeur de l'Institution de la rue Saint-Jacques est le premier interprète. Danielle Gény est aux côtés de Me Deliot. La partie civile est assurée par le redoutable Me Voirin.
La Cour entre : le premier président, Legris, et ses assesseurs, l'avocat général Berthier, encore plus inquiétant.
Jacques Vauthier est né le 5 mars 1923, 16, rue Cardinet, à Paris (on est donc en 1950).
Le père, Paul Vauthier, est mort le 23 septembre 1941.
La mère, Simone Vauthier, née Arnould.
Une sœur, Régine.
Jacques a passé les dix premières années de son existence, entouré des siens et soigné par une toute jeune bonne, de trois ans seulement son aînée, la petite Solange Duval.
Il séjourne ensuite douze années à Sanac.
Six mois après la parution de L'Isolé, Solange Duval a épousé Jacques Vauthier à Sanac.
Pendant cinq ans, ils font une tournée de conférences aux États-Unis, pour présenter les recherches en éducation des sourds-muets-aveugles. Au retour, c'est le drame à bord du De Grasse.
Vient le défilé des témoins.
Premier témoin cité par l'Accusation : Henri Téral, steward à bord du paquebot De Grasse. Il a découvert le cadavre encore tiède, et Jacques Vauthier, prostré dans la cabine, les mains souillées de sang.
Deuxième témoin : André Bertin, premier commissaire de bord sur le paquebot De Grasse.
Troisième témoin : le commandant Charlot.
Quatrième témoin : le docteur Langlois, premier médecin à bord du De Grasse.
Cinquième témoin : l'inspecteur principal Mervel, monté à bord du paquebot à son arrivée au Havre. Il a interrogé Jacques, puis l'a fait écrouer à la Santé.
Sixième témoin : le professeur Delmot. Il a examiné Jacques et en a conclu qu'il était tout à fait normal, et d'une intelligence supérieure.
Septième témoin : Thomas Bell, sénateur de l'Ohio, père de la victime, son fils unique – la mère est morte en couches.
Huitième témoin : Régine Daubray, sœur de Jacques.
Neuvième témoin : Georges Daubray, le beau-frère.
Dixième témoin : Mélanie Duval, mère de Solange.
Onzième témoin : le doyen Marnay, de la Faculté des Lettres de Toulouse.
Douzième témoin : Jean Dony, aveugle, organiste à la cathédrale d'Albi.
Premier témoin cité par la Défense : Simone Vauthier, la mère.
Deuxième témoin : Yvon Rodelec, directeur de l'Institution Saint-Joseph, à Sanac.
Troisième témoin : le docteur Dervaux, médecin attitré de L'Institution.
Quatrième témoin : Dominique Tirmont, frère-portier de l'Institution.
Cinquième témoin : Solange Vauthier, l'épouse.
Suivent les réquisitoires.
Selon la Défense, Jacques Vauthier est innocent.
L'assassin est dans la salle, il est venu à la barre.
Accablé par l'avocat, il passe aux aveux.
L'avez-vous trouvé ? Vous savez bien que le coupable, c'est toujours le majordome.
Une intrigue policière peut être représentée en une grille de deux lignes et x colonnes.
Personnages |
Majordome |
Pierre |
Paule |
Jacques |
Fonctions |
? |
jeune héritier |
maîtresse éconduite |
mari jaloux |
La fonction « coupable » n'est pas attribuée et l'un des personnages n'a pas de fonction dans l'intrigue : le coupable est le majordome.
C'est un roman policier. Le scénario est habilement, et lentement, construit (le synopsis tiendrait en une demi-page). Le récit est écrit avec élégance. Mais au-delà du roman, il y a une question : quel droit peut-on accorder à la différence et à l'intelligence mêlées ?
Le roman a été adapté au cinéma par Claude Guillemot,
en 1987 – il est mort en janvier de cette année.
Xavier Deluc est Jacques Vauthier, Assumpta Serna, Solange Vauthier, Jean Carmet, Me Deliot. Tous excellents.