Jean Starobinski, Miquel Barceló, Interrogatoire du masque, Éditions Galilée, 2015
Jean Starobinski
Miquel Barceló
Miquel Barceló, Frontispice
L'image figure au seuil de cet essai de Jean Starobinski, Interrogatoire du masque, qui pourrait apparaître comme le dénouement épuré, décanté, de la réflexion menée depuis plus d'un demi-siècle par l'écrivain et essayiste – il a fait du masque, symbole et métaphore du travestissement, du paraître et de l'illusion, l'un des motifs essentiels et récurrents de son travail.
Nathalie Crom, Télérama n° 3414, 20 juin 2015
L’être humain est le vivant dont l’existence s’accompagne d’une aptitude à se faire être de façon accrue, à se manifester dans des rôles surajoutés.
Pour soutenir ces rôles, dans la vie comme sur la scène, il fallut des grimages ou des masques, pourvoyeurs de simulation et de dissimulation, producteurs d’une mimique efficace. Les masques furent tantôt des porteurs de souveraineté, et tantôt aussi bien d’infamie ou de ridicule. Pour des sujets dans l’obligation de faire face, ils furent des figures de secours. Ils permirent de faire jouer de concert l’occultation et la manifestation.
Ce recueil de quelques études comporte les pages toutes récentes sur « Les pouvoirs du masque » qui figurèrent en tête du catalogue de l’exposition Masques, Mascarades, Mascarons que le musée du Louvre a offerte au public en 2014.
D’autres textes du présent recueil appartiennent à une époque où mon intérêt se portait sur les ennemis des masques dans la tradition littéraire française. Le texte intitulé « Interrogatoire du masque » est une fantaisie juvénile qui n'a jamais paru à nouveau depuis sa publication en revue datant de 1946.
Jean Starobinski
Incipit
Le masque, d’immémoriale origine, a été pour les humains un suppléant, un vecteur de puissance, ou, pour qui n’en possédait pas la maîtrise, un redoutable antagoniste. Façonné de main humaine, il est composé de matériaux très divers et de toutes provenances : glaise, bois, herbes ou feuillages, cuir, métaux, coquillages, parfois verre ou miroirs… La présence du masque, si fréquente, et dans de si nombreuses cultures (mais pour nous, Européens, surtout dans le passé gréco-latin), atteste qu’il
est, comme le langage articulé, l’une des manifestations révélatrices de la condition humaine. Puisqu’il couvre, protège et parfois supplante la face, il n’est pas un outil semblable à d’autres. II est une face nouvelle, produite par un agencement de matériaux et parfois d’objets, soutenue par l’espoir d’agir sur ses alentours ou peut-être encore au-delà, par le moyen de signes efficaces, d’une portée supérieure à ceux que le seul visage nu est estimé capable de manifester. Il mène à son terme ce que le tatouage ne fait qu’ébaucher. Son pouvoir est double, car en lui coexistent des possibilités de simulation et de dissimulation, vie et mort, passé ancestral et présence dans le surgissement. Il satisfait un désir d’auxiliaires et de maîtrise, un besoin d’étendre sa domination, que l’être humain est seul à éprouver au même degré parmi les vivants.
Il persiste en chacun de nous une région d'enfance où les masques sont puissants. Ils apparaissent entre la nuit et le jour, mais la nuit tombe vite, et tout un champ de foire s'allume pour les recevoir. La grande folie du Carnaval agite ses oripeaux...
Un souvenir d'enfance de Jean Starobinski, à Genève, où chaque année en décembre se tient l'Escalade, une fête populaire donnant lieu à des diableries carnavalesques. C'était, dans la nuit hivernale, un moment d'étrangeté, qui a perduré dans ma mémoire, écrit-il.
C'est Carnaval, la fête s'allume, les ombres dansent. Le masque assure l'impunité. Un jeu autorisant la figure (le simulacre) du mystère en pleine lumière avant le retour à la nuit.
Les temps ont changé. Le Mensonge, ayant pris figure et puissance, ayant armé les peuples de pied en cap, s'est logé au cœur de notre réalité sans réalité.
Violence, destruction, angoisse.
Les masques tombent, disent les politiciens. Tous les marchés de coquins et de dupes commencent par un : « Parlons franc ! » Carnaval est mort.
La parole mensongère peut susciter des images qui s'imposeront sans difficulté par leur vérité d'images, tant qu'elles n'auront pas été supplantées victorieusement par l'image de la vérité.
La vérité elle-même n'est qu'une image tant qu'elle n'est pas avérée.
James Ensor, La mort et les masques, huile sur toile, 1897, Musée des Beaux-Arts, Liège – © ville de Liège
« Un monde si monstrueusement perdu dans le mensonge est un monde sur qui la mort a prise. »
James Ensor
Le réel semble s'être retiré dans les profondeurs de l'absurde, forme sournoise de la mort. La dissimulation tragique masque la vérité insoutenable. Comme un malentendu.