Les Grandes marées, île Madame
Jacques Poulin, Les Grandes marées (Leméac, 1978), Actes Sud, Babel, 1995 – illustration de couverture : Edward Hopper, The Martha McKeen of Wellfleet (détail), 1944
Jacques Poulin (Photo, © Anne Kmetyko) est né au Québec, à Saint Gédéon de Beauce, le 23 septembre 1937.
« Au commencement, il était seul dans l'île. Il avait un nom de code, Teddy Bear, et il s'en servait pour communiquer avec l'hélicoptère du patron : tous les samedis, le patron lui apportait du travail et des provisions pour la semaine. Il restait encore de la neige dans les sous-bois, mais les grandes marées d'avril avaient emporté les glaces de la grève. Parfois, des volées d'oies blanches venaient se poser sur la batture, du côté nord. » Bientôt pourtant, le havre de paix de ce traducteur de bandes dessinées va être envahi par des individus plutôt loufoques, par une jeune femme belle, mystérieuse et indépendante avec qui il se lie d'amitié... et il en sera terminé de sa solitude créatrice. Ce livre, déjà reconnu comme un classique de la littérature québécoise, dit avec force et dans une langue somptueuse que le paradis sur terre ne dure jamais longtemps...
4e de couverture
En exergue
Un homme seul est un homme sans compagnie […]. Un seul homme, c’est rien qu’un homme...
(Dictionnaire des difficultés de la langue française – Larousse)
Le Traducteur connaît des difficultés pour traduire Hägar Dünor et Peanuts...
Il lit des nouvelles de Bradbury...
Je vis dans un puits. Je vis comme une fumée dans un puits, comme un souffle dans une gorge de pierre. Je ne bouge pas. Je ne fais rien, qu'attendre. Au-dessus de ma tête j'aperçois les froides étoiles de la nuit et les étoiles du matin – et je vois le soleil. Parfois je chante de vieux chants de ce monde au temps de sa jeunesse. Comment dire ce que je suis, quand je l'ignore ? J'attends, c'est tout. Je suis brume, clair de lune, et souvenir. Je suis triste et je suis vieux. Parfois je tombe vers le fond comme des gouttes de pluie. Alors des toiles d'araignée tressaillent à la surface de l'eau. J'attends dans le silence glacé ; un jour viendra où je n'attendrai plus.
Ray Bradbury, Celui qui attend et autres nouvelles, trad. Jean-Pierre Harrison, 1965
Il tourne en rond.
Olivier Mosset, Sans titre, 1974, acrylique sur toile, 100 x 100, coll Jean Sistovaris, dépôt Mamco, Genève
Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux !
(Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, 1950)
Un roman codé.
Chez Poulin, c'est toujours la même chose : difficultés à tisser des relations avec les autres – qu'on aime pourtant ; méditation sur le langage (Teddy est traducteur), la communication, la solitude.
Poulin le dit lui-même (Volkswagen Blues, 1988) : Il ne faut pas juger les livres un par un. Je veux dire : il ne faut pas les voir comme des choses indépendantes. Un livre n’est jamais complet en lui-même ; si on veut le comprendre, il faut le mettre en rapport avec d’autres livres du même auteur, mais aussi avec des livres écrits par d’autres personnes. Ce que l’on croit être un livre n’est la plupart du temps qu’une partie d’un autre livre plus vaste auquel plusieurs auteurs ont collaboré sans le savoir.
Les récits de Poulin commencent au printemps et finissent aux grandes marées d’automne, et toujours au Québec. Son animal de compagnie est toujours un chat (Chat sauvage, Le vieux Chagrin). Matousalem, le vieux chat, est un matou, Mathusalem, dans Genèse – les références à la bible sont nombreuses.
Premiers mots : « Au commencement, il était seul dans l’île ». Comme Adam au jardin d'Eden.
L'arche de Noé, Abbaye Saint Savin et Saint Cyprien, Saint Savin sur Gartempe, Vienne, XIIe siècle
Teddy vient seul sur une île déserte, comme Robinson Crusoe ou Adam. Ensuite, vient Marie – Jane ?
Une île hors du temps.
L’île Madame appartient au Patron. Elle existe, le nom, « Madame », venait de la femme du frère cadet du roi, la Dauphine (NDL : une bonne pomme).
Teddy Bear, le héros, est un traducteur, maniaque, de bandes dessinées, au service du journal Le Soleil de Québec. Le Patron lui demande ce qui ferait son bonheur. Une île déserte. Le Patron en a une : L’île Madame, deux kilomètres de longueur, près de l’île d’Orléans, deux maisons et un court de tennis. Teddy Bear se rend sur l’île, avec son vieux chat Matousalem.
Une fois par semaine, Le Patron vient dans son Jet Ranger cueillir les traductions de Teddy et lui laisser des provisions.
Teddy Bear est un « nom de code » – « traducteur de bandes dessinées ». Un ours, de caractère, qui se retire pour hiberner.
Le Patron n'a pas de nom ou plutôt on ne prononce pas son nom : Dieu.
Marie est la première venue, nouvelle Ève, excellente cuisinière.
Puis vient Tête Heureuse, la femme du Patron (NDL : sa Grande Clémence ?), excellente cuisinière.
Le bonheur est dans le dictionnaire et les œufs au bacon de Marie.
Tête heureuse est une masseuse autodidacte, c'est dire.
Pourtant, Teddy n'est pas heureux. Selon Le Patron, il lui faut des intellectuels avec lesquels discuter.
L'île se peuple : Le Poète de la Finance, Le Vieil Homme à l'orée du bois...
L’Auteur. Il est venu sur l'île pour écrire. L'éciture c'est une drôle d'histoire, dit-il.
L'Homme Ordinaire.
Le Professeur Mocassin (comme une chaussure d'Indien ou un serpent venimeux des marais), un savant, qui professe à la Sorbonne L’Histoire et l’Esthétique de la bande dessinée.
L’Animateur. L'île s'étant peuplée, il vient animer la population. L'Animateur est animé d'écholalie* (répétition automatique des paroles de l'inerlocuteur).
* on dit également psittacisme – un perroquet, Long John Silver, L'Île au trésor...
Un matin, vers quatre heurs, Tête heureuse se lance dans la libido insulaire. Mocassin n'a plus l'âge, dit-il. L'Auteur épargne sa libido pour écrire. Heureusement, L'Homme Ordinaire n'est qu'un homme.
C'est l'été des Indiens, la marée descend, on quitte l'île.
Remerciements à Yueyin qui nous a offert ce difficile et beau livre.