* λύχνου φῶς (XII, 15)
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même (Τὰ εἰς ἑαυτόν), traduction de A.-I. Trannoy, introduction de Aimé Puech, édition revue et complétée par M. A. Jagut, illustrations de Scott Pennor's, Les Belles Lettres, 2015
Une enfance pieuse, studieuse, où déjà, comme un mot d'Hadrien en témoigne, se révèle le trait spécifique du caractère, l'entière sincérité ; une jeunesse chaste, de bonne heure associée aux responsabilités du gouvernement, sans que les soucis et les charges portent aucune atteinte à la spontanéité ou à l’intensité de la vie intérieure ; l’âge mûr et la vieillesse voués sans réserve au service de l’État et aux intérêts de l’humanité, en un temps où les difficultés furent rudes et qui connut même des dangers graves ; enfin, laissé après soi et parvenu jusqu’à nous, un petit livre, quelques feuillets, mais si pleins, où survit et transparaît une âme aussi haute que pure, tel fut le destin de Marc-Aurèle, destin privilégié, auquel semblent avoir également collaboré – comme pour justifier les dogmes de l’école à laquelle l’empereur philosophe a adhéré si fermement – la raison souveraine qui distribue son lot à chacun et la volonté éclairée de l’homme à qui ce lot était échu.
Aimé Puech, Introduction (extrait)
Marcus Aurelius, bronze, ca 172, musée du Louvre
Marc Aurèle naît à Rome le 26 avril 121 (de notre calendrier) dans une famille de la haute société : son père était préteur, son grand-père, consul et préfet de Rome, son oncle paternel, consul, son bisaïeul paternel, sénateur et préteur, son bisaïeul maternel, consul et préfet de Rome.
Il reçoit la leçon des meilleurs maîtres en philosophie, en lettres grecques et latines, en rhétorique.
Il accède au pouvoir impérial le 8 mars 161 – l'empire est à son plus haut.
Son règne est marqué par l'extension des guerres sur tous les fronts – Parthes, Quades et Marcomans. Il n'a connu que quatre ans de paix au cours de son exercice. A l'intérieur, il a assuré sa sécurité en renforçant la garde prétorienne.
Blandine, martyre de Lyon, gravure de Jan Luyken, XVIIe siècle
Il persécute les chrétiens, qu'il considère comme une menace pour l'empire – ils refusent de brûler de l'encens devant les statues de l'empereur. Blandine, sous la torture, tient sa parole : « Je suis chrétienne et nous ne faisons aucun mal. »
> S'il a commis une faute, c'est là qu'est le mal. Mais peut-être n'a-t-il pas commis de faute ? (IX, 38)
Il meurt à Vindobona le 17 mars 180 – de la peste ou d'un empoisonnement arrangé par son fils Commode ? L'empire revient alors à Commode.
Les Pensées sont formées de courtes notes rédigées par Marc Aurèle à partir de 166. Il écrit en grec, la langue de l'aristocratie – il n'écrit pas dans l'intention de publier un recueil. Il s'agit d'un bloc-notes.
Très jeune, il adopte la philosophie des stoïciens, Epictète est son maître à penser : il y a les choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous.
Vivre avec les Dieux (Συζῆν θεοῖς - V, 27) est son vœu le plus cher. Marc Aurèle, athée, dans la tradition des stoïciens, fait semblant de croire aux dieux du Panthéon pour assurer sa sérénité et pour trouver un moyen d'entente avec le peuple et ses croyances. La persécution contre les chrétiens a sévi plus durement sous son règne que sous celui de ses prédécesseurs. Les martyrs lui semblent défier l'ordre établi – de ces choses qui ne dépendent pas de nous.
II
2
Tout ce que je suis se réduit à ceci : la chair, le souffle, le guide intérieur. Renonce aux livres […], méprise la chair […].
13
Rien n'est plus pitoyable que l'homme qui fait le tour de tout, qui scrute, comme dit le <poète>, les profondeurs de la terre * […] et qui ne s'aperçoit pas qu'il lui suffirait d'être attentif uniquement au Génie ** qui habite en lui et de l'entourer d'un culte sincère.
* Pindare, cité par Platon, Théétète, 173 c.
** Le Génie dont il est question ici n'est pas l'être intermédiaire entre les dieux et les hommes, objet de la foi populaire, mais l'âme en tant que fragment détaché de la divinité.
15
– Evidentes sont les paroles attribuées au cynique Monimos […]. Tout n'est que vaine opinion *.
* Fragment de Ménandre, cité par Diogène Laërce (VI, 82) à propos de Monimos, disciple de Diogène le Cynique et de Cratès.
[NDL : sur l'opinion, voir infra XII, 22]
16
[…]
Or la fin des êtres raisonnables, c'est d'obéir à la raison et à la loi de la plus auguste des cités et des républiques.
17
[…]
Qu'est-ce donc qui peut nous guider ? Une seule et unique chose, la philosophie. Et celle-ci consiste à veiller sur le Génie intérieur […].
III
6
[…]
S'il ne t'apparaît rien de supérieur au Génie qui a établi sa demeure en toi […], qui s'est arraché, comme disait Socrate *, aux passions sensuelles […], ne laisse place en toi à aucun autre soin [...]. Il n'est pas permis, en effet, d'opposer au bien selon la raison et la cité quoi que ce soit d'étranger à sa nature, par exemple : l'approbation de la foule, le pouvoir, les richesses, les jouissances des plaisirs.
* Phédon, 63 e sq.
IV
1
Le maître intérieur, quand il se conforme à la nature, prend en face des événements une attitude telle qu'il puisse toujours la modifier sans peine, selon qu'il lui est donné.
[NDL : le culte de la nature s'exerce dans le monde et en l'homme > Tout s'accomplit selon la nature universelle – VI, 9]
V
23
Considère fréquemment la rapidité avec laquelle les êtres et les événements passent et disparaissent. La substance est, comme un fleuve, en perpétuel écoulement […].
[NDL : Héraclite - On ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve.]
27
Συζῆν θεοῖς. Συζῇ δὲ θεοῖς ὁ συνεχῶς δεικνὺς αὐτοῖς τὴν ἑαυτοῦ ψυχὴν ἀρεσκομένην μὲν τοῖς ἀπονεμομένοις, ποιοῦσαν δὲ ὅσα βούλεται ὁ δαίμων, ὃν ἑκάστῳ προστάτην καὶ ἡγεμόνα ὁ Ζεὺς ἔδωκεν, ἀπόσπασμα ἑαυτοῦ. Οὗτος δέ ἐστιν ὁ ἑκάστου νοῦς καὶ λόγος.
Vivre avec les Dieux. Il vit avec les Dieux, celuis qui leur montre constamment une âme satisfaite du lot qui lui est attribué et faisant toutes les volontés du Génie que Zeus a donné à chacun comme maître et comme guide, parcelle détachée de lui-même. Et ce Génie, c'est l'esprit de la raison de chacun.
[NDL : y aurait-il une contradiction entre la volonté qui affranchit des servitudes du monde (Traverse la vie libre de contrainte - VII, 68) et la soumission au maître donné ? Selon Marc Aurèle, le maître est donné par Dieu qui ne permet pas l'erreur.]
Les Pensées sont répétitives. Une certaine monotonie ?
VI
6
Une excellente manière de se défendre d'eux, c'est d'éviter de leur ressembler.
[NDL : eux, ce sont les objets du désir > voir infra IX, 33]
VII
61
L'art de vivre ressemble plutôt à la lutte qu'à la danse en ce qu'il faut toujours se tenir en garde et d'aplomb contre les coups qui fondent sur vous à l'improviste.
VIII
9
Que personne ne t'entende plus te plaindre de la vie qu'on mène à la cour ! Et que tu ne t'entendes plus toi-même t'en plaindre !
IX
33
Tous les objets que tu vois périront en un rien de temps et ceux qui les auront vu périr périront eux-mêmes en un rien de temps.
XI
10
Aucune nature n'est inférieure à l'art, car les arts ne consistent qu'en l'imitation de la nature.
[Tout s'accomplit selon la nature universelle - VI, 9]
XII
13
Qu'il est ridicule et étrange l'homme qui s'étonne de quoi que ce soit qui arrive dans la vie.
22
Que tout n'est qu'opinion et que l'opinion dépend de toi.
Un peu de musique restituée ? Marc Aurèle écoutait peut-être cet air martelé et lancinant comme son discours.
Synaulia, Synphoniaci, in La musica dell'antica Roma