Jean-Pierre Minaudier, Poésie du gérondif, Vagabondages linguistiques d'un passionné de peuples et de mots, illustration de couverture : Denis Dubois, Le Tripode, 2014
Jean-Pierre Minaudier n'est pas un homme ordinaire. Cet amateur de mots est victime d'une terrible addiction : il possède une des plus grandes bibliothèques personnelles au monde de grammaires et s'en nourrit comme d'autres lisent des poèmes et des BD (qu'il lit aussi). Dans Poésie du gérondif, armé de ses quelque 1163 grammaires, concernant plus de 800 langues, il nous raconte avec humour et quantité d'exemples pourquoi chaque langue véhicule une vision particulière de l'univers...
Ancien élève de l'Ecole normale supérieure et historien de formation, Jean-Pierre Minaudier s'est découvert sur le tard un amour pour les langues rares. Depuis, il enseigne le basque et l'estonien (qu'il traduit aussi, on lui doit notamment la version française de L'Homme qui savait la langue des serpents, d'Andrus Kivirähk) et jongle compulsivement avec les centaines d'autres idiomes qui nichent dans sa bibliothèque.
4e de couverture
Incipit
Alexandre Vialatte a donné de l’homme une définition éternelle autant qu’irréfutable : « Animal à chapeau mou qui attend l’autobus 27 au coin de la rue de la Glacière ». On peut tout aussi bien le concevoir comme le seul être susceptible de poésie, le seul capable de jongler avec les mots dans un but esthétique car le seul à en avoir à sa disposition ; le seul aussi, sans doute, qui sache porter à l’infinie diversité du monde une attention gratuite et bienveillante. Dans ce sens où la poésie est gaîté et se fond dans le rêve, l’humour et la curiosité, le grand Alexandre est indépassable.
[…]
Ce livre invite son lecteur à flâner sur d’autres chemins : il chante un objet poétique injustement négligé, le gérondif. Non pas un gérondif particulier, embarqué dans tel poème de Prévert (« En sortant de l’école, nous avons rencontré… »), d’Apollinaire (« Les vaches y paissant lentement s’empoisonnent ») ou de Rimbaud (« accrochant follement aux herbes ses haillons d’argent »), mais bien le gérondif en son essence, celui qui date de la plus haute antiquité, celui qui est irréfutable — et tout ce qui volète, furète, halète autour de lui : adverbes de manière, concordance des temps, accord du participe passé. En un mot, ce livre chante la poésie de la grammaire. Car il est des êtres dans la vie desquels cet art occupe la place de la lune pour Hugo, de la mer pour Valéry, de Lou pour Guillaume et de Verlaine pour Rimbaud ; enfin, il en est au moins un, et il se trouve que c’est moi.
[…]
Je collectionne les ouvrages de linguistique — j’en possède à ce jour très exactement 1186, concernant 878 langues *.
* Il se parle actuellement environ 6 000 langues.
[…]
Il faut dire que tout cela ne m’empêchait nullement d’être un lycéen, puis un khâgneux fort médiocre en langues, surtout anciennes : en sa probable maison de retraite, le jury de latin au concours de la rue d’Ulm (session 1980) doit encore trembler d’horreur lorsque ma prestation revient hanter ses rêves. C’était du Lucrèce, j’en fis du Onfray.
Collectionner les grammaires, les lire, comme les pièces d'un puzzle.
Pour le dernier rang qui bavarde : une grammaire, c'est avant tout du rêve et de la poésie.
La langue orale – doit-on rappeler l'enseignement de Socrate ? – est plus intéressante que la langue écrite, souvent plus pauvre et artificielle.
La grammaire peut devenir un jeu et une passion, même si l'on n'est pas linguiste.
Voyageons, rêvons, comme les lycéens de Vialatte, en leurs « tristes Hollandes » auvergnates, rêvaient aux seins de la négresse.
Parcourons en croisière les langues et leurs grammaires. Sauriez-vous dire en kalam, une langue papoue de Nouvelle-Guinée orientale : « J'ai vu un animal de ce type » ? On dit : Knm nb nŋnk.
Quand la consonne fait rage...
Chaque langue est un archipel, une vision du monde, une représentation dont on peut dresser la carte – et dont on peut fleurer « l'odorante fleur du langage », selon les mots d'Aragon *.
* Aragon, Le Conscrit des cent villages, 1943, in La Diane française, 1944.
La diversité des langues est l'une des richesses fondamentales de l'humanité.
La lecture d'une grammaire peut constituer un véritable roman policier. Qui diantre est le coupable, l'accusatif ou le génitif ? Parfois le suspense monte, insoutenable, sur plusieurs chapitres : l'accord du verbe avec le complément d'objet direct se fera-t-il jusque dans les subordonnées ? A l'issue d'une haletante démonstration dont la conclusion est que « toutes les voyelles brèves du khalkha sont en réalité des schwas épenthétiques » (les garces !), le lecteur convenablement excité éprouvera une volupté proche de celle du tchékiste démasquant un nid de saboteurs hitléro-trotskystes dans une usine biélorusse en 1937.
L’étude des grammaires nous apprend encore que les concepts de droite et gauche sont relatifs (on est toujours à droite ou à gauche de quelque chose) et n’ont rien d’universel : certaines langues possèdent des systèmes d’orientation absolus, comme le taba, langue austronésienne parlée au large d’Almahera, en Indonésie, où l’on distingue « le côté mer » et le « côté de la terre » (les locuteurs du taba habitent les côtes d’une île, laquelle est ronde – il ne s’agit donc pas de points cardinaux). On ne dit pas « Les cigarettes sont à gauche (ou à droite) de la chaise » mais Tabako adia kurusi ni lewe lema, « les cigarettes sont du côté de la terre par rapport à chaise, ou Tabako adiia kurusi ni laema pope, « les cigarettes sont du côté de la mer par rapport à la chaise » : chacune de ces deux phrases veut dire « à droite » ou « à gauche » selon la position du locuteur.
Féminin, masculin...
Pourquoi diable « un laideron » est-il toujours une femme, et « une sentinelle » presque toujours un homme ?
Ecoutez La Bonne Nouvelle, en langue abui, ca 2010 – l'abui est une langue papoue parlée par 16.000 personnes sur l’île d’Alor, en Indonésie.