György Ligeti, 28 mai 1923 - 12 juin 2006.
György Ligeti, Six bagatelles, Allegro con spirito, The Israel Quintet
Dans un bel hommage publié peu après la mort de Ligeti, G.T. écrivait
Ligeti fait figure d'électron libre [...] on ne crée jamais à partir de rien...
- une problématique qui s'articule avec l'indépendance et les sources premières.
On devient de ce qui est donné, acquis, choisi.
Ce qui est donné à György Ligeti.
Etre à la frontière, sur le fil, entre deux.
Peur de la mort et farce - émotion et pudeur, plus tard, mélodie et rupture - virtuosité et mécanique.
Il est né en Roumanie, à la frontière, dans une région précédemment hongroise et qui le redeviendra ultérieurement. Il est Hongrois de langue et de culture. Il est juif - il dit n'en avoir pris conscience qu'après les persécutions des années '40-, ce qui lui permet d'être mieux admis dans la bourgeoisie roumaine qui rejette les Hongrois plus que les juifs.
Son enfance est vécue entre plusieurs mondes et plusieurs langues. Il invente un monde imaginaire, Kylwiria, dont il crée le langage.
Ses peurs et plaisirs se fixent dans une fascination sur les araignées, dont les toiles tisseront ses œuvres, sur la mort, farce macabre impensable, sur la machine (il garde en mémoire Les Temps Modernes de Charles Chaplin en composant ses musiques mécaniques). Il est également séduit par la virtuosité des musiciens, notamment celle d'Ignaz Friedman qui, lorsqu'on lui demandait pourquoi il jouait aussi vite les Etudes de Chopin, répondait "parce que je peux le faire".
Dès son enfance, il entend en lui de la musique et croit, dit-il, que c'est le fait de tous.
Il commence à apprendre le piano à 14 ans et présente une première composition d'écolier à 16 ans.
La Seconde Guerre Mondiale envahit l'Europe. Ligeti est admis au Conservatoire de Cluj.
Au cours de la guerre, son père et son jeune frère sont déportés et tués. Il en reçoit un mélange d'émotion et de distanciation qu'il retrouve dans son œuvre.
Ce qui est acquis par György Ligeti.
Il étudie Bartok, Kodaly, le folklore hongrois, comme il sied dans une école académique.
Il découvre Palestrina et, mieux encore, Obrecht et Ockeghem, la plus ancienne polyphonie complexe en Europe et la source de sa micropolyphonie, comme les traces des Magdaléniens sont rattrapées par Keith Haring.
Deux traits de caractères fondamentaux s'affirment en lui : l'indifférence aux conventions, la volonté d'apprendre et de poursuivre la recherche jusqu'au point le plus haut. Ou bien : comment créer une musique différente sans mélodie, au sens classique du terme ?
En 1956, il connaît la révolution hongroise et la répression russe. Son évasion vers l'Autriche est chaotique : un accident qui est une chance, puis une réussite accidentelle. Une personne, une œuvre, une personne.
Il entre au Studio de Musique Electronique de Cologne, avec, notamment, Stockhausen. Ses références sont à James Joyce (Finnegans wake) et Joan Miro (pour l'anecdote, le Studio a fait émerger le groupe d'ultime avant-garde Nuova Consonanza, fondé par Franco Evangelisti et auquel adhérait Ennio Morricone).
En 1958, il crée Artikulation, dans l'esprit du Studio (on peut en avoir une idée dans le film Les Tontons flingueurs, la scène de composition musicale, qui se veut caricaturale, chez Antoine).
Un film de Georges Lautner, dialogues de Michel Audiard, musique de Michel Magne - on entend Claude Rich, Lino Ventura, Sabine Singen
En 1959, Apparitions marque l'entrée de Ligeti dans le monde de Ligeti. Le Premier mouvement affirme le "son Ligeti", liant de longues notes basses et des aigus rapides, instaurant une dynamique des extrêmes (fondée sur la suite de Fibonacci, 1 1 2 3 5 8 13 21 34 55 89 etc. - arithmétique et mécanique).
Berliner Philharmoniker, Jonathan Nott
Le Second mouvement fait entendre l'idée de continuum, fluide.
Berliner Philharmoniker, Jonathan Nott
Ce que György Ligeti a choisi.
Inventer plutôt que décliner -
- je préfère remettre sans cesse en question un procédé, le modifier, quitte à l'abandonner pour le remplacer par un autre
- j'avance à tâtons, d'œuvre en œuvre, progressant dans différentes directions, comme un aveugle dans un labyrinthe
Les années '60 et '70 sont le temps de l'accomplissement pour Ligeti.
Une personne, une œuvre, une personne : le monde de Ligeti.
Atmosphères, où l'on retrouve l'association émotion-pudeur-indépendance. Une musique sans commencement ni fin, un labyrinthe indéfini dans lequel la construction est toujours détournée juste au moment où une mélodie harmonique deviendrait perceptible, un travail d'orfèvre. Certains Canons de Bach.
BWV 1072, Musica Antiqua Köln, Reinhard Goebel
Ses liens avec le mouvement Fluxus transparaissent dans une performance comme celle du Poème symphonique pour cent métronomes. Ligeti a reconnu cette pièce dans le corpus de ses œuvres et il y a là quelque chose qui sublime l'angoisse de la mort, fortement présente en lui, très jeune.
Poème symphonique pour cent métronomes, début, après quelques minutes, fin, Métronomes, Françoise Terrioux
Les Aventures et Nouvelles Aventures intègrent - à nouveau - un langage imaginaire comme celui de Kylwiria, une atmosphère prenant source chez James Joyce et la première concrétisation de son idéal de virtuosité (un peu comme celle des Sirènes dans Ulysse de Joyce : « Bronze et Or proches entendirent les sabots ferrés, cliquetantacier... »).
Requiem, Lux aeterna, Lontano prennent source auprès d'Ockeghem.
Lontano, extrait, Berliner Philharmoniker, Jonathan Nott
Continuum est encore un labyrinthe en hommage aux constructions improbables du dessinateur Maurits Escher.
Continuum, Pierre Charial, Barrel Organ
Dans le balancement déjà noté, Melodien veut renouer avec la tradition de la ligne claire de la mélodie, comme Mantra de Stockhausen, à la même époque.
C'est à ce moment que Ligeti entre sans le demander ni l'autoriser dans l'histoire du cinéma : Stanley Kubrick n'ayant trouvé aucun musicien pour composer comme Ligeti emprunte des extraits originaux d'Atmosphères, Aventures, Requiem, Lux aeterna dans 2001 : l'Odyssée de l'espace. Seulement, si la musique soutient l'image dans un film, l'image porte la musique : il en résulte un effet d'illusion.
Requiem, extrait, dir. Michael Gielen
Avec l'approche du Rock (Les Beatles, Sergeant Pepper...) et des rythmes africains, avec son opéra Le Grand Macabre, adapté d'une pièce de théâtre écrite par Michel de Ghelderode (dramaturge du grotesque tragique) dans les années '30, avec Hungarian Rock, une pièce festive et bien une création reconnue par son auteur, Ligeti poursuit le mouvement perpétuel de l'invention depuis la Messe de Tournai (la plus ancienne messe complète dans l'histoire de la polyphonie occidentale).
Hungarian Rock, extrait, Pierre Charial, Barrel Organ
Messe de Tournai, extrait du Gloria, Ensemble Organum, Marcel Pérès
Pour les accros :
Pierre MICHEL, György Ligeti : compositeur d'aujourd'hui, Minerve, 1986 (épuisé)
Richard TOOP, György Ligeti, Phaidon, 1999 (en anglais)
György Ligeti, Neuf essais sur la musique, Contrechamps, 2001