Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).
Peut-on exposer des cadavres comme des œuvres artistiques ?
Jean-Pierre Gauffre posait la question le 22 avril dernier dans sa chronique matutinale, Il était une mauvaise foi, sur France Info.
La justice de notre pays venait de répondre non.
Ecoutons la suite.
Croyez-moi ou pas, mais qu’on ne puisse pas présenter des morts dans une exposition artistique, j’ai un peu de mal à le comprendre… Quand je visite un musée, je ne vois que des morts… La Joconde, vous pouvez toujours essayer de récupérer son numéro de portable pour l’inviter à un couscous la semaine prochaine, ça m’étonnerait qu’elle vienne… Y a un paquet d’années qu’elle est morte… Et c’est pareil pour la Vénus de Milo… En plus, elle n’a même pas de bras pour attraper ses couverts… Tiens, un jour, je me souviens, j’ai visité l’exposition consacrée à Ramsès II, le très lointain prédécesseur de Moubarak à la tête de l’Egypte… Je l’ai bien observé dans ses bandes Velpeau… J’ai attendu un bon moment… Il ne s’est jamais levé pour danser la tektonik… Il était mort, plus mort que René Monory, je vous le garantis…
Non, sincèrement, l’art, d’une manière générale, c’est l’affaire des morts, que ce soit les modèles ou les artistes… Qu’est-ce qui marche dans les émissions de variétés sur TF1 ou France 3 ? C’est les émissions sur les chanteurs morts… Vous mettez un bon vieux Top à Joe Dassin ou à Daniel Balavoine, produit par les Carpentier, morts eux aussi, vous faites un tabac à l’Audimat… Bien plus qu’avec Vincent Delerm… Et encore, lui, il fait tellement peu de bruit qu’on croit aussi qu’il est mort… Mais non, c’est une ruse pour qu’on achète quand même ses disques… Et Jacques Tati, qu’on expose à la cinémathèque, il n’est pas mort peut-être ? Doublement, puisqu’on l’a obligé à casser sa pipe une deuxième fois…
En fait, je vais vous dire, c’est parce qu’on n’a plus l’habitude d’un rapport sain et décomplexé avec la mort chez nous… En France, on est devenu coincé à ce niveau… Il y a des pays où ils sont nettement plus libérés… Prenez l’Iran… On continue à vous exposer un voleur de poules pendu dans les rues… Au bout de huit jours, avec les corbeaux qui ont fait leur marché, ça devient une œuvre d’art, jusqu’au décrochage… Et là, je vous assure que personne ne s’amuse à protester… Mais chez nous, non… Les morts, on préfère les voir dans les cimetières, c’est d’un classique… Ou dans les séries télé… Quand les experts ou les gars de la médecine légale vous découpent un type en morceaux et en gros plan pour savoir s’il mort asphyxié ou écrasé par un rouleau compresseur, ça ne dérange personne… Au contraire, le public en redemande… Vous avouerez que le Français est quand même paradoxal dans ses choix artistiques… Mais évidemment, vous n’êtes pas obligés de me croire…
___
L'évènement : OUR BODY / À CORPS OUVERT - l'Exposition Anatomique de vrais corps humains.
Le mardi 21 avril 2009, sur requête de deux associations charitables, Ensemble contre la peine de mort (ECPM) et Solidarité Chine, la justice a interdit une exposition anatomique, présentée à Paris depuis le 12 février.
Le juge Louis-Marie Raingeard, se référant à la loi de décembre 2008 qui assimile le droit des morts à celui des vivants, a rappelé que l’espace assigné au cadavre est celui du cimetière et que la commercialisation des corps par leur exposition [ce qu'on ne saurait connaître dans un funérarium, sans doute…] porte une atteinte manifeste au respect qui leur est dû.
Me Richard Sédillot, l'avocat des plaignants, se déclare convaincu que derrière cette affaire il y a un trafic d'organes et de corps humains. Il précise : Van Hagens, l'inventeur de la plastination, a lui-même reconnu qu'il pouvait y avoir des condamnés à mort parmi les corps qu'il utilise.
Pascal Bernardin, le maître d'œuvre et directeur de la société Encore Production, assure avoir tous les documents justifiant une origine régulière des corps, les personnes exposées ayant donné leur consentement de leur vivant.
On n'aurait jamais fait cela avec des Français, affirme Pierre Le Coz, vice-président du Comité consultatif national d'éthique, responsable du refus de l'exposition par la Cité de la Villette, puis, un peu plus tard, par le Musée de l'Homme et le Muséum d'histoire naturelle. Ensuite, le projet a été agréé par l'Espace 12 Madeleine, une structure privée.
Le jugement paraît aberrant aux organisateurs, alors qu’il y a 18 à 20 expositions anatomiques du même type en ce moment à travers le monde, aux Etats-Unis ou en Europe, et qui n’ont jamais été interdites. Our body circule aux Etats-Unis et en Europe depuis cinq ans et a reçu près de 30 millions de visiteurs.
Des associations caritatives sont présentes. Ainsi, depuis l'ouverture de l'exposition à Paris, le 12 Février, OUR BODY / À CORPS OUVERT accueille dans ses locaux l'association Don de soi - Don de vie, labellisée Grande Cause nationale 2009 (thème : dons d’organes, de sang, de plaquettes et de moelle osseuse).
Reprenons le propos de Jean-Pierre Gauffre.
Il y a des pays où ils sont nettement plus libérés
Les Suisses, peut-être ?
L'exposition Six Feet Under - Autopsie de notre rapport aux morts s'est tenue au Kunstmuseum Bern, du 2 novembre 2006 au 21 janvier 2007. Une réflexion sur le rituel de la mort ou sur sa présence immédiate.
Teresa Margolles, Entierro, 1999
Un simple bloc de béton renferme la dépouille d’un enfant mort-né.
Je ne vois pas le cadavre (ritualisation).
En 2005, le FRAC Lorraine exposait de Teresa Margolles une installation active où une goutte tombant régulièrement du plafond formait une flaque sonore (amplifiée) : il s'agissait de graisse humaine.
Selon le cartel, chaque goutte tombant sur le sol chantait une mélodie à la mémoire des victimes de mort violente : ainsi, l'installation présentait la mort comme un retour à la paix.
Dans le même temps, le CAC de Bretigny montrait un autre travail de l'artiste : elle avait restauré le revêtement de sol avec un ciment dont le liant était une eau ayant servi à la toilette des morts. Le centre d'art contemporain devenait lieu de commémoration permanente. Le spectateur marche sur un substrat qui, par synecdoque, annonce la fin de son corps, sa disparition, renvoyant la terreur au silence.
Je ne vois pas le cadavre (transmutation).
Solidarité Chine, en protestant contre l'engagement aux J. O. 2008 à Pékin, a manifesté son soutien pour le Tibet libre, ne l'oublions pas.
Damaru, instrument rituel tibétain, composé de deux calottes crâniennes humaines assemblées et rehaussées d'argent, de turquoises et de corail, coll. part.
Les ossements utilisés ici, comme dans les trompes kankling qui accompagnent les damaru, viennent en général de lamas. Dans les régions qui s'y prêtent, les morts sont laissés aux vautours qui nettoient soigneusement les squelettes : les vivants sont avec les vivants, les morts sont morts, une autre pensée du monde.
Je ne vois plus le cadavre (ritualisation du vivant).
Prenez l’Iran… On continue à vous exposer un voleur de poules pendu dans les rues
Lawrence Beitler, Lynchage, 1930
Les cadavres pourrissent, l'insoutenable n'est pas éternel (donné brut compensé par le temps court).
Buchenwald, libération du camp, cadavres, 1945
Je ne vois pas le cadavre, je vois le document (modération historique).
l’art, d’une manière générale, c’est l’affaire des morts
Gloria Friedmann, La Vanité des bâtisseurs, ossements animaux, Château d'Oiron, 1993 [détail]
Le Viandox et les os : l'image ne se reforme pas (effacement par tri sélectif).
Kevin Carter, Le vautour et l'enfant, Soudan, 1993
Kevin Carter n'a pas cherché à intervenir. L'année suivante, trois mois après avoir obtenu le prix Pulitzer pour cette oeuvre, le photographe s'est suicidé.
Manic Street Preachers lui a consacré une chanson, Kevin Carter, album Everything Must Go, 1996.
L'enfant est mort, je le sais mais je ne vois pas : le village est si proche (sérénité par cécité).
Quand je visite un musée, je ne vois que des morts
Ces morts ne sont que des images. OUR BODY / À CORPS OUVERT, c'est l'Exposition Anatomique de vrais corps humains.
Les corps exposés sont conservés par imprégnation polymérique, un procédé mis au point en 1977 par Günther von Hagens, où les fluides corporels sont remplacés par des polymères afin de créer un spécimen anatomique solide et durable, presque éternel.
Principales étapes du processus d’imprégnation polymérique :
Fixation : les spécimens sont fixés dans une solution à base de formaldéhyde.
Déshydratation : tous les spécimens biologiques sont composés principalement d’eau qu’il faut retirer pour permettre l’imprégnation polymérique. L’eau contenue dans les tissus est remplacée par de l’acétone.
Imprégnation : les spécimens déshydratés sont immergés dans du polymère liquide qui remplace l’acétone.
Séchage : les spécimens imprégnés de polymère sont alors mis en contact avec une préparation à base de gaz qui durcit les polymères et les rend secs au toucher et non toxiques.
Vrais et nus : de là seraient les belles âmes émues ?
Sous la plume de Fabienne Pascaud, Télérama 3094 | 29 avril 2009 :
Une manipulation obscène des corps […] L'intérêt commercial, lui, est clair : 15,50 € pour voir des morts qui n'ont pas dû coûter cher.
L'argument prudhommesque révèle enfin la morale louis-philipparde.
A cette aune, les 1024 couleurs de Gerhard Richter l'emporteraient sur la peinture ultime d'Ad Reinhardt, au poids.
Il ne s'agit donc pas de morale mais d'esthétique.
Ce qui est en question, ce n'est pas le heurt moral, mais le statut de l'art. On n'entre pas au musée comme on sort d'un bazar. Poser un porte-bouteilles comme œuvre d'art revient à disqualifier l'esthétique, c'est le sens clairement affirmé par Marcel Duchamp dans sa conception des ready-made.
Insoutenable est la légèreté de la mariée éclatée, mise à nu : l'art est mort, l'art, c'est la mort ?
+++
Et s'il y a un peu plus, je laisse…
C'est à Palerme, en Sicile, les catacombes.
Les riches, pour prolonger leur vie, les pauvres pour témoins.
Ces momies ont reçu un traitement resté secret (partiellement découvert).
Des squelettes avec de la chair attachée, en costumes, mis en scène pour l'éternité - ?
C'est religieux, ça ne se dispute pas.
Pas de scandale.
C'est ouvert au public, ça détruit les éternels, comme à Lascaux.
Et puis,
La mort s'expose.
Le projet de Gregor Schneider d'exposer une personne mourante dans un musée a suscité un scandale : peut-on faire de la mort des autres la matière de sa création artistique ?
"Recherche volontaire en fin de vie pour mourir en direct dans une salle de musée." C'est sur ce ton polémique que plusieurs journaux ont résumé le projet de "Salle pour mourir" que Gregor Schneider, Lion d'or à Venise en 2001, voulait installer dans un musée allemand. Peut-on, au nom de la liberté artistique, soutenir cette expérience extrême ?
[source : ARTE]
Que devient le corps ? Our body, our mummies ?
Michel Onfray *, une réponse aux hommes qui ne veulent pas consentir au fait qu'ils vont mourir bientôt et que, quand ils vont mourir, il leur arrivera exactement la même chose que ce qui arrive à leur petit chat quand il meurt, c'est-à-dire pourriture, décomposition, disparition.
* Michel Onfray, philosophe, ici et maintenant / Elisabeth Kapnist, 2008 – sur ARTE --- rediffusion le samedi 26 septembre 2009, à 6 h 45.
Et ce n'est pas fini – on n'en finirait pas, la mort, la mort, toujours recommencée ---