Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).
Vingt-neuf atolls, cinq îles (éventuellement) fréquentables, 181,3 km², ~ 60.000 habitants, les îles Marshall
L'histoire commence il y a trois millénaires, au moins, quand de grands voyageurs découvrent les îles du Pacifique – ils sont venus de Chine vers les Philippines, vingt siècles auparavant, et de là, plus loin sur l'océan.
En 1525 ou 1529, Alonso de Salazar repère les archipels Ralik et Ratak. La région n'est reconnue qu'en 1788 par John Marshall, et Johann Adam von Krusenstern, au service du tsar, lui donne, vers 1820, son nom actuel d'îles Marshall, repris à la même époque par le navigateur français Louis Isidore Duperrey.
Le paradis est perdu.
Des investisseurs allemands l'investissent en 1885. En 1914, des humanistes japonais s'en emparent, avec l'accord de la Société des Nations, donné le 17 décembre 1920. Les atolls deviennent champ de bataille entre l'Ouest et le Soleil Levant à partir de 1941. Le 23 février 1944, les libérateurs envahissent les îles, officiellement placées sous leur tutelle le 18 juillet 1947.
Les essais nucléaires, trop puissants pour le Nouveau-Mexique, ont déjà commencé sur l'atoll de Bikini – non légendé, à l'ouest de Rongelap.
En février 1946, le gouverneur militaire des îles Marshall annonce la couleur – un grand dessein : Les scientifiques américains veulent transformer une grande force destructrice en quelque chose de bénéfique pour l'humanité et en finir avec toutes les guerres […] Etes-vous prêts à sacrifier vos îles pour le bien de l'humanité ?
For the good of mankind
Operation Crossroads.
Abla s'élève le 1er juillet 1946.
Baker, le 27.
La flotte de guerre ancrée dans le lagon est armée de milliers d'animaux – cochons, chèvres, rats et souris. Les bâtiments sont submergés sous le tsunami déclenché par l'explosion.
Jusqu'en 1958, soixante-sept essais nucléaires sont imposés aux îles. Little Boy d'Hiroshima x 1,6 par jour pendant douze ans.
Le 31 octobre 1952, la première bombe H explose à Enewetak.
[La bombe A tire son énergie de la fission du noyau de l'atome – la puissance est limitée à environ cinq cent mille tonnes de TNT. On emploie de l'uranium enrichi > pour Little Boy à Hiroshima, ou du plutonium > pour Fat Man à Nagasaki. La bombe H agit par la fusion du noyau (atome d'Hydrogène) générée par la fission – la puissance est sans limite connue]
Castle Bravo, atoll de Bikini [à 240 kilomètres de Rongelap, prenez des notes], le 1er mars 1954. La bombe H la plus puissante jamais testée.
On n'embarque plus d'animaux. Les Marshallais servent de guinea pigs [le nom qu'ils se sont donné].
Fabienne Lips-Dumas est allée à leur rencontre pour la revue XXI N° 7 – été 2009, juin 2009 [Le Monde du 23 juin 2009 publie de larges extraits de son reportage – en italique, le texte de XXI, avec des guillemets pour la parole marshallaise]
Exilée de son île natale de Rongelap, Lijon Eknilang parle.
"J'ai un corps irradié. Pourquoi ne pas l'enterrer sur mon île irradiée ?"
Le 1er mars 1954, le jour de son huitième anniversaire, les Américains réveillent en sursaut l'enfant qui dort sous un toit de palmes. Un soleil brutal se lève à l'ouest de l'horizon. La Terre fait demi-tour. Entre le ciel et l'Océan, une "étoile" explose. Elle s'appelle Castle Bravo, c'est une bombe thermonucléaire : la puissance de mille Hiroshima, mille fois quinze kilotonnes de TNT, mille fois une bombe qui a fait plus de 140 000 morts.
"J'ai écarquillé les yeux. Il y avait une lumière aveuglante. Dehors, j'entendais les cris de ma grand-mère. Elle accusait ma cousine d'avoir mis le feu à la maison. Je suis sortie en courant et je pleurais : j'avais peur du feu. Dehors, la lumière était toujours aussi forte. Les femmes n'arrêtaient pas d'entrer et de sortir de la maison. Et là, j'ai vu la chose tomber du ciel. Elle était grosse, ronde comme un soleil, couleur du soleil. Et il y a eu l'explosion... Enorme. Le sol bougeait, tremblait. Le vent nous a jetés par terre. Nous avions peur, tellement peur. Le vent s'est arrêté. Il n'y a plus eu un bruit, juste le silence. Les yeux nous piquaient comme s'ils étaient pleins de sable. Pourtant il n'y avait pas de vent. Les gens disaient qu'on était attaqués, qu'on allait être tués. Nous nous sommes cachés dans les buissons. J'avais soif. Plus tard, nous avons eu faim. Nous avons mangé. La nourriture était couverte d'une chose blanche, elle n'était pas pourrie mais salie. Avec nos mains, nous avons essuyé la poudre blanche et mangé. La poudre n'avait pas de goût. C'était bon comme d'habitude. Dans l'après-midi, tout le monde est tombé malade. Comme si on était restés au soleil toute la journée, comme s'il y avait eu une insolation générale."
Le vent avait tourné, les bienfaiteurs de l'humanité le reconnaissent.
"Tout le monde fait des erreurs", disent-ils. Lijon s'étrangle : "Quand tout est planifié, vous n'appelez pas ça une erreur. Peut-être qu'ils pensent que les gens des îles Marshall ne sont pas des êtres humains comme eux. Ils ont bien vu que le vent avait tourné, mais l'opération devait avoir lieu ce jour-là. Compte à rebours, c'était leur plan."
Lijon intervient. Derrière son collier de perles blanches, elle dissimule une cicatrice. Laconique, elle explique : "1981 - Cleveland - Ohio - Ablation de la thyroïde." Son espérance de vie dépend désormais de la prise quotidienne de pilules.
Après les essais atomiques, les médecins américains ont pratiqué à la chaîne des ablations de thyroïdes. Ils préféraient s'en débarrasser avant qu'un cancer ne se déclare. Il y a quelques années, Lijon est retournée sur la table d'opération pour des tumeurs aux seins. Sur l'archipel, le cancer du sein tient de l'épidémie.
Le 1er mars 1954, tous les Rongelapais n'étaient pas sur l'atoll. Mais tous se sont nourris des retombées de la bombe H. En 1957, les Américains décident de renvoyer la population dans son paradis terrestre. La végétation de l'atoll est empoisonnée par les retombées de césium 137, de strontium 90, de plutonium 239... Le temps de l'irradiation chronique commence.
Le temps de la recherche scientifique commence.
Examen clinique de la thyroïde par le Dr Conard [c'est son nom]
Source : Cold War fallout for Brookhaven National Lab / Thomas Maier, 21 août 2009
Newsday - The Long Island and New York City News Source
Le Dr Conard [c'est son nom] est l'un des dirigeants de Brookhaven National Lab.
"J'étais enceinte mais je ne grossissais pas. Le bébé est né à sept mois, il tenait dans ma main. C'était un garçon, il est mort tout de suite. Mon mari a pris une grosse boîte d'allumettes. Elle lui a servi de cercueil." Nerja, la soeur de Lijon, parle d'un ton monocorde. Dix enfants ont suivi : neuf sont en bonne santé, l'aîné se comporte "bizarrement". Lijon a subi sept fausses couches et donné naissance à un enfant difforme qui n'avait qu'un oeil et n'a pas survécu. Plus que les cancers, les bébés monstres réveillent sa colère.
Jusque dans les années 1970, les femmes vivaient dans l'angoisse de ce qui pouvait sortir de leur ventre. Elles mettaient au monde des "bébés méduses" : des troncs à la peau translucide qui laissait paraître le cerveau et le coeur battant. Ils rebondissaient sur la table d'accouchement et mourraient. Il y avait aussi les "bébés grappes de raisins", où seule la présence d'un cerveau suggérait aux sages-femmes que la forme aurait pu être un enfant, et des nouveau-nés incapables de téter, condamnés à mourir de faim.
Le matériel est généralement moins abondant que dans la môle hydatiforme complète avec un mélange de villosités môlaires et non môlaires. Fréquemment une cavité amniotique est visible avec parfois un fœtus généralement en voie de lyse, fœtus comportant des anomalies, en particulier un hygroma cervical.
Les Américains accusent les Marshallais d'inceste ou se réfèrent à une syphilis galopante. C'est ce que le docteur Neal Palafox a suggéré à Lijon pour expliquer les fausses couches et les naissances défectueuses. "Il y a deux problèmes liés aux malformations. Il est prouvé qu'un foetus soumis à de fortes radiations pourra souffrir de handicap mental, d'anomalies, et que les interruptions de grossesse seront plus fréquentes. Ce qui est moins clair, c'est, si vous avez été irradié en 1954, votre enfant né en 1960 pourra-t-il en souffrir ? On ne sait pas." Selon lui, les études sur les populations irradiées ne permettent d'arriver à aucune conclusion.
Une étude menée par des chercheurs de Montréal a pour la première fois identifié la cause génétique sous-jacente d'une pathologie rare, la môle hydatiforme ou "grossesse môlaire", soit une grossesse anormale issue d'un oeuf malade, susceptible d'engendrer un cancer.
L'irradiation et/ou la contamination d'origine nucléaire (militaire comme pacifique) entraîne des mutations génétiques.
Yeux bleus, teint clair, petite moustache à la Clark Gable, Bill Graham gère le Tribunal des réclamations nucléaires. "Je pense que, l'année prochaine, on va classer les dossiers et ranger le tout dans la naphtaline." Depuis sa création, le tribunal a attribué 90 millions de dollars en compensation, 75 millions ont été versés. En 1986, il a reçu un fonds en fidéicommis de 150 millions supposé produire 18 millions d'intérêts par an. L'optimisme financier s'est brisé en 1987 sur la réalité boursière, le fonds s'est vidé.
Des grilles d'indemnité ont été fixées : 125 000 dollars la leucémie, 100 000 dollars le cancer du sein avec mastectomie, 100 000 dollars pour un enfant sévèrement retardé si la mère était sur Rongelap ou Utrik en mars 1954 ou si l'enfant est né entre mai et septembre 1954, de 75 000 à 50 000 dollars le cancer de la thyroïde, rien pour ceux qui ont subi une ablation préventive.
Extrait du débat, en date des 13 et 14 janvier 1956, tenu à la Commission américaine de l'énergie atomique : "S'il est vrai que ces gens ne vivent pas, je dirais, comme des Occidentaux ou des gens civilisés, néanmoins c'est aussi vrai que ces gens nous ressemblent plus que des souris."
En 1994, dans un effort de transparence, l'administration Clinton a rendu publics certains dossiers du Département américain de l'énergie. Les Marshallais ont alors découvert qu'ils avaient servi de "matériel". Elaboré avant Castle Bravo, le projet 4.1 visait à l'étude des conséquences des retombées radioactives sur les êtres humains. "Ils nous ont déshabillés. Ils ont pris notre photo et ils nous ont donné un numéro", se souvient Lijon. Quarante ans plus tard, les manipulations dont elle a fait l'objet ont pris tout leur sens.
Bill Graham, le responsable du Tribunal des réclamations nucléaires, lit un rapport du laboratoire Brookhaven daté de 1958 : "L'habitat des insulaires nous permettra de recueillir des données écologiques très utiles sur les effets des radiations. Nous pourrons suivre les divers radio-isotopes du sol à la chaîne alimentaire jusque dans l'être humain, où nous étudierons leur distribution dans les tissus et les organes, les demi-vies biologiques et les taux d'excrétion..." De ses archives, il tire une autre photocopie : "Le groupe des Marshallais irradiés constitue la meilleure source d'observation sur les êtres humains. Tous les modes d'exposition continue sont représentés : irradiation pénétrante, exposition de la peau aux rayons bêta, absorption de matériel radioactif..."
Aujourd'hui, Les Marshallais ne sont plus sous tutelle américain. Le traité d'association, signé en 1983, a été complété en 1986 : les Marshallais s'engagent à ne plus intenter aucun procès au gouvernement américain, les procédures engagées sont suspendues.
Pour l'île de Kwajalein, qui abrite leur base militaire, les Américains ont négocié avec le gouvernement des îles Marshall un bail jusqu'en 2016. Imata Kabua, le roi traditionnel qui possède l'île, ne veut pas le renouveler à moins d'un gros chèque. Mais les Etats-Unis ne reconnaissent pas son autorité et les Marshallais sont divisés. Que faire sans les emplois de la base militaire ?
Equipée d'un golf à neuf trous, l'île est au coeur de la guerre des étoiles. On y rêve de la construction du bouclier antimissile et, régulièrement, l'atoll se fait bombarder depuis la Californie. La base militaire est censée intercepter les missiles, mais le bouclier est une vraie passoire et les ogives atterrissent dans le lagon. Le ministre des affaires étrangères des Marshall, Tony de Brum, a demandé une étude sur l'impact chimique des projectiles. Les Américains font la sourde oreille…
Marshall, décidément un mauvais plan.