Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).
Catherine Leroux, Le mur mitoyen, Québec, Alto, 2013
Catherine Leroux est née en 1979 non loin de Montréal, où elle vit aujourd’hui avec un chat et quelques humains. Elle a été caissière, téléphoniste, barmaid, commis de bibliothèque. Elle a enseigné, fait la grève, vendu du chocolat, étudié la philosophie et nourri des moutons puis elle est devenue journaliste avant de publier La marche en forêt. Finaliste au Prix des libraires du Québec, ce roman d’une grande humanité a charmé le public et la critique. Le mur mitoyen est son second roman.
Prenons la route (Jack Kerouac est mentionné dans l'aventure) en musique, avec les airs que l'on entend au fil des pages.
Willie Nelson, Crazy, int. Patsy Cline, 1961
Le vent qui tournoie vient encercler les chevilles d'Angie qui se surprend de cette onde au ras du sol. Le vent ne s'attarde pas au pied des gens, d'habitude. Sauf celui, bas et puissant, que produit le train qui passe. Comme un croc-en-jambe.
Quatre petites phrases, pour dire un commencement et une fin. Une écriture au petit point, d'un fil ténu et délicat. Un petit monde qui se décline en craquements, tremblements, vieillissements – signes de la déliquescence de la planète.
La vérité dans le minuscule. The devil in the details.
A neuf ans, Angie est aussi noueuse qu'une vieille.
[…]
Elle attend sa petite sœur [Monette] en scrutant les mouvements indolents du saule, leur arbre, le plus grand de la rue.
La rue est scindée de manière si déséquilibrée qu'on croirait qu'elle va basculer, comme une embarcation où tous les passagers se tiendraient du même bord. Du côté est, les maisons sont étroites, vétustes, la plupart revêtues d'une peinture qui se détache en délicates plumes blanches ; de l'autre, elles sont massives, impérieuses, couronnées d'un assemblage complexes de balcons et de baies vitrées. Mam prétend que c'est la voie ferrée qui justifie la modestie de la rangée est. Aucun bien nanti n'est prêt à s'installer là, juste à côté des rails. Pourtant, se dit Angie, les habitants d'en face doivent bien entendre, eux aussi, le sifflement du train et ses gémissements.
Le saule est un personnage, comme les jonquilles. Le renard, le chat, les abeilles sont des personnages. Le phare est un personnage.
Sur la pointe, le phare se tient comme un rappel d'humanité.
Le décor est craquelé, fissuré, crevassé. Les personnages sont comme des mauvaises herbes : Mam enseigne à aimer ces modestes pousses. Monette sait lire les lignes du trottoir.
C'est l'histoire de Madeleine et Madeleine, Ariel et Marie, Simon et Carmen.
Madeleine réunit en elle des jumelles qui ont fusionné avant la naissance et laissé un double code génétique. Son fils, Édouard, toujours errant, lui envoie des voyageurs croisés en chemin – ses cartes postales. Il revient chez elle au moment où il cherche un donneur en vue d'une greffe de rein.
Ariel est un militant, bientôt élu premier ministre. Marie, sa femme, est également son double, Tous les deux sont des enfants adoptés, ils ignorent leur origine familiale.
Simon et Carmen, frère et sœur, n’ont jamais connu leur père. Ils vivent entre des séismes, ceux de leur terre, en Californie, de leur mère et de leur existence.
Monette et Angie sont un peu les sœurs dans les murs. C'est un conte. Deux petites filles maltraitées par leurs parents se réfugient à l'intérieur d'une cloison dont elles ont trouvé l'entrée cachée aux autres. Elles disposent du garde-manger grâce à des fissures. Ceux qui ont l'oreille fine peuvent entendre un rire étouffé, une coquille d’œuf qui craque, le froissement d'une jupe et une main qui tourne une page grande comme un mur.
Ces personnages ne vivent pas au même endroit : on les trouve de Bathurst à San Francisco, de la Géorgie aux plaines de la Saskatchewan en passant par Montréal.
Les tranches de vie qui nous sont données ne se situent pas à la même époque : Angie et Monette sont des enfants en 1997, Madeleine retrouve son fils à la même époque (Édouard aperçoit les fillettes sur la voie ferrée), Simon et Carmen entendent à la radio un discours de Barack Obama, Ariel fête ses trente-cinq ans en même temps que son élection – Marie était âgée (comme Ariel) de quatre ans le jour où le World Trade Center est tombé.
Pourtant, d'une manière ou d'une autre, ils se croisent, sur la ligne, sur le fil, sur la voie, dans un roman polyphonique au tissage complexe.
Un univers usé : vieux, las, maigre, élimé, déchiré, mâché, raté, fendillé, gris, mort, détérioré, malade, désespéré – à la télévision passent des images d'enfants chauves qui demandent à réaliser un dernier souhait –, jonché de débris rejetés, homards complètement déroutés, calamars échoués, insectes nécrophages, cadavres d'animaux, charognards, puanteur de la mort, guerres, bidonvilles, cancers environnementaux, orage, morts-vivants, misère, abandonné, dépouillé, fatigué, morne, terrible, courbé, épuisé, terne, douloureux, avachi, fracturé, triste, froid, stérile, engourdi, lézardé, malodorant, éteint, grinçant, vide, cassant, froissé, déchirant, insalubre, fétide, mangé par la rouille, rétréci, fêlé, ravagé, exténué, défoncé, rongé par les fissures, délavé, moisi...
Même le chat se nomme Miteux.
Une mélodie s'échappe, tout en mineur, la gamme qui ne trouve jamais le bonheur mais qui ne désespère pas.
Neil Young, Cinnamon Girl, Live At The Cellar Door, 1970
Et le mur ? C'est ce qui sépare et rapproche : l'horizon, la frontière, l'instable symétrie du ciel et de la mer, la rivière qui sépare les vivants des éternels, une gigantesque haie...
Le train vient scier l'espace en deux.
Chacun a le sentiment d'une chute initiale et en même temps la foi en l'amour.
L'image du double est au cœur du récit (on ne peut pas tout révéler).
Joanna, une voyageuse de passage, dit à Madeleine : « Les victimes et les bourreaux vivent souvent en une même personne. »
Et Madeleine à son fils, après la greffe : « Maintenant, nous avons tous les deux un autre être en nous. »
La question de la filiation, de l'identité se pose pour chacun.
Un jour, le gardien du phare offre à Madeleine une pierre où le bleu et le blanc se mélangent en une sorte de spirale minérale.
« Je l'ai ramassée il y a bien longtemps sur la grève. »
Le mur mitoyen est un roman noir où l'espoir sourit, parfois au détour d'un trait d'humour.
Madeleine : « C'est vrai que les homards sont beaucoup plus sympathiques que les moules. »
La cuisine n'est pas oubliée et les mets sont animés, comme des gens.
Des lasagnes aux aubergines truffées de basilic, des tajines si épicés qu'ils donnent le vertige, les pains qui soupirent en sortant du four, des feuilletés aux légumes qui craquent comme des feuilles mortes tirées des pages d'un vieux dictionnaire.
Des questions graves.
La parenté vient-elle d'une définition génétique (parfois troublée) ou de l'histoire vécue ?
Le jeu de l'amour et du hasard est-il compatible avec les règles du jeu social ?
L'invraisemblable se rencontre-t-il en vrai ?
En fin de volume, Catherine Leroux rapporte les événements réels qui ont inspiré les passages les plus incroyables du récit. De cette manière, et avec quel esprit ! elle donne une apparence historique aux éléments imaginaires.
Écoutons Catherine Leroux – La Presse+, Josée Lapointe, Édition du 22 septembre 2013.
Une composition méditée et contrôlée.
« J'avais écrit La marche en forêt sans attente et sans pression, en improvisant un peu, même si je savais où je m'en allais. Cette fois, le processus a été différent, je dirais que j'étais plus consciente que j'écrivais. »
La famille ?
« Je ne sais pas pourquoi j'y reviens toujours. En même temps, la question ne se pose pas, on est tous formatés par nos familles d'une façon fondamentale. Et même quand on arrive à se détacher d'un héritage dont on ne veut pas, c'est quand même cette lutte qui définit notre existence. »
Ses personnages ?
« J'aime les rencontrer à des moments importants et décisifs de leur vie. Je m'intéresse à ce qu'on appelle dans les cours de philo les situations limites... »
Elle prépare son prochain roman, « sur la même longueur d'onde ».
« Après La marche en forêt, j'avais commencé un roman avec un couple qui vivait de façon assez isolée. Mais j'ai arrêté parce que je m'ennuyais ! On dirait que je ne suis pas capable d'attaquer la réalité, ou la vérité que je cherche à cerner, d'un seul angle. Il faut que j'y aille par plusieurs côtés, que je prenne plusieurs voix pour le faire. »
Quels murs ?
« Il y a des murs, mais ce sont nos murs à tous. C'est ça, le mur mitoyen, il est entre nous, mais il nous appartient à tous les deux. C'est ce qu'on a en commun, et c'est ce qui nous sépare. C'est un beau paradoxe. »
Walking the line ?
Johnny Cash, I walk the line, 1956
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Précédemment dans Libellus : Catherine Leroux, La marche en forêt – C'est...
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