Par rapport à l'existence individualiste de ruraux, d'artisans, de commerçants, de rentiers, qui depuis tant de siècles avait été celle de nos pères, les Français d'aujourd'hui se voient contraints, non sans quelque peine, à une vie mécanisée et agglomérée. Aux usines, ateliers, chantiers, magasins, le travail exige des gestes uniformément réglés, dans d'immuables engrenages, avec les mêmes compagnons. Point d'imprévu dans les bureaux où l'on ne change ni de sujets ni de voisins, suivant les lignes sans fantaisie d'un plan ou les schémas d'un ordinateur. N'étaient les aléas que comportent les intempéries, l'agriculture n'est plus que la mise en œuvre d'un appareillage automatique et motorisé en vue de productions étroitement normalisées. Quant au commerce, il s'installe en marchés-type, rayons de série, publicité autoritaire. Le logement de chacun est un alvéole quelconque dans un ensemble indifférent. C'est une foule grise et anonyme que déplacent les transports en commun et nul ne roule ou ne marche sur une route ou dans une rue sans s'y trouver encastré dans des files et commandé par des signaux. Les loisirs mêmes sont, à présent, collectifs et réglementés : repas rationnellement distribués dans des cantines ; acclamations à l'unisson dans les enceintes des stades sportifs ; congés qui se passent sur des sites encombrés, parmi des visiteurs, campeurs, baigneurs, alignés ; détente du jour et de la nuit, chronométrée pour les familles dans d'homothétiques appartements où toutes, avant de s'endormir, voient et entendent simultanément les mêmes émissions des mêmes ondes. Il s'agit là d'une force des choses, dont je sais qu'elle est pesante à notre peuple plus qu'à aucun autre en raison de sa nature et de ses antécédents et dont je sens que, par une addition soudaine d'irritations, elle risque de le jeter un jour dans quelque crise irraisonnée.
Ce brûlot tranquille [note 1] peignant la vie quotidienne en France dans les années 1960 n'est pas une page secrète de Georges Pérec [note 2] ou de Jean Baudrillard [note 3]. Stirner ? Proudhon ? Nietzsche ? dans les années 1960...
En 1959, la participation, plus tard au cœur du débat de mai 68, est proposée sans contrainte.
[...] par Ordonnance du 7 janvier 1959, la voie est ouverte à l'intéressement des travailleurs aux profits des entreprises. Que les contrats passés à ce titre entre la direction et le personnel comportent simplement un prélèvement sur les résultats, ou qu'ils instituent la participation au capital et à l'autofinancement, ou qu'ils organisent une société dont chaque ingénieur, chaque ouvrier, chaque employé, est membre et actionnaire, les exonérations fiscales assurées par l'Etat sont considérables. Il est vrai que si la loi fixe ainsi les conditions dans lesquelles doit jouer l'association elle admet que celle-ci soit encore facultative. Aussi quels que soient les avantages qu'offre une pareille innovation quant à la productivité et quant aux rapports sociaux et les conclusions favorables qu'en tirent tous ceux qui l'expérimentent, elle ne va être appliquée que par un nombre restreint d'entreprises. A son encontre se conjuguent, en effet, les préventions des patrons et celles des syndicats, figés dans un état d'opposition réciproque, où les premiers pensent pouvoir, grâce à une résistance éprouvée, se maintenir dans leurs citadelles et où les seconds trouvent la justification de leur action exclusivement revendicative et de leur refus d'en exercer une autre qui puisse être positive. Malgré tout, une brèche est ouverte dans le mur qui sépare les classes. C'est en élargissant le passage qu'on pourra, un jour, faire en sorte que la réforme capitale de la participation donne à la société moderne la base nouvelle de sa vie.
Charles de Gaulle, Mémoires d'espoir, I, Le Renouveau, 1958-1962, L'Economie, Plon, 1970
En vérité, il est grand temps de prouver que les fiefs politiques, professionnels, journalistiques, fussent-ils additionnés, n'expriment pas la volonté du peuple non plus qu'ils ne défendent son intérêt collectif.
Charles de Gaulle, Mémoires d'espoir, II, L'Effort, 1962-..., Chapitre premier, Plon, 1971
[...] il nous reste à accomplir la profonde réforme humaine et sociale de la participation [...]
Charles de Gaulle, Mémoires d'espoir, II, L'Effort, 1962-..., Chapitre 2, Plon, 1971
L'idée est révolutionnaire, elle peut fonctionner (les Lip l'ont montré en 1976, après avoir déjà investi l'usine en 1973 en découvrant que les dirigeants, seuls maîtres de l'entreprise, cherchaient à liquider et licencier), la gestion de l'outil de travail par ceux qui travaillent fait peur - aux patrons d'industrie comme à ceux des syndicats.
En 1969, De Gaulle voudrait accomplir le projet. On peut prévoir une majorité d'opposition. Il préfère commencer par un référendum anodin, ou qui devait l'être, et mal bâti. Sur la réforme du Sénat (fusionné avec le Conseil économique et social - on s'en moquait) et la création des régions (une aventure qui laisse transparaître le projet - une société fédérée depuis les communautés).
Le dimanche 27 avril 1969, la réponse est : non. De Gaulle s'en va.
Le 28, il écrit de Colombey-les-Deux-Eglises : Je cesse d'exercer mes fonctions de président de la République. Cette décision prend effet aujourd'hui à midi.
Treize jours plus tard, on le voit seul en Irlande où il s'est retiré pour quelque temps. Il dit à Eamon de Valera, alors président d'Irlande : J'ai trouvé ici ce que je cherchais : être en face de moi-même.
La solitude, la pensée individuelle contre le chœur de l'agrégation, il l'a déjà connue. Pendant l'Occupation et jusqu'aux plages de la Libération (où nos amis Américains avaient débarqué avec leur administration et l'intention manifeste de coloniser le vieux continent - juste retour des choses, peut-être), puis en mai 68, à Baden-Baden.
Repliez vos mouchoirs.
La suite n'est pas triste, elle est signée Michel Onfray, évoquant les péripéties qui ont conduit au pouvoir un banquier matois, un inspecteur des finances arrogant, un avocat véreux et un énarque impulsif, tous complices de ceux qui ont installé l'histoire dans le registre hystérique et décérébré de la comédie de boulevard.
Aujourd'hui, l'esprit de 68 a été sinon étranglé, du moins fort mis à mal, par le recyclage massif auquel ont consenti les anciens combattants de cette époque.
Le Désir d'être un volcan, Trois photos du général, Grasset, 1996
Libre aux lecteurs de donner un nom au(x) nouveau(x) prince(s) de la lignée.
[1] Charles de Gaulle, Mémoires d'espoir, II, L'Effort, 1962-..., Chapitre 2, Plon, 1971
[2] Les Choses. Une histoire des années soixante, Julliard, 1965
[3] Le Système des objets, Gallimard, 1968