Hercule Savinien Cyrano de Bergerac, L’Autre monde ou les états et empires de la Lune, ca 1650
Lisons les pages 341-344.
En relief, le passage qui nous intéresse.
Les deux professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt, nous fûmes tous quatre ensemble dans le cabinet du souper où nous trouvâmes ce jeune garçon dont il m’avait parlé qui mangeait déjà. Ils lui firent de grandes usalades, et le traitèrent d’un respect aussi profond que d’esclave à seigneur ; j’en demandai la cause à mon démon, qui me répondit que c’était à cause de son âge, parce qu’en ce monde-là les vieux rendaient toute sorte d’honneur et de déférence aux jeunes ; bien plus, que les pères obéissaient à leurs enfants aussitôt que, par l’avis du Sénat des philosophes, ils avaient atteint l’usage de raison.
« Vous vous étonnez, continua-t-il, d’une coutume si contraire à celle de votre pays ? elle ne répugne point toutefois à la droite raison ; car en conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable de gouverner une famille qu’un infirme sexagénaire. Ce pauvre hébété dont la neige de soixante hivers a glacé l’imagination se conduit sur l’exemple des heureux succès et cependant c’est la fortune qui les a rendus tels contre toutes les règles et toute l’économie de la prudence humaine ? Pour du jugement, il en a aussi peu, quoique le vulgaire de votre monde en fasse un apanage à la vieillesse ; et pour le désabuser, il faut qu’il sache que ce qu’on appelle en un vieillard prudence n’est qu’une appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre qui l’obsède. Ainsi, mon fils, quand il n’a pas risqué un danger où un jeune homme s’est perdu, ce n’est pas qu’il en préjugeât la catastrophe, mais il n’avait pas assez de feu pour allumer ces nobles élans qui nous font oser, et l’audace en ce jeune homme était comme un gage de la réussite de son dessein, parce que cette ardeur qui fait la promptitude et la facilité d’une exécution était celle qui le poussait à l’entreprendre. Pour ce qui est d’exécuter, je ferais tort à votre esprit de m’efforcer à le convaincre de preuves. Vous savez que la jeunesse seule est propre à l’action ; et si vous n’en êtes pas tout à fait persuadé, dites-moi, je vous prie, quand vous respectez un homme courageux, n’est-ce pas à cause qu’il vous peut venger de vos ennemis ou de vos oppresseurs ? Pourquoi donc le considérez-vous encore, si ce n’est par habitude quand un bataillon de septante janviers a gelé son sang et tué de froid tous les nobles enthousiasmes dont les jeunes personnes sont échauffées pour la justice ? Lorsque vous déférez au fort, n’est-ce pas afin qu’il vous soit obligé d’une victoire que vous ne lui sauriez disputer ? Pourquoi donc vous soumettre à lui, quand la paresse a fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé ses esprits, et sucé la moelle de ses os ! Si vous adoriez une femme, n’était-ce pas à cause de sa beauté ? Pourquoi donc continuer vos génuflexions après que la vieillesse en a fait un fantôme à menacer les vivants de la mort ? Enfin lorsque vous honoriez un homme spirituel, c’était à cause que par la vivacité de son génie il pénétrait une affaire mêlée et la débrouillait, qu’il défrayait par son bien dire l’assemblée du plus haut carat, qu’il digérait les sciences d’une seule pensée et que jamais une belle âme ne forma de plus violents désirs que pour lui ressembler. Et cependant vous lui continuez vos hommages, quand ses organes usés rendent sa tête imbécile et pesante, et lorsqu’en compagnie, il ressemble plutôt par son silence la statue d’un dieu foyer qu’un homme capable de raison.
Concluez par là, mon fils, qu’il vaut mieux que les jeunes gens soient pourvus du gouvernement des familles que les vieillards. Certes, vous seriez bien faible de croire qu’Hercule, Achille, Epaminondas, Alexandre et César, qui sont tous morts au deçà de quarante ans, fussent des personnes à qui on ne devait que des honneurs vulgaires, et qu’à un vieux radoteur, parce que le soleil a quatre-vingt-dix fois épié sa moisson, vous lui deviez de l’encens.
Mais, direz-vous, toutes les lois de notre monde font retentir avec soin ce respect qu’on doit aux vieillards ? Il est vrai, mais aussi tous ceux qui ont introduit des lois ont été des vieillards qui craignaient que les jeunes ne les dépossédassent justement de l’autorité qu’ils avaient extorquée et ont fait comme les législateurs aux fausses religions un mystère de ce qu’ils n’ont pu prouver.
Oui, mais, direz-vous, ce vieillard est mon père et le Ciel me promet une longue vie si je l’honore. Si votre père, ô mon fils, ne vous ordonne rien de contraire aux inspirations du Très-Haut, je vous l’avoue ; autrement marchez sur le ventre du père qui vous engendra, trépignez sur le sein de la mère qui vous conçut, car de vous imaginer que ce lâche respect que des parents vicieux ont arraché de votre faiblesse soit tellement agréable au Ciel qu’il en allonge pour cela vos fusées, je n’y vois guère d’apparence. Quoi ! Ce coup de chapeau dont vous chatouillez et nourrissez la superbe de votre père crève-t-il un abcès que vous avez dans le côté, répare-t-il votre humide radical, fait-il la cure d’une estocade à travers votre estomac, vous casse-t-il une pierre dans la vessie ? Si cela est, les médecins ont grand tort : au lieu de potions infernales dont ils empestent la vie des hommes, qu’ils n’ordonnent pour la petite vérole trois révérences à jeun, quatre "grand merci" après dîner, et douze "bonsoir, mon père et ma mère" avant que s’endormir. Vous me répliquerez que, sans lui, vous ne seriez pas ; il est vrai, mais aussi lui-même sans votre grand-père n’aurait jamais été, ni votre grand-père sans votre bisaïeul, ni sans vous, votre père n’aurait pas de petit-fils. Lorsque la nature le mit au jour, c’était à condition de rendre ce qu’elle lui prêtait ; ainsi quand il vous engendra, il ne vous donna rien, il s’acquitta ! Encore je voudrais bien savoir si vos parents songeaient à vous quand ils vous firent. Hélas, point du tout ! Et toutefois vous croyez leur être obligé d’un présent qu’ils vous ont fait sans y penser. Comment ! parce que votre père fut si paillard qu’il ne put résister aux beaux yeux de je ne sais quelle créature, qu’il en fit le marché pour assouvir sa passion et que de leur patrouillis vous fûtes le maçonnage, vous révérerez ce voluptueux comme un des sept sages de Grèce ! Quoi ! parce que cet autre avare acheta les riches biens de sa femme par la façon d’un enfant, cet enfant ne lui doit parler qu’à genoux ? Ainsi votre père fit bien d’être ribaud et cet autre d’être chiche, car autrement ni vous ni lui n’auriez jamais été ; mais je voudrais bien savoir si quand il eut été certain que son pistolet eut pris un rat, s’il n’eût point tiré le coup ? Juste Dieu ! qu’on en fait accroire au peuple de votre monde.
Vous ne tenez, ô mon fils, que le corps de votre architecte mortel ; votre âme part des cieux, qu’il pouvait engainer aussi bien dans un autre fourreau. Votre père serait possible né votre fils comme vous êtes né le sien. Que savez-vous même s’il ne vous a point empêché d’hériter d’un diadème ? Votre esprit était peut-être parti du ciel à dessein d’animer le roi des Romains au ventre de l’Impératrice ; en chemin, par hasard, il rencontra votre embryon ; pour abréger son voyage, il s’y logea. Non, non, Dieu ne vous eût point rayé du calcul qu’il avait fait des hommes, quand votre père fût mort petit garçon. Mais qui sait si vous ne seriez point aujourd’hui l’ouvrage de quelque vaillant capitaine, qui vous aurait associé à sa gloire comme à ses biens. Ainsi peut-être vous n’êtes non plus redevable à votre père de la vie qu’il vous a donnée que vous le seriez au pirate qui vous aurait mis à la chaîne, parce qu’il vous nourrirait. Et je veux même qu’il vous eût engendré roi ; un présent perd son mérite, lorsqu’il est fait sans le choix de celui qui le reçoit. On donna la mort à César, on la donna pareillement à Cassius ; cependant Cassius en est obligé à l’esclave dont il l’impétra, non pas César à ses meurtriers, parce qu’ils le forcèrent de la prendre. Votre père consulta-t-il votre volonté lorsqu’il embrassa votre mère ? vous demanda-t-il si vous trouviez bon de voir ce siècle-là, ou d’en attendre un autre ? si vous vous contenteriez d’être le fils d’un sot, ou si vous auriez l’ambition de sortir d’un brave homme ? Hélas ! vous que l’affaire concernait tout seul, vous étiez le seul dont on ne prenait point l’avis ! Peut-être qu’alors, si vous eussiez été enfermé autre part que dans la matrice des idées de la nature, et que votre naissance eût été à votre option, vous auriez dit à la Parque : "Ma chère demoiselle, prends le fuseau d’un autre ; il y a fort longtemps que je suis dans le rien, et j’aime mieux demeurer encore cent ans à n’être pas que d’être aujourd’hui pour m’en repentir demain !" Cependant il vous fallut passer par là ; vous eûtes beau piailler pour retourner à la longue et noire maison dont on vous arrachait, on faisait semblant de croire que vous demandiez à téter. »
En quoi le gouvernement de la jeunesse serait-il plus juste ou différent ?
Les jeunes apprennent des anciens.
Hypothèse.
Les jeunes sont libertaires, par nature. Devenus vieux, ils deviennent de vieux croûtons traditionalistes.
Les anciens qui auraient été de jeunes traditionalistes deviendraient de vieux libertaires, ce qui est impossible puisque ce sont les jeunes qui, par nature, sont révoltés.
La nature est un mythe.
Ratzinger, jeune libertaire engagé dans les jeunesses hitlériennes.
« L'imagination imite, c'est l'esprit critique qui crée. »
Oscar Wilde, Intentions, 1891
Georges Brassens, Le Temps ne fait rien à l'affaire, Bobino, 1972
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A lire.
Michel Onfray, Les libertins baroques, Grasset, 2007
En couverture : Philippe Ramette, Inversion de pesanteur, 2003
Une autre lecture de Cyrano.