Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).
Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes, Éditions cent pages, Cosaques, 2009
Félix Vallotton, Félix Fénéon à la Revue blanche, 1896
Félix Fénéon est né à Turin (Italie) le 22 juin 1861 et mort à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine) le 29 février 1944.
Fonctionnaire discret et bien noté au ministère de la Guerre, où il a exercé de 1881 à 1894, on le connaît mieux en critique d’art et critique littéraire, anarchiste et dandy.
« Celui qui silence » – conjuguait Alfred Jarry en 1899 dans L'Almanach du Père Ubu, « est un homme qui préfère, en 1883, Rimbaud à tous les poètes de son temps ; défend dès 1884 Verlaine et Huysmans, Charles Cros et Moréas, Marcel Schwob et Jarry, Laforgue, et par-dessus tous Mallarmé. Découvre un peu plus tard Seurat, Gauguin, Cézanne et Van Gogh. Appelle à La Revue blanche, qu’il dirige de 1895 à 1903 – oui, de 1895 à 1903 –, André Gide et Marcel Proust, Apollinaire et Claudel, Jules Renard et Péguy, Bonnard, Vuillard, Debussy, Roussel, Matisse. Comme à La Sirène, en 1919, Crommelynck, Joyce, Synge et Max Jacob. L’homme heureux ! Il est à la rencontre de deux siècles. Il sait retenir, de l’ancien, Nerval et Lautréamont, Charles Cros et Rimbaud. Il introduit au nouveau Gide, Proust, Claudel, Valéry, qui apparaissent. Nous n’avons peut-être eu en cent ans qu’un critique, et c’est Félix Fénéon. Cela fait une étrange gloire, hors des enquêtes et des anthologies, hors des académies et des journaux, hors de la vie, comme on dit, littéraire. Cela fait une gloire mystérieuse qu’il faudrait serrer de plus près, qu’il faudrait comprendre. »
Jean Paulhan, F.F. ou le Critique, 1945
Dès 1886, il s'est inscrit dans la mouvance anarchiste et les publications libertaires, comme L'Endehors, La Renaissance, La Revue anarchiste.
En 1894, le gouvernement voulait briser le mouvement anarchiste. La police a procédé à des descentes menant à des centaines d'arrestations et de comparutions devant le tribunal.
Le fameux procès des Trente s'ouvrit le 6 août 1894, devant la cour d'assises de la Seine, où comparaissaient trente inculpés – dont Félix Fénéon.
Le dialogue avec le président nous est resté :
– Êtes vous un anarchiste, M. Fénéon ?
– Je suis un Bourguignon né à Turin.
– Vous étiez aussi l'ami intime d'un autre anarchiste étranger, Kampfmeyer?.
– Oh, intime, ces mots sont trop forts. Du reste, Kampfmeyer ne parlant qu'allemand, et moi le français, nos conversations ne pouvaient pas être bien dangereuses. (Rires.)
– À l'instruction, vous avez refusé de donner des renseignements sur Matha et sur Ortiz.
– Je me souciais de ne rien dire qui pût les compromettre. J'agirais de même à votre égard, monsieur le Président, si le cas se présentait.
– Il est établi que vous vous entouriez de Cohen et d'Ortiz.
– Pour entourer quelqu'un, il faut au moins trois personnes. (Explosion de rires.)
– On vous a vu causer avec des anarchistes derrière un réverbère.
– Pouvez-vous me dire, monsieur le Président, où ça se trouve derrière un réverbère ? (Rires forts et prolongés. Le président fait un rappel à l'ordre.)
– On a trouvé dans votre bureau, au ministère de la Guerre, onze détonateurs et un flacon de mercure. D'où venaient-ils ?
– Mon père était mort depuis peu de temps. C'est dans un seau à charbon qu'au moment du déménagement j'ai trouvé ces tubes que je ne savais pas être des détonateurs.
– Interrogée pendant l'instruction, votre mère a déclaré que votre père les avait trouvés dans la rue.
– Cela se peut bien.
– Cela ne se peut pas. On ne trouve pas de détonateurs dans la rue.
– Le juge d'instruction m'a demandé comment il se faisait qu'au lieu de les emporter au ministère, je n'eusse pas jeté ces tubes par la fenêtre. Cela démontre bien qu'on pouvait les trouver sur la voie publique. (Rires.)
– Votre père n'aurait pas gardé ces objets. Il était employé à la Banque de France et l'on ne voit pas ce qu'il pouvait en faire.
– Je ne pense pas en effet qu'il dût s'en servir, pas plus que son fils, qui était employé au ministère de la Guerre.
– Voici un flacon de mercure que l'on a trouvé également dans votre bureau. Le reconnaissez-vous ?
– C'est un flacon semblable, en effet. Je n'y attache pas l'ombre d'une importance.
– Vous savez que le mercure sert à confectionner un dangereux explosif, le fulminate de mercure.
– Il sert également à confectionner des thermomètres, baromètres, et autres instruments. (Rires)
Joan Halperin, Félix Fénéon, Art et anarchie dans le Paris fin de siècle, 1991
Les Nouvelles en trois lignes forment une rubrique publiée dans le journal Le Matin à partir de 1905. Les dépêches reçues en dernière minute étaient traitées sous forme de « brèves », rédigées en cent à cent-trente cinq signes typographiques, dans les pages intérieures.
Félix Fénéon y a contribué de mai à novembre 1906, en glissant, entre deux dépêches rapportées de manière anodine, sa relation, caustique, de faits-divers – également authentiques.
Il attaque, au vitriol – fort prisé, semble-t-il, par les suicidaires et les femmes jalouses –, les fantômes chassés par Max Stirner dans L'Unique et sa propriété, en 1844 : miséreux et militaires, ridicules et tragiques.
La Patrie ! Qu'y a-t-il donc, en effet, de réel, d'humain, de scientifique, derrière ce mot sonore qui a, depuis des siècles, enflammé tant d'héroïsme mais qui a, en revanche, fait verser tant de sang et de larmes, accumulé tant de ruines, légitimé tant d'atrocités, tant de scélératesses, d'horreurs et d'infâmies ?
(signé) Hombre, La Revue indépendante, 1884
Cibles préférées du chroniqueur.
L'armée, en caserne ou en brigade, et ses alliés, les policiers.
Le clergé, ses crapauds furieux, ses grenouilles hystériques.
Les trains en folie, les automobiles meurtrières.
La République, une légende dorée dissimulant l'imposture du suffrage universel, la violence à l'encontre des vagabonds, des romanichels, de tous ceux qui ne s'attachent pas à un travail, une famille, une patrie.
Les fauteurs de misère.
Le recueil compte 1210 nouvelles.
* * *
Trois vraies-fausses nouvelles se sont glissées dans le florilège qui suit. L'information est authentique – la référence est donnée en écriture invisible après chacune de ces brèves, mais elles ne sont pas du cru de Félix Fénéon. Saurez-vous les repérer ?
* * *
L'époque est au bal masqué.
L'infirmière Élise Bachmann,
dont c'était hier le jour
de sortie, s'est manifestée
folle dans la rue.
Certaine folle arrêtée dans
la rue s'était abusivement
donnée pour l'infirmière
Élise Bachmann. Celle-ci est
en parfaite santé.
Les gaietés de l'escadron...
Le conseil municipal
de Brest a émis le vœu que
soit supprimée la revue
du 14 juillet : elle harasse
les soldats.
L'affaire des détournements
à la direction de l'artillerie
de Toulon se réduirait à rien,
d'après l'enquête du directeur.
« Méfiez-vous de l'alcool
et de la volupté », dit,
à la 32e Division, le général
Privat dans son ordre
du jour d'adieux.
… du commissariat...
En se le grattant avec
un revolver à détente trop
douce, M. Ed. B...
s'est enlevé le bout du nez
au commissariat Vivienne.
… de la brigade.
Le gendarme ivre,
de Pau (Basses-Pyrénées),
s'est trompé de lit :
violation de domicile et
attouchement sexuel.
La Dépêche, 15 janvier 2011.
Des gendarmes masqués,
à Neuves-Maisons, près Nancy
(Meurthe-et-Moselle), forcent
la mauvaise porte. La Lorraine
porte plainte.
Le Midi Libre, 17 octobre 2013.
Le pasteur Démagnin,
de Saint-Laurent-du-Pape (Ardèche),
s'est indigné. Couché en joue par
un gendarme en état d’ivresse.
Brutalisé par les représentants de l’ordre.
Archives départementales de l'Ardèche, 5M13 : Le maire de Saint-Laurent-du-Pape au préfet, en date du 8 novembre 1850.
Ah ! Les belles colonies !
Un vieil arabe de Bugeaud
qui transportait des fagots,
à Bône, a été assommé
à la matraque par des inconnus
et dévalisé.
Le bourreau est arrivé
hier soir à Bougie pour y tuer
ce matin le Kabyle Igounicem
Mohammed.
« Que la volonté d'Allah
s'accomplisse ! » a dit le Kabyle
Igounicem, hier, à Bougie,
devant la guillotine.
Le typhus sévit à Sidi-
bel-Abbès, particulièrement
sur les moissonneurs
marocains, harassés par
leurs travaux.
Misère.
Le cadavre du sexagénaire
Dorlay se balançait à un arbre,
à Arcueil, avec cette pancarte :
« Trop vieux pour travailler ».
Une fillette qui avait subi
bien des outrages, a été
trouvée morte à Sallaoun
(Constantine). Manquaient
un bras, une jambe.
Le suicide se porte bien.
Madame Fournier, M. Voisin,
M. Septeuil, de Sucy,
Tripleval, Septeuil, se sont
pendus : neurasthénie,
cancer, chômage.
Le médecin chargé
d'autopsier Mlle Cuzin,
de Marseille, morte
mystérieusement, a conclu :
suicide par strangulation.
Il y a mévente sur l'article de
piété. Mme Guesdon, de Caen,
en tenait boutique. En butte
à l'huissier, elle se suicida.
Après une absence de huit
jours, le margis-chef Retz
rentrait hier au 18e d'artillerie
(Toulouse) et se tirait
une balle au cœur.
Pendant une faction, Gustave
Langlois, du 4e colonial,
s'est tiré une balle Lebel
sous le menton. Sa tête vola
en éclats.
On inquiétait le sexagénaire
Roy, d'Échillais (Charente-
Inférieure), pour ses façons
envers sa servante, 11 ans.
Il s'est donc pendu.
Fuyant Poissy et des familles
sévères à leurs amours,
Maurice L... et Gabrielle R...,
20 et 18 ans, gagnèrent Mers
et s'y tuèrent.
Un agent de police, Maurice Marullas, s'est brûlé la cervelle. Sauvons de l'oubli le nom de cet honnête homme.
Félix Fénéon, La Revue anarchiste, 15 novembre 1893
Trains.
Évadée d'un train, une rame
de 32 voitures fuyait de Cuers
vers Toulon. Cinq, qui
déraillèrent, ne sont plus
que miettes.
Anne Meret, de Brest, voulut
sauver sa fille, 5 ans, sur qui
arrivait un train. Tamponnées,
la mère est morte, l'enfant
meurt.
Des trains ont tué Cosson,
à l’Étang-la-Ville, Gaudon,
près de Coulommiers,
et l'employé des hypothèques,
Molle, à Compiègne.
Nomades, go home !
3 phoques, 82 singes,
20 perroquets, 15 chats,
32 chiens, 63 montreurs,
et leurs 10 voitures
sont refoulés de Versailles
sur Saint-Cyr.
Quarante romanichels avec
leurs dromadaires et ours ont
dû, poussés par les gendarmes,
quitter Fontenay-aux-Roses
et même la Seine.
Drôles de drames.
M. Abel Bonnard,
de Villeneuve-Saint-Georges,
qui jouait au billard,
s'est crevé l'œil gauche
en tombant sur sa queue.
Par étourderie, M. Vossel,
employé à la sous-préfecture
de Wassy, a tué d'un coup
de fusil M. Champenois,
fermier.
Joseph Versers, de Belping
(Pyrénées-Orientales),
et Alph. Jérôme, de Pouxeux
(Vosges), se sont noyés
sans le faire exprès.
R. Pleynet, d'Annonay, 14 ans,
a mordu son père et un de
ses camarades. Il y a deux mois,
un chien enragé lui léchait
la main.
L'abbé Andrieux, de Roannes,
près Aurillac, qu'un mari
impitoyable perçait mercredi
de deux coups de fusil,
est mort hier soir.
La foudre a frappé,
à Dunkerque, des poseurs
de paratonnerres. L'un d'eux
tomba de 45 mètres dans
la suie sans se tuer.
Plus de frontières... plus de saisons...
Venue des Deux-Sèvres,
la fièvre aphteuse fait florès
dans l'arr. De Cholet ; mais
l'administration s'applique
à la contrarier.
Des grenouilles, prises aux
étangs belges par les tempêtes,
sont tombées en pluie
à Dunkerque sur le quartier
des rues chaudes.
Ridicule (ne tue pas).
Le tronc de saint Antoine
de Padoue a été fracturé
dans Saint-Germain-
l'Auxerrois. Le saint cherche
son cambrioleur.
Bousculé par la piété
convulsive d'un pèlerin
de Lourdes, Mgr Turinaz
s'est blessé face et cuisse
avec son ostensoir.
M. Mamelle symbolisera
le ministère de l'Agriculture,
le 30 septembre, auprès
des lauréats de l'exposition
d'Angers.
Pris dans la brume devant
Cherbourg, le K.-Wilhelm-II
révéla sa présence par
le système nouveau
de la cloche sous-marine.
L'adultère M. Boinet,
commissaire de police
de Vierzon, payera 1000 F
pour avoir diffamé le mari
de la femme en jeu.
Sans qu'aucune portât
six balles se sont échangées,
montagne du Roule,
entre le maire de Cherbourg
et un journaliste.