Catherine Leroux, Madame Victoria, Éditions Alto, 2015 – Illustration de la couverture : Julie Cockburn, Rapture, Flowers Gallery
Catherine Leroux est née en 1979 non loin de Montréal, où elle vit aujourd’hui avec un chat et quelques humains. Elle a été caissière, téléphoniste, barmaid, commis de bibliothèque, gréviste, bergère, étudiante et journaliste avant de publier son premier roman, La marche en forêt, en 2011, puis Le mur mitoyen, en 2013.
(Photographie : Julie Artacho)
A l'été 2001, un squelette apparaît à l'orée d'un petit bois, à quelques pas de l'Hôpital Royal Victoria à Montréal. Une enquête s'amorce, qui deviendra une quête : découvrir l'identité de cette femme morte sans bruit. Mais toutes les pistes mènent à l'impasse ; celle qu'on a baptisée madame Victoria continue d'attendre que quelqu'un prononce son nom.
Aujourd'hui, la fiction prend le relais.
A partir d'une série de portraits de femmes, Catherine Leroux décline les vies potentielles de son héroïne avec une grande liberté. D'abord nettes comme le jour, ses hypothèses plongent de plus en plus loin dans l'imaginaire, comme des flèches filant vers un point où la mémoire et l'invention se confondent, vers un minuit où tout est possible, jusqu'au dernier souffle.
4e de couverture
En exergue
There ain’t no grave
Can hold my body down.
Johnny Cash
Johnny Cash, There ain’t no grave, Can hold my body down.
Incipit
Germain Léon n’aime pas les morts. Pourtant, les morts ne présentent que peu d’inconvénients par rapport aux vivants, surtout ceux dont les jours sont comptés, ceux qui tanguent au bord de la pente abrupte qui les renverra à la matière inerte dont ils sont issus. A l’agonie, les hommes sont de grands bébés, incapables de poser les gestes les plus élémentaires, forcés de confier leurs besoins fondamentaux à un autre, parfois l’amour de leur vie, parfois un étranger. Ceux-là, Germain sait les aimer, les soigner, laver à l’eau tiède leurs corps décharnés, apaiser leurs lèvres avec une éponge, changer leurs pansements et leurs couches, replacer leurs oreillers et faire couler dans leurs veines le médicament qui rendra leur douleur supportable, puis imperceptible. Lorsqu’il accomplit l’une ou l’autre de ces actions, Germain est heureux ; il accueille les soupirs de soulagement comme de petites bouffées d’humanité qui font de lui la personne qu’il aime être, le père qu’il souhaite demeurer pour sa fille.
Pourtant, la vue d'un cadavre le révulse. Il doit se défaire de ces frissons de répulsion sur le chemin de la maison avant de retrouver sa Clara attablée devant ses cahiers d’arithmétique.
D’où son étonnement devant le crâne. Pendant deux minutes, Germain reste immobile, hypnotisé par la chose qui a, Dieu sait comment, atterri contre un butoir du stationnement, à quelques mètres de sa voiture.
Le Royal Victoria, l’hôpital niché dans la montagne, est en état d'urgence. Les policiers alertés par Germain fouillent le bois sur la butte. Ils ont trouvé le reste du corps. Il porte des vêtements d’hôpital.
Celle qu’on surnomme désormais Madame Victoria s’est éteinte seule, sans les mains compatissantes d’un Germain pour l’accompagner jusqu’au dernier seuil, sans personne pour la pleurer. […] L’affaire est confiée à une anthropologue judiciaire et vedette du roman noir qui effectue de nouveaux tests sur le squelette, découvrant ainsi que Madame Victoria est une femme blanche âgée d’une cinquantaine d’années aux os affligés d’ostéoporose, aux articulations percluses d’arthrite, mais qui ne portent aucune marque pouvant indiquer une mort violente.
Les années passent. Les années anciennes reviennent. Et Madame Victoria : ce qu’elle veut, c’est que quelqu’un prononce son nom.
Dehors est un fatras. Tempête, neige, gel. Les vitres de la fenêtre sont voilées de cristaux de glace. Elle veille sur l'enfant. A l'intérieur, ils sont au chaud. Elle se nomme Victoria, dit-elle au livreur de l'épicerie. Autrement, elle ne parle qu'avec son petit – de longs soliloques, les siens ne l'appellent plus. Elle a seize ans.
La neige s'est remise à tomber, son bébé ne bouge plus, il est froid. Les secours arrivent, on endort Victoria. A son réveil, elle part à la recherche de son enfant.
Robert Wiene, Le cabinet du docteur Caligari, 1919, dessin préparatoire pour le décor
Le village lui paraît étrange, différent de ce qu'il était à son arrivée. Comme si les rues étaient déformées, les maisons rapetissées. Même le ciel est défiguré...
Vient l'errance à Québec : elle dort n'importe où, dans les parcs, sous les ponts, dans les ruelles à putes.
Les saisons passent.
Au printemps, elle sent son ventre gonflé en tiraillements, le bébé est en elle. C'est un cancer, lui dit une dame, le docteur éon. On l'opère, on lui a enlevé son bébé une seconde fois, elle fuit l'hôpital. La pente est abrupte. En haut, sous les ramures d'un bois, son fils la rejoint.
Victoria boit. Passés soixante-dix ans, elle s'effondre, elle s'enfuit encore de l'hôpital et boit une dernière gorgée de Single Malt.
Elle se souvient. Elle est amoureuse. Hector lui offre un poème.
Je respire où tu palpites,
Tu sais ; à quoi bon, hélas !
Rester là si tu me quittes,
Et vivre si tu t'en vas ?
A quoi bon vivre, étant l'ombre
De cet ange qui s'enfuit ?
A quoi bon, sous le ciel sombre,
N'être plus que de la nuit ?
(Victor Hugo, Les Contemplations, II, 25, 1856)
Qui est Victoria ? Elle a été une enfant gâtée. Mannequin, danseuse, actrice, chanteuse, journaliste – Catherine Leroux ?
Princess Victoria of Kent, Self-portrait sketch, 1835
Victoria, une reine ! Une créature de Catherine Leroux. A-t-elle jamais existé ? Quel masque dissimule son regard ? Est-elle née du volcan ?
Une écriture encore plus étrange que celle des deux premiers romans. Un récit en délire. Où est le vrai, où est le rêve, où est le faux ? Catherine Leroux, avec sa figure angélique, est décidément un écrivain démoniaque – c'est-à-dire majeur, en notre temps.
Remerciements à La librairie du Square qui nous a envoyé par diligence transatlantique ce grand livre.
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