Comtesse de Ségur, Les Malheurs de Sophie, 1858 – Hachette, 1994 ; édition limitée à 4000 exemplaires numérotés ; illustrations de Maria Helena Vieira da Silva
Árpád Szenes et Maria Helena Vieira da Silva
Vers 1930 est apparu dans notre maison de Boulogne un couple extraordinaire : Maria Helena était portuguaise, avec de longs cheveux noirs, un nez d'aigle et un accent chantant. Elle avait vingt-deux ans mais m'apparaissait comme une dame. Árpád, son mari, était hongrois, il avait des cheveux « carotte » et plaisantait sans arrêt.
Violante do Canto se souvient. Pour le Noël de 1931 – elle avait alors huit ans –, Maria Helena lui a offert Les Malheurs de Sophie, un livre illustré par elle de petites gouaches collées par-dessus les images imprimées d'André Pécoud. Soixante-trois ans plus tard, elle les donne en édition.
I
La poupée de cire
Sophie reçoit en cadeau une magnifique poupée.
La poupée vécut très longtemps, bien soignée, bien aimée ; mais petit à petit elle perdit ses charmes, voici comment.
Un jour Sophie pensa qu'il était bon de laver les poupées, puisqu'on lavait les enfants ; elle prit de l'eau, une éponge, du savon, et se mit à débarbouiller sa poupée ; elle la débarbouilla si bien qu'elle lui enleva toutes ses couleurs : les joues et les lèvres devinrent pâles comme si elle était malade, et restèrent toujours sans couleur. Sophie pleura, mais la poupée resta pâle.
Un autre jour, Sophie entreprend de friser les cheveux de sa poupée avec un fer chaud : la poupée en reste chauve.
Un autre jour encore, Sophie apprend des tours de force à sa poupée : un bras cassé.
Une autre fois, elle lui donne un bain de pieds bouillant : la poupée perd ses jambes.
Enfin, un dernier jour, la poupée tombe d'un arbre et se brise en cent morceaux. Sophie et ses amis l'enterrent en grande pompe.
Livre rare, à rechercher pour parer sa bibliothèque.
Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitae pour un tombeau, l’Éditeur, 2011
Pierre Lamalattie, 1 – Pierre, après SOIR 3 il s'est endormi durant l'émission intitulée : "les secrets du plaisir féminin"
Pierre Lamalattie est né à Paris en 1956. Il apprend très tôt les bases de la peinture à l’huile grâce aux conseils et à l’expérience de l’artiste Léo Lotz. Au cours de ses études à l’Agro de Paris, nombre de voyages et de rencontres contribuent à entretenir son goût pour l’art pictural. Après avoir travaillé comme médiateur social et enseigné quelques années la gestion des ressources humaines, il décide en 1995 de se consacrer uniquement à la peinture. Son travail, résolument figuratif et férocement ironique, propose notamment une réflexion sur la vie contemporaine au travail. Seul ou avec d’autres artistes, il expose régulièrement ses œuvres en France.
Depuis quelque temps, je me suis mis à peindre des curriculum vitae. Quoi de mieux, en effet, pour parler de la vie des hommes et des femmes d'aujourd'hui, que des curriculum vitae ? En tout cas, à notre époque, c’est un genre qui a beaucoup de pratiquants. Un CV, c’est moins long qu’un roman, et souvent plus vrai... plus tragiquement vrai.
Les cabinets de recrutements sont formels : un bon curriculum vitae, ça doit se lire d’un seul coup d’œil. C’est quelques mots-clés et un bon visuel. Pas besoin de se cacher derrière les détails. Il faut résumer une vie à l'essentiel. D’ailleurs, avec un peu d’entraînement, l’existence se résume très facilement.
C’est dans cet état d’esprit que j’ai commencé cette série de CV. Il s’agit de témoigner du genre d'hommes et de femmes que j'ai pu rencontrer dans ma petite vie. Il ne s'agit pas, bien sûr, de personnes réelles, mais de caractères, de personnages inspirés de mon expérience comme pourraient l'être des personnages de romans. Certains CV peuvent faire sourire, voire rire, mais le fond de ma démarche n'est pas de faire de l'humour, ni de dénigrer ces semblables auxquels je ressemble tant. C'est plus grave : j'ai envie de faire sentir en quoi consistent réellement des vies tout entières.
Maurice Ravel, Le Tombeau de Couperin, V. Menuet, Jean-Philippe Collard, piano, – in Ravel, Complete works for solo piano, Warner / Parlophone France / Wea France, 2004
Dans la musique occidentale, un « tombeau » est un genre musical, surtout en usage dans la période baroque mais aussi au XXe siècle. Il y a eu par exemple le Tombeau de M. se Sainte-Colombe, par Marin marais, ou le Tombeau de Couperin, par Ravel. Le tombeau était composé, précise à juste titre Wikipédia, « en hommage à un grand personnage ou à un musicien, maître ou ami, aussi bien de son vivant qu’après sa mort, contrairement à ce que le nom de ce genre musical pourrait laisser penser. Il s’agit généralement d’une pièce monumentale, de rythme lent et de caractère méditatif non dénué parfois de fantaisie et d’audace harmonique ou rythmique ». Voilà exactement ce que je voulais faire en peinture : un tombeau des hommes et des femmes de notre temps.
I
Mon médecin référent était le docteur Konstantinopoulos.
[…]
Depuis quelque temps je me sentais patraque.
[…]
– Eh bien ! Autrefois, quand j'entrais en relation avec une femme, il y avait deux phases successives. Retenez bien « successives », c'est le mot important. Phase A : le plaisir. Phase B : les emmerdes.
[…]
– Eh bien ! Maintenant, je pense qu'il s'est constitué une sorte d'autoroute neuronale entre ces deux centres. Aussitôt l'idée du passage à l'acte émerge-t-elle, aussitôt le centre d'évaluation des emmerdes se met-il en état d'alerte maximale. Les deux phases se produisent simultanément. Ça gâche tout. Bref, je me sens raplapla, docteur, je suis tout mou. Je ne suis plus aussi réactif qu'autrefois, voilà le problème...
De la truculence dans l'élégance.
De l'amour, de l'empathie, pour les autres.
Des citations musicales ou picturales à chaque page.
Pierre Lamalattie, 7 – Claire, elle a compris que son mec ne comprendrait jamais rien à la musique de chambre
Pierre Lamalattie, 121 – Pierre, il lui reste ce plaisir de rouler sur l'autoroute avec la musique d'Alfred Schnittke
Alfred Schnittke, Polyphonischer Tango, 1979 – NDR Radio-Philarmonie, Hannover, dir. Eiji Oue
(on entendra peut-être un air de la 40e de Mozart, revue par Kurt Weill – deux maîtres pour Alfred Schnittke)
Merci, Des Pas Perdus, de nous avoir offert ce beau livre, avec Paris et Le Chat Noir en boules à neige.
Catherine Lamielle, Étranges nouvelles, Les Éditions du Panthéon, 2005
La découverte d'un galion du XVIIe siècle près de Stockholm, l'ombre toute-puissante de Cromwell, l'héritage inattendu d'un tableau, un faux accident de carriole... Autant d'événements du passé qui transformeront le destin de personnages actuels.
Ces incursions du passé dans le présent constituent la trame des quatre premières nouvelles de ce recueil.
Les trois ultimes Étranges nouvelles sont l'occasion pour Catherine Lamielle d'explorer ce qui se cache derrière des existences en apparence ordinaires. Celles de gens a priori comme les autres qui dissimulent pourtant un secret, une faille. L'un pense qu'il va devenir riche, l'autre croit dominer son environnement et le dernier est loin d'être le personnage insignifiant qu'il paraît être.
Catherine Lamielle est née à Paris en 1953. Des études de physique et son souhait de concilier vie en entreprise et amour des livres l'ont d'abord amenée à choisir le métier de documentaliste scientifique. Son entrée dans un grand groupe international lui a permis d'évoluer rapidement vers des fonctions de communication puis de gestion des ressources humaines.
L'histoire de sa propre famille et ses nombreux déplacements privés ou professionnels sont pour elle une source d'inspiration toujours renouvelée.
Étranges nouvelles est son premier recueil – nous dit la 4e de couverture.
Trois nouvelles en quelques phrases.
Un tableau dont personne ne voulait
[…]
Il est entré chez nous par hasard...
Quand le hasard même est inscrit dans le grand rouleau...
Un changement d'univers
La journée avait commencé de manière étrange...
Ordinaire, en fait. C'est ensuite qu'est apparu l'étrange.
L'aigle
[…]
Avons-nous rêvé l'Oiseau ?
[…]
Et s'il était simplement la représentation de ce qu'il y a de mieux en nous : notre aptitude à rêver, notre sens du merveilleux, notre désir de liberté, notre capacité à voir plus loin, à voir de plus haut, une partie de notre conscience peut-être ?
[…]
Vivons, cela suffira.
C'est brillant, étrange, aux frontières du fantastique. Une écriture merveilleuse et limpide.
Erik Satie, Gymnopédie n°1, 1888 – piano : Daniel Varsano, 1969
Ornette Coleman, Free Jazz, A Collective Improvisation By The Ornette Coleman Double Quartet, 1960 – Atlantic, 1990
Ornette Coleman – Saxophone alto
Don Cherry – Trompette de poche
Scott LaFaro – Contrebasse
Billy Higgins – Batterie
Éric Dolphy – Clarinette basse
Freddie Hubbard – Trompette
Charlie Haden – Contrebasse
Ed Blackwell – Batterie
Tom Dowd, ingénieur du son
Nesuhi Ertegün, producteur
Ornette Coleman sur scène, Nice Jazz Festival, juillet 2010
Le jazz est en deuil. Ornette Coleman, saxophoniste et compositeur, est mort le jeudi 11 juin 2015, à l'âge de 85 ans, à New York.
En 1960, l’album Free Jazz, A Collective Improvisation, proclamait le jazz libre, dans la création immédiate d’un double quartet. On connaissait Parker, Gillespie et Monk. L’invention d’Ornette Coleman consistait à bousculer l’improvisation, sans grille préalable, en allant vers l'atonalité, en supprimant le piano dont les accords tempérés étaient contraignants.
Ornette Coleman, Albert Ayler, John Coltrane dans ses dernières œuvres sont des aventuriers, allumant le feu.
La pochette originale utilise un détail du tableau de Jackson Pollock, White Light.
Jackson Pollock, White Light, huile, laque et peinture aluminium sur toile, 1954 – MoMa
Jean Starobinski, Miquel Barceló, Interrogatoire du masque, Éditions Galilée, 2015
Jean Starobinski
Miquel Barceló
Miquel Barceló, Frontispice
L'image figure au seuil de cet essai de Jean Starobinski, Interrogatoire du masque, qui pourrait apparaître comme le dénouement épuré, décanté, de la réflexion menée depuis plus d'un demi-siècle par l'écrivain et essayiste – il a fait du masque, symbole et métaphore du travestissement, du paraître et de l'illusion, l'un des motifs essentiels et récurrents de son travail.
Nathalie Crom, Télérama n° 3414, 20 juin 2015
L’être humain est le vivant dont l’existence s’accompagne d’une aptitude à se faire être de façon accrue, à se manifester dans des rôles surajoutés.
Pour soutenir ces rôles, dans la vie comme sur la scène, il fallut des grimages ou des masques, pourvoyeurs de simulation et de dissimulation, producteurs d’une mimique efficace. Les masques furent tantôt des porteurs de souveraineté, et tantôt aussi bien d’infamie ou de ridicule. Pour des sujets dans l’obligation de faire face, ils furent des figures de secours. Ils permirent de faire jouer de concert l’occultation et la manifestation.
Ce recueil de quelques études comporte les pages toutes récentes sur « Les pouvoirs du masque » qui figurèrent en tête du catalogue de l’exposition Masques, Mascarades, Mascarons que le musée du Louvre a offerte au public en 2014.
D’autres textes du présent recueil appartiennent à une époque où mon intérêt se portait sur les ennemis des masques dans la tradition littéraire française. Le texte intitulé « Interrogatoire du masque » est une fantaisie juvénile qui n'a jamais paru à nouveau depuis sa publication en revue datant de 1946.
Jean Starobinski
Incipit
Le masque, d’immémoriale origine, a été pour les humains un suppléant, un vecteur de puissance, ou, pour qui n’en possédait pas la maîtrise, un redoutable antagoniste. Façonné de main humaine, il est composé de matériaux très divers et de toutes provenances : glaise, bois, herbes ou feuillages, cuir, métaux, coquillages, parfois verre ou miroirs… La présence du masque, si fréquente, et dans de si nombreuses cultures (mais pour nous, Européens, surtout dans le passé gréco-latin), atteste qu’il
est, comme le langage articulé, l’une des manifestations révélatrices de la condition humaine. Puisqu’il couvre, protège et parfois supplante la face, il n’est pas un outil semblable à d’autres. II est une face nouvelle, produite par un agencement de matériaux et parfois d’objets, soutenue par l’espoir d’agir sur ses alentours ou peut-être encore au-delà, par le moyen de signes efficaces, d’une portée supérieure à ceux que le seul visage nu est estimé capable de manifester. Il mène à son terme ce que le tatouage ne fait qu’ébaucher. Son pouvoir est double, car en lui coexistent des possibilités de simulation et de dissimulation, vie et mort, passé ancestral et présence dans le surgissement. Il satisfait un désir d’auxiliaires et de maîtrise, un besoin d’étendre sa domination, que l’être humain est seul à éprouver au même degré parmi les vivants.
Il persiste en chacun de nous une région d'enfance où les masques sont puissants. Ils apparaissent entre la nuit et le jour, mais la nuit tombe vite, et tout un champ de foire s'allume pour les recevoir. La grande folie du Carnaval agite ses oripeaux...
Un souvenir d'enfance de Jean Starobinski, à Genève, où chaque année en décembre se tient l'Escalade, une fête populaire donnant lieu à des diableries carnavalesques. C'était, dans la nuit hivernale, un moment d'étrangeté, qui a perduré dans ma mémoire, écrit-il.
C'est Carnaval, la fête s'allume, les ombres dansent. Le masque assure l'impunité. Un jeu autorisant la figure (le simulacre) du mystère en pleine lumière avant le retour à la nuit.
Les temps ont changé. Le Mensonge, ayant pris figure et puissance, ayant armé les peuples de pied en cap, s'est logé au cœur de notre réalité sans réalité.
Violence, destruction, angoisse.
Les masques tombent, disent les politiciens. Tous les marchés de coquins et de dupes commencent par un : « Parlons franc ! » Carnaval est mort.
La parole mensongère peut susciter des images qui s'imposeront sans difficulté par leur vérité d'images, tant qu'elles n'auront pas été supplantées victorieusement par l'image de la vérité.
La vérité elle-même n'est qu'une image tant qu'elle n'est pas avérée.
« Un monde si monstrueusement perdu dans le mensonge est un monde sur qui la mort a prise. »
James Ensor
Le réel semble s'être retiré dans les profondeurs de l'absurde, forme sournoise de la mort. La dissimulation tragique masque la vérité insoutenable. Comme un malentendu.
Karlheinz Stockhausen, Klavierstück, I à V, VII à IX
Karol Beffa, Suite pour piano ou clavecin, La volubile, La ténébreuse, La déjantée
Igor Stravinsky, Trois mouvements de Petrouchka, Danse russe, Chez Petrouchka, La Semaine Grasse
Elle décoiffe.
Igor Stravinsky, Petrouchka, Danse russe, piano : Vanessa Benelli Mosell, in album [R]evolution, Decca, 2015
Yuja Wang est également charmante.
Igor Stravinsky, Petruschka, piano : Yuja Wang, Verbier Festival, 2009
Vanessa Benelli Mosell a travaillé auprès de Karlheinz Stockhausen dans les derniers mois de la vie du musicien, entre 2006 et 2007. Elle en a retenu son allégresse, son impertinence, sa turbulence. Elle s'est souvenue d'un précepte du maître : « Avec les petites choses je suis petit, mais avec les grandes, je suis très généreux. »
Anne Percin, Les singuliers, éditions du Rouergue, 2014 – Illustration de couverture : Paul Gauguin, Les misérables, 1888
Née en 1970 à Épinal, Anne Percin vit aujourd'hui dans un village du sud de la Bourgogne, où elle enseigne et partage sa vie avec un artiste contemporain et leur enfant.
Durant l'été chaud de 1888, une communauté de peintres prend pension à Pont-Aven, un village pittoresque du Finistère. Parmi eux se trouvent un jeune Belge, Hugo Boch, issu d'une riche famille d'industriels, et un certain Gauguin, autodidacte à la grande gueule qui croit en son génie. Ils sont de cette avant-garde qui veut peindre autrement, voir autrement, vivre autrement.
Hugo Boch n'est plus très sûr, lui, de vouloir poursuivre dans la peinture : il expérimente du côté de la photographie, cet art naissant. Surtout, il mène une correspondance assidue et les lettres qui s'échangent, entre la Bretagne, Paris et Bruxelles, sont foisonnantes d'anecdotes. Un vent nouveau se lève, en cette fin de siècle, dans les arts mais aussi dans les moeurs et les techniques. Tous ces explorateurs sont des jeunes gens audacieux, émouvants et parfois drôles, sauvages aussi, qui se battraient en duel pour défendre des tournesols peints par un Hollandais, réfugié dans le Midi, que beaucoup considèrent comme un fou et un barbouilleur... Dans Les Singuliers, Anne Percin mêle figures historiques et personnages fictifs pour nous offrir un roman épistolaire bouillonnant. C'est un tableau monumental, qui croque sur le vif l'esprit du temps et nous le rend vivant.
4e de couverture (en spéciale dédicace à Le Gentil)
En exergue
Faut-il crever pour être aimé dans le monde des étriqués ?
James Ensor, écrits, 1944.
Une certaine mélancolie nous demeure en songeant qu'à moins de frais, on aurait pu faire de la vie, au lieu de faire de l'art.
Vincent Van Gogh, Lettre à Théo du 29 juillet 1888.
Incipit
Pont-Aven, dimanche 12 août 1888
Tobias,
Premier jour ici. C'est à toi que j'écris. Tu vois, ce que je t'avais promis de faire, je l'ai fait. J'ai eu, pour une fois, un peu de courage et d'esprit d'aventure, tu seras content de moi peut-être ? J'ai quitté Paris et laissé ma cousine Hazel là-bas, elle se débrouille très bien sans moi. Certes, la famille Boch m'en voudra jusqu'à la fin des temps, mais je préfère sa rancune à la tienne et au remords de n'avoir jamais rien tenté dans ma vie.
Je suis arrivé en Bretagne hier : par le train d'abord, de Paris à Quimperlé, puis en malle-poste *. J'étais assez disposé à accomplir le reste du trajet à pied, en souvenir de nos pérégrinations dans les Flandres, mais une malle, un chevalet et un appareil photographique, ça vous plombe les semelles ! Finalement, j'ai fait comme tout le monde : pour rejoindre Pont-Aven, on s'entasse dans une voiture à cheval et on endure les cahots du chemin en causant de peinture avec les autres... Comme les rêves qu'on a chéris nous semblent pauvres, quand ils traînent sur les routes et sont ceux de tout le monde ! La malle-poste nous a lâchés au centre du village, sur une place avec des hôtels. Le premier était trop cher pour moi, les autres complets. En prenant un verre dans un café, j'ai rencontré Laval, un peintre parisien : il m'a conseillé la pension Gloanec. Le déjeuner pour un franc, la pension complète pour soixante ! Il restait une chambre, je l'ai louée pour le mois : me voilà installé.
De la mansarde où je suis logé me parviennent en ce moment même des cris de mouettes qui me rappellent la mer du Nord et nos échappées dans le Westhoek, et j'en deviens bêtement nostalgique. Mais il suffit que je me penche par la fenêtre pour que tout change : j'aperçois l'Aven toute verte qui roule son eau à lessive, le pont où en ce moment même, sur le parapet, sont assis des peintres qui causent entre eux et dont j'entends les voix fortes, et puis à droite, la place avec ses tilleuls, les chaises et les tables de l'hôtel Julia où boivent les Anglais et les Américains. Les pipes fument dans l'air du soir, ça sent le tabac, la marée basse, l'huile de restaurant et l'essence de térébenthine.
Je me sens incapable de prendre un crayon pour dessiner tout cela, je ne suis plus très sûr d'être venu pour apprendre à peindre. Peut-être apprendre à sentir, à voir, à vivre.
Ce serait déjà beaucoup.
J'espère que ta cure t'a fait du bien ? Je poste cette lettre à l'adresse de ta mère à Ostende, espérant que tu l'auras bientôt et qu'elle te trouvera en meilleure santé. N'oublie de m'écrire à la :
Pension Gloanec, Pont-Aven, Finistère. France.
Fidèlement ton ami,
Hugo
* Notre mail vient de malle-poste repris par les Anglais. Mél, encore parfois utilisé, est ridicule. Courriel est fashion. Malle est historique.
Un télégramme de Hugo à Hazel Boch, sa cousine. Elle répond en demandant une longue lettre avec des dessins.
Hugo lui écrit :
[…]
Pont-Aven, ça n'est rien qu'un pont sur une rivière.
Et les peintres, et le bois d'Amour, c'est pittoresque au vrai sens du mot : tout y fait sujet de tableau.
A la pension, tenue par madame Gloanec – toutes les pensions sont tenues par les femmes –, on croise Maupassant, le père, Émile Bernard, Charles Laval et un certain Goguin– ça rit, ça boit, ça peint surtout.
Émile Bernard, Madeleine au Bois d'Amour, 1888, Musée d'Orsay
Madeleine, la sœur d’Émile, une gamine de dix-sept ans, est courtisée par Gauguin et Laval.
Charles Laval, Autoportrait à l'ami Vincent, 1888, musée Van Gogh
Paul Gauguin, La Vision après le sermon ou La Lutte de Jacob avec l'ange,1888, Galerie nationale d'Écosse, Édimbourg
Et puis, Paul Sérusier, que Hugo appelle Blanc-de-Céruse, et Bonnard...
On apprend à regarder un tableau.
Septembre 1888, des femmes sont éventrées dans les ruelles de Londres, Jack l'éventreur est dans l'ombre.
Tobias Hendrike s'intéresse au retable d’Isenheim, attribué à Dürer : C'est fort, très fort ! […] Pour moi, ça dépasse Jérôme Bosch.
Matthias Grünewald, retable d’Isenheim, tempera et huile sur bois de tilleul, 1512-1516, musée Unterlinden, Colmar
Et l'ami Van Gogh...
Foin de l'académie Julian, de ses modèles en plâtre ou en caleçon ! Hazel veut de la chair. Pascal posera nu pour elle et pour cinq francs. Seulement, il est un peu émotif, quelque chose bouge quelque part dans sa pose, et la chose grandit à vue d’œil...
Chapelle de la Trinité et sa fontaine miraculeuse, Cléguérec
En Bretagne, en promenade dans la lande, on rencontre des croix, des chapelles et des pierres levées.
Et à Londres, toujours cette histoire de crimes anglais terrifiante et fascinante.
Et peut être que la mission d'un art véritablement moderne, écrit Hazel à son cousin, serait d’œuvrer pour nous faire voir le monde autrement qu'à travers le prisme de l'esthétique ? Un monde dévoilé, délivré de l'obsession de la beauté, un monde où tous les corps, tous les visages, mériteraient d'être regardés.
Carte postale de Hazel Boch à Hugo Boch / Au recto : cachet postal « Paris dim. 31 mars 1889 » / verso : photographie de la tour Eiffel, inscription « Souvenir de l'inauguration »
Une pensée pour toi en ce jour historique.
Hugo revient à Pont-Aven. Il se loge à la Pension Marie Henry, Buvette de la plage, Le Pouldu.
1890.
La grippe fait des ravages à Paris. Hugo fait des post mortem, des portraits photographiques de chers disparus. La mort et la mer – ce serait un beau titre, si je faisais encore des tableaux, écrit-il à sa cousine.
Vincent Van Gogh est mort.
1891 et après... ça meurt.
Le roman par lettres revient à la mode. La correspondance imaginée par Anne Percin est remarquablement bien cousue. Et pas de fil blanc.
Pierre Rapsat, Gauguin, in album Je suis moi, 1977
Jean-Michel Ribes, Musée haut, musée bas, 2008
- avec, dans l'ordre d'entrée en scène : Un extincteur, Kandinsky, Modigliani, L'impressionnisme et l'impressionnantisme, Carole et Henri, Paul Gauguin *, L'entrée, Maurice, Picasso, Le baroque et le surréalisme, Alfredo en maillot de bain, Kandinsky, le retour, Perdelli et 350 braquemarts, Les nains de jardin, La première pulsion de l'humanité vers l'art, Le sexe au dîner *, Les impressionnistes *, De Vinci à Warhol, Le grand art, Joy-eu-se ! Carole et Henri, Matisse, Carole et Henri – Je pense que je vais te tuer, Carole, et je serai acquitté d'ailleurs, L’œuvre ultime – Tous ensemble !
* voir dans Les singuliers.
C’est vif, c’est ardent, c’est frais. A déguster ! nous dit Yueyin.
Haydn 2032, n° 2, Il filosofo, Il Giardino Armonico, dir. Giovanni Antonini, α, 2015
Franz Joseph Haydn, Symphonie n° 46, Symphonie n° 22, Wilhelm Friedemann Bach, Symphonie en fa majeur pour cordes et basse continue, Franz Joseph Haydn, Symphonie n° 47.
Deux originaux.
Pour le fils aîné de Johann Sebastian Bach, afin de s'affranchir de l'ombre du père.
Pour Haydn, vers une liberté créatrice sans contraintes imposées par un commanditaire.
Haydn 2032, n° 2, Il filosofo, Il Giardino Armonico, dir. Giovanni Antonini
Béatrice Duport, Jours meilleurs, Chapelle Notre-Dame des Fleurs, Moric, Moustoir-Remungol
Des portes, un labyrinthe jusqu'à la porte étroite.
* * *
Ces chapelles sont fermées en temps ordinaire. On ne peut voir leurs beautés cachées qu'en été – elles sont un havre de fraîcheur. Tout près, on trouve souvent une fontaine miraculeuse où coule une source pure et rafraîchissante.
Chapelle de la Trinité, Cléguérec, et sa fontaine miraculeuse
A l'entrée d'une chapelle, un bon génie vous accueille.
Chapelle de l’ermitage de Saint Gildas au bord du Blavet / Jean-Paul Lefebvre, 2014