Michel-Richard Delalande, Leçons de Ténèbres, Ensemble Correspondances, Sophie Karthäuser, soprano, Sébastien Daucé, direction, harmonia mundi, 2015
Sébastien Daucé
Sophie Karthäuser
(oui, elle est...)
Lorsque Lalande quitte cette vallée de larmes, sa notoriété est à son apogée ; entre 1725 et 1730, il a été le musicien le plus programmé à Paris. On se presse pour entendre ses motets, notamment les trois Leçons de Ténèbres et le Miserere à voix seule destinés aux offices de la Semaine sainte. De nombreux compositeurs avaient déjà proposé leur vision des Leçons dans la France du Roi soleil, faisant de l’Office de Ténèbres un véritable événement mondain. Fidèle à cette esthétique, Lalande saura exploiter cet art de l’ambiguïté, tout en se détournant de la tradition.
Michel-Richard Delalande, Leçons de Ténèbres
Livre des lamentations de Jérémie, 5, 1-2
Recordare, Domine, quid acciderit nobis : intuere, et respice opprobrium nostrum.
Hæreditas nostra versa est ad alienos, domus nostræ ad extraneos.
Rappelle-toi, Seigneur, ce qui nous arrive. Regarde, et vois notre honte.
Notre héritage a passé à des inconnus, nos maisons, à des étrangers.
Bien en Cour avec ses Simphonies pour les Soupers du Roy, Michel-Richard Delalande offre également, pour la semaine sainte avant Pâques, le service frugal des Leçons de Ténèbres aux Dames de l'Assomption, près des Tuileries.
En fin de journée, le mercredy, le jeudy et le vendredy de la semaine sainte, ces lectures nocturnes des Lamentations du prophète Jérémie, dans une mise en scène dramatisée, sont un événement mondain. Dans l'obscurité de la chapelle, quinze cierges (représentant les douze apôtres et les trois Marie) s'éteignent l'un après l'autre, au fil des versets chantés.
Delalande, marié à une chanteuse, Anne-Renée Rebel, et père de deux sopranos, Marie-Anne et Jeanne, également réputées, savait ainsi composer avec leur voix, notamment dans les chapelets de vocalises qui introduisent chaque leçon, sur les lettres de l'alphabet hébraïque.
Louis-Ferdinand Céline, L’École des cadavres, Éditions Denoël, 19, rue Amélie, Paris, Copyright par Louis- Ferdinand Céline, Paris 1938 – Une Production Cigale
le Temps, 20 juillet 1938
Aryens, il faut toujours vous dire à chaque Juif que vous rencontrez que s'il était à votre place il serait lui nazi 100 pour 100. Il vous trouve en son intime stupide à dévorer du foin de n'avoir encore rien compris. Et plus vous lui donnerez des preuves de bienveillance, d'amitié, et plus il se méfiera, forcément...
A chaque seconde, il se demande si ça va durer toujours...
Il aime pas beaucoup vous regarder en face. Plutôt il vous bigle de travers, à la dérobée, comme on observe les cocus, de biais, vaquer à leurs petites affaires, encore pas inquiets du tout, encore très loin des orages.
Céline est un écrivain.
Qu'est-ce qu'un écrivain ? Comment apprendre à lire, à distinguer auteur, narrateur, personnage ? Quand Dame Agatha Christie publie Le meurtre de Roger Akroyd, personne ne la soupçonne d'être une meurtrière.
La vérité, c'est que Céline se foutait de ce monde de violence et d’imbécillité. A Sigmaringen (la page est sous-titrée : « c'est du roman »), il faisait scandale, mais on le tolérait, les crétins de Vichy ou de Berlin se réjouissaient du guignol (Guignol's Band) qu'ils ne lisaient que selon une informe (infâmante ?) lecture.
Qu'est-ce qu'un écrivain ?
ÉCRIVAIN. n. m. Celui qui compose des livres. Le métier d'écrivain. Un écrivain médiocre. Un écrivain célèbre. Les meilleurs écrivains du dix-huitième siècle. Les grands écrivains. Il se dit aussi des Femmes. Mme de Sévigné est un grand écrivain. Le dix-neuvième siècle fut fécond en femmes écrivains.
Absolument, Un écrivain, Un auteur distingué par les qualités de son style. Il faut de solides études pour former un écrivain. C'est un habile conteur : ce n'est pas un écrivain.
Écrivain public se disait de Celui qui faisait métier d'écrire pour le public des lettres, des mémoires, des pétitions, etc.
Dictionnaire de l’Académie Française, huitième édition, 1932-1935
Qu'est-ce qu'un auteur ?
AUTEUR. n. m. Celui qui est la première cause de quelque chose. Dieu est l'auteur de la nature. JÉSUS-CHRIST est l'auteur de notre salut. Les auteurs de la sédition, de la conjuration furent punis. On ne connaît point l'auteur de cette nouvelle. Vous êtes l'auteur de ma ruine. On n'a pu découvrir l'auteur de ce forfait. Il ne fut que l'instrument du crime; un tel en est l'auteur, le premier, le véritable auteur.
Les auteurs d'une race, Ceux dont elle est sortie. C'est dans ce sens qu'on dit, en termes de Jurisprudence, Les collatéraux descendent d'un auteur commun.
Les auteurs de nos jours, Notre père et notre mère.
Il signifie aussi Inventeur. L'auteur d'une découverte, d'un procédé. Il est l'auteur de ce système. Les auteurs des opinions nouvelles. L'auteur d'un projet.
Il se dit spécialement de Celui qui a fait un ouvrage de littérature, de science ou d'art. L'auteur de ce livre est inconnu. Cette musique est d'un auteur célèbre. Après la pièce, le public demanda le nom de l'auteur. Quel est l'auteur de ce tableau ? On le dit aussi des femmes. Cette dame est l'auteur d'un fort joli roman.
Il signifie absolument Celui qui a écrit quelque ouvrage ou qui écrit habituellement des ouvrages. Bon auteur. Mauvais, médiocre auteur. Il s'est fait auteur. La condition, la vie, le métier d'auteur. La réputation, la célébrité, la gloire de cet auteur. Auteur ancien. Auteur moderne. Auteur classique. Auteur grave. Auteur frivole. Auteur dramatique. Auteur grec, latin, italien, arabe. Auteur approuvé. Auteur orthodoxe. Auteur apocryphe. Auteur anonyme. Auteur pseudonyme. Auteur original. Les auteurs sacrés. Les auteurs profanes. Auteur contemporain. On dit adjectivement, dans ce sens, Une femme auteur.
Il désigne quelquefois par extension l'Ouvrage même d'un auteur. Lire un auteur. Commenter, expliquer, critiquer un auteur. Entendre les auteurs. Citer un auteur. Compiler des auteurs. Collection, choix des auteurs grecs, etc. Étudier les bons auteurs. Il possède à fond ses auteurs.
Il signifie également Celui de qui on a appris quelque nouvelle. C'est mon auteur. Je vous nomme mon auteur. Je vous cite mon auteur. Il ne veut pas dire son auteur. En ce sens, on dit aussi d'une Femme C'est elle qui est mon auteur.
En termes de Jurisprudence, il se dit de Celui de qui on tient quelque droit. On lui disputait la possession de cette terre, il fit appeler ses auteurs en garantie.
Dictionnaire de l’Académie Française, huitième édition, 1932-1935
Qu'est-ce qu'un narrateur ?
NARRATEUR, TRICE. (On prononce les deux R dans ce mot et dans les quatre suivants.) n. Celui, celle qui narre, qui raconte quelque chose. C'est un narrateur ennuyeux, fastidieux, exact, fidèle. Une amusante narratrice.
Dictionnaire de l’Académie Française, huitième édition, 1932-1935
Qu'est-ce qu'un personnage ?
PERSONNAGE. n. m. Personne. En ce sens, il se dit principalement des Hommes, et il comporte une certaine idée de grandeur, d'autorité, d'importance sociale. Les plus grands personnages de l'antiquité. Il se croit un personnage, un grand personnage. Trancher du personnage.
Il s'emploie quelquefois comme terme de dénigrement, et alors sa signification est ordinairement déterminée par une épithète. C'est un fort sot personnage. C'est le plus ridicule personnage que l'on puisse voir. Voilà un impudent personnage. Vous êtes un plaisant personnage. Absolument, Je connais le personnage.
Il se dit encore des Personnes mises en action dans un ouvrage dramatique; en ce sens, il s'applique aux femmes comme aux hommes. Le personnage de Tartufe, de Joad, de Zaïre, de Figaro, de Ruy Blas, d'Antony. Le principal personnage. Il y a dans cette pièce trop de personnages, trop de personnages accessoires. Personnage essentiel, inutile à l'action. La liste des personnages. On dit de même Les personnages d'un dialogue.
Il se dit quelquefois de Ces mêmes personnes, par rapport aux comédiens qui les représentent. Il joue le premier personnage, le principal personnage. Il joue bien son personnage.
Il se dit, par extension, des Personnes qui figurent dans un ouvrage narratif, dans un roman. Ce romancier a trop multiplié les personnages secondaires.
Fig., C'est un personnage de roman se dit d'un Homme qui a eu beaucoup d'aventures.
PERSONNAGE se dit, figurément, de la Manière dont on se conduit. Cet homme-là est destiné à jouer un grand personnage. Il a joué dans cette affaire un étrange personnage. Il fait un triste, un sot, un plat personnage. Il joue bien, il soutient bien son personnage. Un intrigant est obligé de jouer bien des personnages à la fois. Un fripon ne fait pas longtemps le personnage d'homme de bien.
Il désigne, en termes de Beaux-Arts, les Figures d'une composition. Un personnage placé au premier plan.
Tapisseries à personnages, Tapisseries où il y a des figures d'hommes et de femmes.
Personnage allégorique, Être métaphysique, création abstraite en qui la poésie ou la peinture personnifie une chose, une qualité ou un défaut de la nature humaine. La Renommée dans « l'Énéide » et la Mollesse dans « le Lutrin » sont des personnages allégoriques. Rubens, dans sa galerie du Luxembourg, a fait un grand emploi des personnages allégoriques.
Dictionnaire de l’Académie Française, huitième édition, 1932-1935
On se plaira éventuellement à connaître que l'écrivain est un insecte coléoptère de la famille des eumolpes qui découpe des sortes de caractères dans les feuilles de vigne (Elie-Abel Carrière, La Vigne, 1865).
Céline, fin entomologiste du monde, le connaissait.
Le narrateur est celui qui raconte l’histoire. Il ne faut pas le confondre avec l’auteur du récit (la personne physique qui a écrit le texte) ni avec les personnages (le narrateur n’est pas forcément un personnage du récit).
Relisons.
le Temps, 20 juillet 1938
Aryens, il faut toujours vous dire à chaque Juif que vous rencontrez que s'il était à votre
place il serait lui nazi 100 pour 100. Il vous trouve en son intime stupide à dévorer du foin de n'avoir encore rien compris. Et plus vous lui donnerez des preuves de bienveillance, d'amitié, et plus il se méfiera, forcément...
A chaque seconde, il se demande si ça va durer toujours...
Il aime pas beaucoup vous regarder en face. Plutôt il vous bigle de travers, à la dérobée, comme on observe les cocus, de biais, vaquer à leurs petites affaires, encore pas inquiets du tout, encore très loin des orages.
1938. Nous sommes avant l'orage. La tempête souffle depuis 1933, mais le maréchal n'a pas encore fait le don de sa personne à la France, ni même à la science.
Aryens. Ce discours s'adresse aux Aryens, qui se disent Aryens – le terme n'est pas forgé par celui qui parle.
Chaque Juif, s'il était à votre place il serait lui nazi 100 pour 100.
Cette phrase, dont la banalité suffit à disculper celui qui parle de toute malice, serait digne de Monsieur Perrichon (un personnage) ou de Monsieur de La Palice (dans le personnage qu'on en a fait).
Si vous, oui, devant votre écran, vous étiez à la place d'un nazi... Reprenons... Si vous étiez à la place du calife, vous seriez calife, n'est-ce pas ?
Il vous trouve en son intime stupide à dévorer du foin.
Ainsi, le Juif, qui n'est pas à la place d'un nazi, trouve clairement le nazi stupide. Est-ce le propos ou la pensée du Juif, un personnage qui observe, ou du narrateur, ou de l'auteur qui s'exprime en ayant recours à un truchement ?
Plutôt il vous bigle de travers, à la dérobée, comme on observe les cocus, de biais.
Voilà nos nazis, stupides à dévorer du foin, cocus !
Encore très loin des orages.
Loin des Orages d'acier qui anéantirons le Reich millénaire, après six millions, huit millions, dix millions d'exterminés. L'horreur est dans cette indétermination.
Céline n'a jamais appelé au meurtre, sinon dans un sens figuré, en littérature, avec ses Bagatelles pour un massacre des illettrés.
Céline est un écrivain.
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Louis-Ferdinand Céline, Les écrits maudits, La Griffe Rouge
Voyons un peu : Céline, avec André Parinaud, journaliste, réalisation : Alexandre Tarta, INA, 1958 – première partie
Voyons un peu : Céline, avec André Parinaud, journaliste, réalisation : Alexandre Tarta, INA, 1958 – seconde partie
La Toilette. Naissance de l'intime, Hazan, 2015 – 223 p., nombreuses illustrations, 29 €
Cet ouvrage est publié à l'occasion de l'exposition « La Toilette. Naissance de l'intime » organisée par le musée Marmottan-Monet à Paris du 12 février au 5 juillet 2015.
Auteurs du catalogue : Nadeije Laneyrie-Dagen et Georges Vigarello.
Pays-Bas du Sud, Le Bain, tenture de La Vie seigneuriale, vers 1500
Une tapisserie du musée de Cluny, un des éléments de la tenture des épisodes de La Vie seigneuriale, vers 1500, illustre un bain somptueux : des domestiques s'empressent auprès de la baigneuse, une nature luxuriante entoure la cuve de pierre, les instruments de musique, les parfums, les couleurs évoquent l'alerte des sens. Le bain serait plénitude, plaisir, l'occasion de représenter le nu aussi, un corps fin et délié triomphant dans un décor sublimé.
Un bain idéalisé glorifiant un corps abstrait des pratiques de l'ablution, rares à cette époque du fait de la rareté de l'eau dans les appartements et de la prévention des médecins contre sa nocivité.
Au XVIIe siècle, on préfère la toilette sèche : on s'essuie, on change de linge et le nettoiement s'accompagne de parfums et d'onguents – fort utiles en ces temps où la puanteur règne dans les couloirs et les antichambres des palais.
(de nos jours, l'odeur n'est plus la même)
Au XVIIIe siècle, la toilette, offerte en spectacle au siècle précédent, devient une scène intime où l'individu, le sujet, s'affirme. L'eau s'ouvre au bain et au bidet. L'espace privé se referme.
Ce mouvement se poursuit et s'amplifie au XIXe siècle. Le nu n'est plus celui du corps parfait, mythologique, mais celui du quotidien : les gestes secrets l'emportent sur l'idéal du trait.
Au XXe siècle, on ne montre plus que celle qui, dans le moment de la toilette, veut être seule.
Art Shay, Simone de Beauvoir après son bain, Chicago, 1950, photographie, tirage sur gélatine-argent, 33,02 x 21,59 cm, Chicago, Museum of Contemporary Art
Une très belle exposition sur un thème peu fréquenté et sous la conduite des excellents maîtres d’œuvre également rédacteurs du catalogue.
Des images... charmantes, comme on le voit dès la couverture.
Daniel De Roulet, Le Démantèlement du cœur, Buchet/Chastel, 2014
Daniel de Roulet est un écrivain suisse de langue française né le 4 février 1944 à Genève où il vit aujourd'hui. Après des études d'architecture, il devient informaticien dans les réseaux de télécommunications. Il travaille également dans des centrales nucléaires. Depuis 1997, il se consacre entièrement à l’écriture. Ses romans ont pour thème le nucléaire, ses bombes, ses catastrophes – de Hiroshima à Fukushima en passant par Tchernobyl : La ligne Bleue (1995), L'homme qui tombe (2005), Kamikaze Mozart (2007), Tu n'as rien vu à Fukushima (2011), Fusions (2012).
Max vom Pokk, architecte newyorkais, tourmenté par d’anciennes amours, revient en France où il a rendez-vous avec son amie d’il y a quarante ans. Il ne l’a plus revue, bien qu’ils aient ensemble un fils, Mirafiori, dont il est sans nouvelles.
Shizuko Tsutsui est née le jour où la bombe a détruit sa ville. Pour cette raison, elle est clouée sur un fauteuil roulant. Scientifique de haut niveau, elle est chargée de surveiller le démantèlement d’un surgénérateur nucléaire au bord du Rhône, à Malville. Elle aussi se prépare avec enthousiasme à retrouver le père de son fils.
Mais ce jour-là, 11 mars 2011, à Fukushima, un tremblement de terre ravage la centrale dans laquelle Mirafiori, le fils de Max et Shizuko, travaille comme intérimaire. Il a passé neuf ans en prison et désormais la mafia contrôle sa vie.
Cette catastrophe bouleverse les retrouvailles amoureuses. Shizuko est rappelée d’urgence au Japon. Max perd pied et, pris de remords, croit bon de jouer au héros qu’il n’est plus. Mirafiori est envoyé en mission suicide dans la salle de contrôle du réacteur en fusion...
Le Démantèlement du cœur est le dixième et dernier volume de La Simulation humaine, épopée du nucléaire qui va de Hiroshima à Fukushima, du triomphe de la science à la mise en cause de sa démesure.
Debout sur son échafaudage mobile, Mirafiori essaie de comprendre le parcours du circuit après la boîte de dérivation. Il a repéré un fil, par là, ensuite là, et plus rien. L’installation date des années 60, schémas électriques de branchement avec légendes en anglais. A l’époque, sur un chantier de centrale atomique, personne ne comprenait cette langue. Maintenant, avec l’usure, il faudrait tout recâbler, arracher le cuivre dénudé, refaire les points d’accès, l’isolation. Mais on bricole. Le mois dernier, la centrale de Fukushima, la plus ancienne du Japon, a reçu son permis d’exploiter pour dix années encore. Le chef d’équipe a dit à Mirafiori Tsutsui : « T’occupe pas, ici on rafistole, tu n’as pas à donner ton avis. »
Vrai, un intérimaire, c’est un moins que rien par rapport aux planqués de Tepco. Eux ont des uniformes bleus, une rente assurée, un sourire suffisant. Quand il faut travailler en zone irradiée, ces messieurs de la Tokyo Electric Power Company délèguent, distribuent des dosimètres maquillés par un entourage de plomb, ou pas de dosimètre du tout.
Un bruit sourd. Les parois du quatrième étage soudain s’ébranlent. Le cerveau de Mirafiori met quelques secondes à établir les connexions : tremblement de terre. Ce sera comme ces deux dernières semaines, un avertissement de plus. A moins qu’il ne s’agisse de quelque chose de plus terrible, de vraies secousses, le séisme final, prévu pour ce siècle et qui ne vient jamais. Les plaques continentales se fracasseront, Tokyo sera rasée, Nagasaki sous l’eau.
[…]
Par bonheur, en cas de séisme, l’endroit le plus sûr de tout l’archipel japonais, c’est une centrale atomique.
Au pénitencier, c’était sous le lit que Mirafiori devait se tenir pendant dix minutes. Les matons contrôlaient l’exercice : ça lui rappelle de mauvais souvenirs.
[…]
Pour ce travail, question culture de la sécurité, on est bien protégé, du solide, et pas trop mal payé, même en reversant un tiers du salaire aux hommes de la mafia qui vous embauchent.
[…]
Encore une secousse, plus forte que toutes les autres réunies, accompagnée de craquements inhumains. Cette fois une conduite se détache, se plie, se déchire, le métal se comportant comme un tissu mité. Une trombe liquide jaillit du plafond.
– Saloperie, dit Mirafiori.
– Touche pas ! crie Amir, radioactif.
Il sait ce qu’il dit, il a fait des études. Au plafond, tout se déglingue, mais on n’a pas le temps de voir parce que soudain il fait noir. Le bâtiment du réacteur n’a aucune fenêtre, il faut éviter de se mettre à hurler comme le collègue, qui semble n’avoir plus confiance dans la technique.
[…]
Le haut-parleur – voix d’homme cette fois – annonce que ceci n’est pas un exercice, mais une vraie alerte, tous les employés doivent se diriger vers la porte de sortie du premier étage, sans utiliser l’ascenseur, bien sûr. Mirafiori aide Amir à repousser les restes de l’échafaudage qui obstruent le palier. Ils font ça très vite, avec une certaine maladresse. Dans l’escalier, grâce à la lumière de leurs téléphones, ils distinguent différents objets dont aucun n’a gardé sa place : des sceaux, des échelles, des caisses à outils, des rouleaux de papier de toilette, chaque feuille marquée du logo de Tepco.
[…]
Mirafiori aime cette centrale, son odeur de détergent, la masse de chaque paroi de béton, les marques jaunes sur le sol d’un vert brillant, les indications numérotées, les consignes de sécurité, l’atmosphère chaleureuse et close, un vrai foyer japonais, où s’affiche un peu partout la devise de Tepco : « Des hommes au service des hommes. »
[…]
La file piétine. […] Quand vient le tour de Mirafiori, l’encapuchonné lui passe son pommeau de douche sous les bras, dans la nuque, le dos, et plus bas. Arrivé à hauteur des chevilles, l’instrument se met à crépiter, l’autre demande, suspicieux :
– Où t’as mis les pieds ?
Mirafiori signale qu’il y a là haut, au quatrième étage, une grosse flaque alimentée par une fuite au plafond. A l’occasion, il faudrait fermer le robinet.
– T’aurais pas pu le dire plus tôt, non ?
A New York, une heure du matin. A Tokyo, trois heures de l'après-midi. Et à Paris, sept heures du matin quand Max vom Pokk atterit. Il apprécie l'aéroport de Roissy. Ses grands panneaux avec une réplique de Molière, une publicité pour un avion de combat, une citation de Pascal, un soutien-gorge à dix-neuf euros, une pensée de Victor Hugo. Douce France, cher pays de mon enfance... Il se fredonne la chanson.
Creys, La Place, 1913
Max a loué une Chevrolet pour se rendre en Isère, près de Malville, où il a rendez-vous avec Shikuzo, son grand amour, sauvage, espiègle, imprévisible – victime d'Hiroshima où elle est née avec la bombe.
Sur l'autoroute, devenue un champ de bataille avec ses hargnes, rages et insultes, il écoute France Culture : on raconte la belle histoire de Jacob-Frédéric Lullin de Châteauvieux.
Shizuko, malgré son handicap, reste vouée à sa profession de chimiste. Elle dirige la déconstruction de la centrale de Malville. Passavant, le directeur aux cheveux très courts, n'a que tendresses pour l'éloge funèbre de Superphénix *(note en bas de page), la réserve de plutonium de la France entourée de gendarmes – cette folie.
Et maintenant, il y a l'histoire du plutonium manquant.
– Pourquoi la France a-t-elle tant de centrales ?
– Pour produire notre électricité.
– Bravo, monsieur, mais vous oubliez de préciser que votre gouvernement a besoin des centrales civiles pour fabriquer des bombes.
A Fukushima vient alors le déluge. Une immense vague brise les remparts protégeant la centrale, l'océan emporte tout sur son passage et envahit les bâtiments. Le cœur s'affole.
Shizuko vient à peine de retrouver son ancien amant quand elle est appelée impérativement à Tokyo.
A Fukushima, la première tranche vient d'exploser. La population de Tokyo est menacée. Dans les bâtiments, tout est en ruine, les radiations percent les scaphandres, Amir en est victime.
Plus tard... un mois, un an... on oublie. 6 h 10, Tokyo s'éveille. Il ne fait pas encore jour dans le parc d'Ueno. Les sans-abris replient leurs baluchons. Dans la fraîcheur de l'aube, les premiers joggers, les habitués du tai-chi, les maniaques de l'hygiène sportive, les toqués de la méditation, tous se croisent sans s'adresser le moindre signe. Quelques peureux ridicules portent des masques chirurgicaux jetables, censés les protéger des particules nocives échappées de la centrale en fusion.
Max et Shizuko, Mirafiori, leur fils, sont condamnés.
Sous sa charpente documentaire (excellente et passionnante), le récit est bien de l'ordre du roman : les personnages sont vivants. On vit la catastrophe comme si l'on y était – sans besoin de scaphandre. Préparez tout de même vos mouchoirs.
- - -
* (note) Superphénix (SPX) est un ancien réacteur nucléaire définitivement arrêté en 1998, situé dans l'ex-centrale nucléaire de Creys-Malville, en bordure du Rhône à 30 km en amont de la centrale nucléaire du Bugey.
En 2007, les travaux de démantèlement étaient prévus pour durer jusqu'en 2027. A cette date, les quatorze tonnes de plutonium et les trente huit mille blocs de béton au sodium seraient encore conservés sur le site.
Le coût de l'opération Superphénix a été très élevé sur le plan financier. Le prix de la construction (dix milliards de francs pour une prévision de quatre milliards) et de l'entretien de Superphénix pendant son fonctionnement a été évalué à 40,5 milliards de francs français (6,2 milliards d'euros) et le prix de son démantèlement a été estimé à 16,5 milliards de francs français (2,5 milliards d'euros) : au bout du compte l'expérience industrielle a été jugée coûteuse, la possibilité d'une exploitation industrielle « normale » étant contestée.
Superphénix, Le dernier souffle, documentaire de Patrice Morel, France 3, 2007
Molécule, 60°43' Nord, un livre-CD, Millefeuilles/Classic 3F, 2015
Romain Delahaye-Serafini, alias Molécule, est un musicien passionné par la mer qu'il ne connaissait jusqu'en 2013 que depuis ses plages bretonnes.
Le projet de composer une symphonie en hommage à l'océan et à ses hommes était en lui depuis longtemps.
En mars 2013, il prend le large à Saint-Malo sur le chalutier industriel Joseph Roty II (quarante ans, 2 400 tonnes, cinquante-neuf marins) pour une campagne de pêche dans l'Atlantique Nord. Trente-quatre jours sans voir la terre passés à capter, avec ses micros, les bruits du navire et de l'océan, traités ensuite avec ses instruments pour composer, dans sa cabine transformée en studio, sa symphonie en dix mouvements.
L'album est inclus dans un livre, un journal de bord où il écrit ses émotions et commente ses compositions, avec de magnifiques images : photographies, cartes maritimes, plan du navire, fiches techniques, météo du jour, force du vent, instruments utilisés...
Un spectacle qui m'oblige au silence
Molécule, Studio
Sur le chalutier, il est installé dans une cabine transformée en studio où il a embarqué deux-cents kilos de matériel pour son travail.
Françoise Hardy, Avis non autorisés..., Équateurs, 2015
Quand elle passe au crible notre société contemporaine – les mensonges religieux et politiques, les idéologies et le sectarisme –, Françoise Hardy prend vite feu. Si cette frondeuse n’hésite pas à avouer ce qui la révulse, à épingler avec humour ceux qui l’agacent, elle sait aussi faire preuve d’admiration et de tendresse envers des hommes publics comme Michel Rocard ou Hubert Védrine, Nicolas Hulot ou Alain Juppé, Patrick Modiano ou Michel Houellebecq. Françoise Hardy nous offre ici son « âge de femme ». Elle, l’égérie longiligne des sixties, évoque sans concession l’épreuve de la vieillesse, de sa vieillesse, de la décrépitude des corps. Dans une époque qui se refuse à vieillir, il faut un vrai courage d’écrivain pour se confronter ainsi à sa propre image et raconter sa souffrance, la maladie, le parcours du combattant auprès des médecins, et parfois des charlatans. Dans ce livre, à la fois poignant et drôle, composé de messages personnels, les souvenirs avec les chanteurs, les couturiers, les artistes se mêlent aux digressions sur la politique, l’environnement, l’économie, les médias et les médecines douces. Françoise Hardy s’attache enfin à nous faire partager ses passions pour la littérature, l’astrologie et la spiritualité. Apparaît toute la sensibilité à fleur de peau d’une femme qui préfère la singularité, la solitude et la beauté à la foire aux vanités.
Icône de plusieurs générations, Françoise Hardy a notamment publié Le Désespoir des singes et autres bagatelles (Robert Laffont, 2008) et plus récemment L'Amour fou(Albin Michel, 2012).
4e de couverture
Incipit
En quête de vieux documents, je suis tombée sur des photos prises il y a une trentaine d'années à l'occasion d'un anniversaire où la famille de mon mari et la mienne - se bornant à ma mère - étaient réunies. Parents et beaux-parents, âgés alors de soixante à soixante-dix ans, esquissaient le même sourire vague et sans joie, tête baissée et regard éteint. C'était si frappant que je ne pouvais pas ne pas le remarquer à l'époque, mais j'étais jeune encore et les questions dérangeantes qui m'étaient venues à l'esprit avaient été vite occultées par d'autres préoccupations.
Françoise Hardy n'aime pas la vieillesse.
Maintenant que j’ai atteint cet âge dit respectable, vénérable ou avancé, je découvre à mon tour l’épreuve du vieillissement. C’est une telle dévastation à tous les niveaux que si la conscience en existait quand cet ultime passage obligé semble encore loin, personne ne souhaiterait mourir le plus tard possible.
La mémoire du passé récent flanche, on se rappelle difficilement les noms ou les détails importants de faits divers ou d’histoires que l’on aimerait rapporter pour éveiller si peu que ce soit l’intérêt d’un entourage qui ne vous prête plus guère attention.
Vieillir, c’est subir la déchéance d’un corps qui, en même temps qu’il fonctionne de moins en moins bien, s’abîme, se déforme, se dénature de plus en plus…
Elle n'aime pas l'ISF ni François Hollande.
Elle n'aime pas la religion chrétienne. Elle a été élevée chez les bonnes sœurs. Elle en a souffert.
Elle n'aime pas les purges pour les coloscopies. Quelles sont les motivations des proctologues, se demande-t-elle : Passer sa vie à explorer le derrière des gens et leurs matières fécales dépasse l'entendement.
Quel ennui, dit-elle, si tout le monde pensait la même chose. Il est déjà tellement accablant que les chaînes de télévision, qui ciblent le plus grand nombre, diffusent les mêmes navets...
Katie Melua, se rappelle-t-elle, une jeune chanteuse d'origine géorgienne, a repris une de ses chansons composée en 1965 et adaptée, la même année, en anglais.
François Chaplin, Schubert, Impromptus D 899 & D 935, Aparté, 2014
François Chaplin a suivi la formation de Ventislav Yankoff au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, ainsi que la classe d'accompagnement et musique de chambre de Jacqueline Robin. Il a poursuivi ensuite ses études auprès de Jean-Claude Pennetier.
Parallèlement à ses concerts et enregistrements – Debussy, Chopin, Schumann, Poulenc, Carl Philipp Emanuel Bach, Mozart –, il donne des master classes à Saint-Pétersbourg, à Montréal et au Japon.
Franz Schubert, Impromptus D 899, n°3, François Chaplin, piano, 2014
Franz Schubert, Impromptus D 899, n°3, Vladimir Horowitz, piano, Musikverein, Vienne, 1987
« There are three kinds of pianists : Jewish pianists, homosexual pianists, and bad pianists. »
Les deux interprétations font entendre l'esprit fantasque et rebelle du compositeur (alors dans l'année de sa mort) : un aventurier, un errant à l'écart des formules académiques convenues, un « devineur », disait Debussy.
Les accents, dans l'interprétation, ne sont pas les mêmes. Chaplin oscille entre aplomb et vertige. Magnifique !
Née en 1963 au Viêt-nam, Linda Lê est arrivée en France en 1977, deux ans après la fin de la guerre, elle a pris le chemin de la littérature : Les Evangiles du crime, Calomnies, Les dits d'un idiot, Les Trois Parques, Voix, Lettre morte, Personne, Kriss/L'homme de Porlock, In memoriam, Cronos, A l'enfant que je n'aurai pas, Lame de fond.
« La littérature n'est pas faite pour les acquittés, elle n'est pas faite pour les élus. Elle est dans le camp des victimes et des sacrifiés, dans le camp des condamnés qui essayent, comme moi, de trouver leur salut et qui se cassent les dents. »
Au cours d’un séjour au Havre, un jeune journaliste découvre un livre d’un mystérieux écrivain nommé Antoine Sorel. La lecture de ce roman le bouleverse, il s’interroge sur son auteur, dont il sait seulement qu’il a vécu toute sa vie dans cette ville portuaire.
Le lendemain de sa découverte, il apprend la mort, à quarante-cinq ans, de l’écrivain. Pour payer sa dette de lecteur, et parce que, pense-t-il, la mort ne doit pas avoir le dernier mot en littérature, il décide de ressusciter Antoine Sorel à travers un livre d’hommage.
En rencontrant ses proches, en faisant sienne la forme d’une ville, en enquêtant auprès des femmes que Sorel a aimées, il ne cherche peut-être pas seulement à assurer le salut de l’écrivain, mais aussi le sien.
Livre des solitudes et de la quête des origines, ce roman est d’abord celui de la ferveur et de son pouvoir de résurrection.
4e de couverture
Incipit
Le suicide d'Antoine Sorel n'avait pas fait couler des flots d'encre. Les hommages rendus à cet écrivain peu répandu, qui s'était défenestré du sixième étage de son immeuble, étaient d'une discrétion frisant l'indifférence. La plupart des journaux s'étaient contentés de reproduire la mystérieuse injonction qui figurait à la fin du faire-part inséré dans un grand quotidien. Elle était extraite d'un fameux recueil d'aphorismes dont j'imaginais que le disparu se séparait rarement : « Il ne faut pas s'astreindre à une œuvre. Il faut seulement dire quelque chose qui puisse se murmurer à l'oreille d'un ivrogne ou d'un mourant. » Moi-même, je serais passé à côté de ce qui était presque un non-événement dans le monde des lettres si, lors d'un séjour au Havre, un vendredi d'avril où je devais assister à l'adaptation d'une pièce de Beckett, Fin de partie, donnée au Volcan, la Maison de la culture du lieu (la mise en scène s'avéra d'un réalisme outrancier, avec des comédiens qui hurlaient et un décor d'une grande laideur), je n'étais tombé sur un livre d'Antoine Sorel, Naufrages. Ce n'était pas, comme on serait tenté de le croire, un roman maritime, mais le portrait d'un homme qui sombre irrémédiablement.
Au cours d’un séjour au Havre, un jeune journaliste découvre un livre d’un mystérieux écrivain nommé Antoine Sorel. Le lendemain de sa découverte, il apprend que l'écrivain vient de se jeter par une fenêtre de son appartement situé au sixième étage.
Les hommages rendus à l'écrivain presque inconnu sont de l'ordre de l'indifférence.
Le journaliste commence son enquête en vue de publier un livre en mémoire de l'oublié.
Il fait passer une petite annonce dans le journal local pour entrer en relation avec des personnes ayant connu Antoine Sorel. Il reçoit une réponse d'un certain Yves Barbet, qui avait été au collège avec Sorel et était resté un de ses amis. Barbet invite le journaliste chez lui, rue Édouard-Vaillant à Caucriauville.
Rue Édouard-Vaillant, Caucriauville
Sorel […] faisait partie des francs-tireurs.
Sorel était un schopenhauerien, c'était ainsi du moins que l'avait défini un critique dans un article.
« Il n'y a point de rivages à la Mer douloureuse de la Naissance et de la Mort. »
Barbet n'avait pas été étonné qu'Antoine ait pris le pseudonyme de Sorel : à douze ans déjà, il avait une absolue dévotion pour Stendhal et relisait tout le temps Le Rouge et le Noir.
Antoine est Tran. Son grand-père, Diet Tran, s'est embarqué du Vietnam pour la France, où il fallait remplacer les ouvriers français partis à la guerre contre les Allemands. Son père, Martin Tran, s'est attaché à la France, à sa langue – on ne devait pas parler du Vietnam à la maison !
Il était minuit passé quand Barbet mit fin à l'entretien en me déclarant qu'il m'avait raconté tout ce qu'il savait. Il allait le samedi suivant à l'abbatiale de Montivilliers écouter la Messe en ut mineur de Mozart. Il me proposa de l'y accompagner.
Wolfgang Amadeus Mozart, Grande messe en ut mineur, K.427, Laudamus te, Anne-Sofie Von Otter, mezzo soprano, dir. : John-Elliot Gardiner
Les livres de Sorel dénonçaient la mascarade sociale, et pour nous, si habitués à nous mentir à nous-mêmes, c'était intolérable, il nous fallait nous en défendre : nous n'autoriserions personne à nous enlever ce que nous avions conquis de haute lutte. Nous nous étions ménagé une existence bien tranquille et celui qui la remettait en cause n'était qu'un malotru.
L'enquête se poursuit à la recherche d'autres témoins, chacun présentant une des multiples facettes de l'écrivain disparu – un peu comme dans Citizen Kane.
Le journaliste est un personnage du récit, les témoins sont des personnages, en quête d'un artiste, ou de l'invention d'un artiste – un peu comme dans Un monde flamboyant.
Antoine avait deux frères cadets, Claude Tran, mort écrasé par une machine dans son garage, et Jean.
L'Eau Tarie
Je me dirigeai à petits pas vers L'Eau Tarie, un café de la rue piétonne, pour retrouver Jean Tran.
Antoine était un enfant peu dégourdi, ses jeunes frères devaient tout lui apprendre : comment jouer aux billes, et plus tard, comment aborder une fille. A la maison, le père faisait régner une atmosphère oppressante. Ce n'était pas la fête à la maison, dit Jean.
Antoine a rencontré Isabelle, ils se sont mariés, ils sont resté ensemble près de trois ans.
Son témoignage est précieux : elle avait gâché trois années de sa vie pour un homme ne montrant qu'une grande froideur et ne se vouant qu'à son art.
Martin Tran reçoit le journaliste dans son petit logement en désordre. Il parle longuement de la France livrée aux métèques, et un peu de son fils, un gribouilleur.
Les témoins boivent, mangent et fument énormément.
Damien Léger, animateur de La Planche de vivre, une revue confidentielle, décrit Sorel comme un irréductible.
Judith Altmann est une vieille dame très élégante aux cheveux gris coupés à la garçonne. Elle n'a pas vu Sorel depuis plus de vingt ans. Il avait été son élève, le seul gamin de sa classe à ne pas chahuter en cours de solfège. Ensemble, ils écoutaient Glenn Gould jouer Bach.
Johann Sebastian Bach, Variations Goldberg, piano : Glenn Gould, 1955
« La vie sans la musique est une erreur, un calvaire, un exil », répétait-elle à tout le monde.
Les œuvres de Sorel seront-elles mieux entendues maintenant qu'il est mort ?
Oui, il me fallait servir de guide à Sorel pour qu'il fasse le voyage vers cet ailleurs dont je n'avais aucun doute que ce n'était pas le pays des morts.
Sebastiano Vassalli, La Source étrusque (Un infinito numero – Virgilio e Mecenate nel paese dei Rasna, Giulio Einaudi, 1999), traduit de l'italien par Jérôme Nicolas, Phébus, 2005
L’auteur se fait aborder un jour, dans les parages de l’aéroport de Milan, par un étrange personnage qui se présente comme un fantôme venu tout droit de l’Antiquité : celui du dénommé Timodème, esclave affranchi qui fut le dernier secrétaire de Virgile. Ce Timodème ne demande qu’une chose : qu’on le laisse enfin parler, et raconter les véritables circonstances qui ont poussé son maître à rédiger L'Énéide, l’immense poème des origines de Rome – et à mentir de bout en bout en pleine connaissance de cause.
Et nous suivons Virgile au long d’un « voyage en Italie » à l’époque d’Auguste, escorté par son secrétaire et par l’influent Mécène (ce dernier était d’origine étrusque), tous trois partis se documenter sur les sources de l’Histoire... Au fil de mille tribulations picaresques en maints lieux profanes et sacrés, le poète va découvrir que l’arrivée du « fondateur » Énée et des siens dans l’Italie des origines, loin d’apporter ce qui deviendra la paix romaine, n’aura entraîné qu’une suite de carnages, les nouveaux venus n’ayant de cesse qu’ils n’aient « purgé » la péninsule de toutes les cultures concurrentes – au premier rang desquelles l’étrusque, dont Virgile découvre dans l’étonnement les mystères sacrés...
Comment pourra-t-il désormais composer sans mentir cette Énéide que lui commande Auguste et dont le succès auquel elle est promise enterrera pour jamais l’histoire honteuse mais vraie qui est à la source de ce qu’on appelle la civilisation ?
Sebastiano Vassalli, couronné en 1990 (pour La Chimère) par le prestigieux prix Strega – un équivalent du Goncourt en Italie –, est en train de s’imposer au premier rang des romanciers de son pays. Sur la quinzaine de fictions qu’il a publiées, trois ont été traduites en français : chez P. O. L., Tout l’or du monde (1990) et La Chimère (1993) ; chez Fayard, Le Cygne (1996). Ses romans, volontiers inscrits dans l’Histoire – mais où les ingrédients du « roman historique » apparaissent comme subtilement dévoyés –, l’ont fait comparer à Marguerite Yourcenar.
4e de couverture
Fils d'une prostituée, Timodème est vendu par sa mère, à l'âge de cinq ans, à un marchand d'esclaves. Il est formé par ce dernier au métier de grammaticus (Il parle deux langues et il sait compter). Vers ses dix-huit ans, il est remis en vente sur le marché de Naples. Mille drachmes ! Quatre mille sesterces ! Il est acheté par Virgile.
Son histoire est un roman initiatique. Au commencement, la bibliothèque.
Je n'avais jamais vu de bibliothèque. Quand Virgile me fit entrer dans une pièce de sa maison dont les quatre murs, du sol au plafond, alignaient des étagères de bois comme l'eût fait une échoppe de boulanger, à ceci près qu'en guise de miches de pain on y trouvait des rouleaux de papyrus rangés en bon ordre, – Grecs d'un côté, Latins de l'autre, et poètes entre les deux rayons –, je me sentis profondément ému, comme si l'on m'avait présenté aux auteurs de tous ces ouvrages.
[…]
Pendant mes loisirs, si j'en avais envie, je pourrais m'adonner à la lecture, en choisissant parmi les volumes qui m'entouraient ceux que je trouvais les plus intéressants. Je devais seulement respecter les trois règles fondamentales de toute bibliothèque : la première, me dit Virgile, c'est que les textes ne pouvaient pas sortir de la pièce où ils étaient conservés, jamais ni sous aucun prétexte ; la deuxième, c'est qu'on ne pouvait pas écrire dessus, ni les déchirer, ni les salir ; la troisième, c'est qu'après avoir lu un ouvrage, il fallait le remettre à sa place, sur son étagère et à son emplacement spécifique.
– Ici, nous nous servons rarement du fouet, me dit mon nouveau maître en guise d'avertissement. Mais si un de ces volumes devait être perdu ou abîmé, nous n'hésiterions pas à y recourir.
Le soir même, je commençai à lire le poème d'Homère intitulé l'Odyssée. Ce furent les premiers vers de cette œuvre, dont je me souviens encore par cœur (« C'est l'homme aux mille tours, Muse, qu'il me faut dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d'hommes et connut leur esprit », etc.), qui m'introduisirent dans ce monde merveilleux et pour moi inconnu : celui de la lecture ! Je me jetai dans cette activité avec l'ardeur qu'on voit généralement les hommes mettre dans d'autres plaisirs, tels que courir le guilledou ou fréquenter les tripots ; et je continuai pendant quatre ans, sans interruption, sans autres pauses que le repos et le temps que je devais consacrer au service de mon maître. J'appris toutes, ou presque toutes, les choses les plus importantes qui avaient été pensées et écrites avant ma naissance ; je m'habituai à regarder le monde avec cent yeux plutôt qu'avec les deux miens seulement, et à sentir dans ma tête cent pensées diverses plutôt que la seule mienne. Je pris conscience de moi-même et des autres. Sans la lecture, les hommes ne connaissent qu'une toute petite partie des choses qu'ils pourraient connaître. Ils croient être heureux parce qu'ils foutent, se remplissent la panse de nourriture et de vin, et adoucissent leur vie avec des plaisirs absolument identiques pour tout le monde ; mais la lecture leur donnerait cent, leur donnerait mille vies, et une sagesse et un pouvoir sur les choses du monde qui n'appartiennent qu'aux dieux. Moi, en tout cas, j'en suis convaincu. Et je ne regrette pas une seule journée ni une seule heure des mes années de jeunesse passées dans la bibliothèque de Virgile à converser avec les grands auteurs des époques passées : ces gens s'entretenaient avec moi et me répondaient aimablement, moi qui n'était jamais qu'un esclave...
A la fin, il ne me resta plus un seul texte à lire. Quand je m'adressai à mon maître pour lui demander l'autorisation de fréquenter une bibliothèque publique, il me regarda longuement sans rien dire, puis il m'annonça que le lendemain nous nous présenterions devant le magistrat et qu'il ferait inscrire mon nom dans le registre des affranchis. Je me souviens encore de ses paroles :
– Toi, Timodème, me dit Virgile en cette circonstance, voilà longtemps déjà que tu es un homme libre, car ton intelligence et ta culture t'ont rendu tel ; mais il se pourrait que les personnes superficielles, ou bien celles qui ne te connaissent pas aussi bien que moi, ne s'en soient pas aperçues. Il faut que tout le monde sache que ta condition a changé.
La guerre civile avait une face paisible, les murs des villes se couvrant d'inscriptions : un champ de bataille où s'affrontaient Octave César et son rival Marc Antoine. On pouvait lire que le boulanger d'Aricia – entendez Octave – était devenu l'héritier du grand Jules César grâce à ses talents de cinaedus (« homosexuel passif »). On voyait des caricatures d'Antoine, le chien de Cléopâtre, ou Antoine le baudet, chevauché par une reine.
La bataille d'Actium * consacra le triomphe d'Octave, et les inscriptions de la propagande pâlissaient, tandis que revenait la bataille millénaire entre les mentulae et les pilosa, ainsi que les annonces sauvages : « Si tu as mal aux dents, adresse-toi à Asellius ».
Lorenzo A. Castro, La Bataille d'Actium, huile sur toile, 108,5 x 158 cm, 1672 – Musée national de la Marine, Londres
* Le 2 septembre de l'an 31 av. J.-C. pendant la guerre civile, une grande bataille navale eut lieu près d'Actium (sur la côte occidentale de la Grèce), entre les forces d'Octave et celles de Marc Antoine et Cléopâtre. La victoire d'Octave (bientôt Auguste, l'empereur, sous l'égide d'Apollon), marqua la fin de la guerre civile.
Rome, en ce temps-là, n'était que foules déguenillées et vulgaires, vacarme , la plèbe.
(le peuple a bien changé, de nos jours)
Mécène, protecteur des arts et des lettres, avait fait carrière à Rome comme conseiller politique du jeune Octave et il connaissait bien sa conduite scandaleuse. Les matrones elles-mêmes s'écriaient : « Que devrons-nous encore supporter, en cette époque sans frein et sans lois ? Qui sauvera nos institutions de la ruine, et qui leur rendra un peu de crédibilité et de décence ? »
(l'époque a bien changé, de nos jours)
Mécène et Virgile, avec Timodème, partent à la recherche des véritables origines de Rome, en Étrurie.
Le deuxième jour, nous descendîmes dans une auberge de Sutrium, Chez Marcellus […]. Le dîner fut aussi abondant que nous le promettait le ventre du maître de maison. Pour commencer, nous mangeâmes des olives en saumure et du thon ; puis on nous amena du jambon de sanglier coupé en très fines tranches, et ensuite les terrines pleines de tripes à la falisque, qui étaient le plat du jour et que l'on nous servit trois fois de suite, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus. Nous goûtâmes plusieurs vins et arrêtâmes notre choix sur un vin d'Albe jeune et un falerne de garde, tous deux excellents.
(on pourrait suivre un fil de lecture Nourritures terrestres)
Et chez Marcellus, on chante et les filles se dévoilent.
Après quelques jours et quelques auberges décentes, nous arrivâmes dans une auberge sordide à souhait, avec une enseigne qui n'aurait pas pu être plus trompeuse ; Benequiesco * (littéralement : « je dors bien »). Après un potage d'épeautre et un pain bis, et après quelques verres d'un vin qui avait un goût de fumée, les délices d'un vaste dortoir nous attendaient.
* note en bas de page
A partir de Sacni, l'origine étrusque et impubliable de Rome est découverte.
Le narrateur a-t-il rêvé ou n'est-il qu'un personnage dans un rêve de Timodème ?
Tchouang-tseu rêva une fois qu'il était un papillon, un papillon qui voletait et voltigeait alentour, heureux de lui-même et faisant ce qui lui plaisait. Il ne savait pas qu'il était Tchouang-tseu. Soudain, il se réveilla, et il se tenait là, un Tchouang-tseu indiscutable et massif. Mais il ne savait pas s'il était Tchouang-tseu qui avait rêvé qu'il était un papillon, ou un papillon qui rêvait qu'il était Tchouang-tseu. Entre Tchouang-tseu et un papillon, il doit bien exister une différence ! C'est ce qu'on appelle la Transformation des choses.
Tchouang-tseu, chapitre II, « Discours sur l'identité des choses », 庄周梦蝶
Et Virgile ?
Virgile, tenant l'Énéide, entre les Muses Clio et Melpomène, mosaïque romaine du IIIe siècle, découverte à Sousse, Tunisie, musée du Bardo, Tunis
Arma uirumque cano...
Virgile, Énéide, I, 704-721
Virgile écrira un faux. L'Histoire est écrite pour la poésie et non pour la vérité.
(en 2015, l'époque n'a pas changé ; on refait l'Histoire seulement en temps réel)
Un petit air de flûtiau...
Musica Romana, Symphonia Panica, XVII, Emmuty Records, 2006
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* note : de nos jours, Au Lion d'or (littéralement : « Au lit on dort » – même à Nogent-le-Rotrou).
Aujourd'hui, 13 mars 2015, fête de sainte Catherine de Sienne, le troisième jour de foutage de gueule de la bande à OB se poursuit dans l'indifférence soyeuse de Neuilly.
Devons-nous suspendre nos publications au crochet du boucher qu'on nomme eSSe en français ?
Visiteurs, visiteures (on se met à l'heure), pardonnez-leur, ils savent ce qu'ils font !
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Aujourd'hui, 12 mars 2015, deuxième jour de grève des commentaires sur Overblog.
Au temps moyenâgeux (c'est-à-dire il y a un an) de l'Ancien Overblog, tout marchait bien, il n'y a jamais eu de panne de commentaires – lorsqu'une punaise venait se loger dans la machine, elle en était retirée dans l'heure. Le service marchait tout seul. Il convenait tout juste de remplacer un serveur de temps en temps.
Le staff, comme il se nomme en français chic, était menacé d'un CDI (Chômage à Durée Indéterminée).
C'est alors que le Premier Staffien, s'inspirant de la méthode indémodable du sorcier Shadok, déjà reprise par les ingénieurs d'IKEA, eut une idée de génie : et si on foutait le bordel en se foutant de la gueule des clients ?
Ainsi naquit le Nouvel Overblog.
D'abord on supprimait tout ce qui était utile. L'utile est futile. Ensuite, on veillait à mettre la machine en panne de manière subtile. Ça pouvait demander trois jours, un mois, un an à réparer. L'emploi était sauvé !
Les commentaires sont donc en panne. Ils sont reconnus comme enregistrés, validés, mais ils ne s'affichent plus.
En prime (ils ont une prime pour chaque bêtise), nous sommes désormais dotés d'un code CAPTCHA, bien emmerdant (c'est étudié pour) : nous prions nos lecteurs de bien vouloir les en excuser.
On peut encore publier des articles. Jusqu'à quand ?
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17 h 35
Le staff d'Overblog, réuni en assemblée générale, vient de voter à l'unanimité et à verre levé la reconduction de la grève des commentaires.
Rappelons leur première revendication : une machine à caviar et champagne à discrétion - sans caméra (pour la discrétion).
>>> La photo est authentiquement une photo du staff fêtant le Nouvel Overblog <<<
Si la grève se prolonge, je reporterai les commentaires et mes réponses dans l'article 'Maintenance'. Vous pouvez donc continuer à commenter. A leur santé ! (si l'on peut dire à ce niveau-là)