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  • : Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).

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11 février 2015 3 11 /02 /février /2015 01:05
Gustave Flaubert, Madame Bovary – portes, fenêtres, volets

Gustave Flaubert, Madame Bovary, Michel Lévy Frères, 1857

Gustave Flaubert, Madame Bovary – portes, fenêtres, volets

Par l'effet seul de ses habitudes amoureuses, madame Bovary changea d'allure. Ses regards devinrent plus hardis, ses discours plus libres ; elle eut même l'inconvenance de se promener avec M. Rodolphe, une cigarette à la bouche, comme pour narguer le monde ; enfin, ceux qui doutaient encore ne doutèrent plus quand on la vit, un jour, descendre de l'Hirondelle, la taille serrée dans un gilet, à la façon d'un homme ; et madame Bovary mère, qui, après une épouvantable scène avec son mari, était venue se réfugier chez son fils, ne fut pas la bourgeoise la moins scandalisée.

Première partie, Chapitre 14, Illustration de A. Richemont, gravée à l'eau-forte par C. Chessa, Paris, F. Ferroud, 1905.

 

Gaetano Donizetti, Lucie de Lammermoor, 1835, scène de la folie, L'Autel rayonnesoprano : Mlle Yvonne Brothier, de L'Opéra Comique ; orchestre, dir. G.Diot, flûte : Marcel Moyse – Gramophone, Mat. CT-4029-1, 7 juin 1928

 

Emma, de même, aurait voulu, fuyant la vie, s'envoler dans une étreinte.

Deuxième partie, Chapitre 15.

 

C'était comme l'initiation au monde, l'accès des plaisirs défendus ; et, en entrant, il posait la main sur le bouton de la porte avec une joie presque sensuelle. Alors, beaucoup de choses comprimées en lui, se dilatèrent ; il apprit par cœur des couplets qu'il chantait aux bienvenues, s'enthousiasma pour Béranger, sut faire du punch et connut enfin l'amour.

 

Entre la fenêtre et le foyer, Emma cousait ; elle n'avait point de fichu, on voyait sur ses épaules nues de petites gouttes de sueur.

 

Ils étaient à l'hôtel de Boulogne, sur le port. Et ils vivaient là, volets fermés, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops à la glace, qu'on leur apportait dès le matin.

 

Elle se tenait en face, appuyée contre la cloison de la chaloupe, où la lune entrait par un des volets ouverts.

 

Madame Bovary, c'est une histoire de portes, fermées, ouvertes, de fenêtres, entrouvertes ou fermées, de volets où l'on peut lancer des cailloux pour se faire connaître. On en trouvera toutes les occurrences chez Madame Bovary.

 

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7 février 2015 6 07 /02 /février /2015 01:15
Gianni Celati, Le Avventure di Guizzardi – non me la fanno più

Gianni Celati, Le Avventure di Guizzardi, Storia d'un senza famiglia, Feltrinelli, 1989

Gianni Celati, Le Avventure di Guizzardi – non me la fanno più

Gianni Celati, Les Aventures de Guizzardi, traduit de l'italien par François Dupuigrenet Desroussilles, Salvy, 1991

Gianni Celati, Le Avventure di Guizzardi – non me la fanno più

Gianni Celati, né à Sondrio en 1937, est découvert par Italo Calvino qui fait publier son premier livre, Comiche, en 1971.

Les Aventures de Guizzardi forment le premier volume d'une trilogie intitulée Parlements burlesques.

(rabat de 4e de couverture de l'édition Salvy)

 

Arnold Schönberg, Pierrot lunaire, Op. 21, I, Mondestrunken, 1912 – Ensemble Musique Oblique, Marianne Pousseur, soprano, dir. Philippe Herreweghe, Harmonia Mundi, 1992

 

In breve

 

Un personaggio inventato dalla fantasia di Celati, un senza famiglia a metà tra l'attore Harry Langdon e un suo parente un po' matto.L'autore narra inizialmente le vicende di Guizzardi agli amici, pian piano i suoi racconti diventano libro.

 

Il libro

 

A quei tempi andavo al cinema tutti i giorni, e amavo molto i vecchi film comici. Volevo scrivere qualcosa ispirato a quei film, e allora ho cominciato col personaggio di Guizzardi, che per me somigliava all'attore comico Harry Langdon, ma parlava come un mio parente un po' matto. E ogni settimana recitavo a un gruppo di amici la continuazione delle avventure di Guizzardi, come un teatrino a puntate. Volevo scrivere una trilogia, con un Inferno, un Purgatorio e un Paradiso. Guizzardi era l'eroe di un inferno da ridere ma anche da piangere : l'inferno della meschinità, diffidenza e avarizia inculcate in noi dalla scuola e dalla famiglia. Nel mio assolutismo giovanile trovavo queste miserie così asfissianti, che la solitudine e la mattolica di Guizzardi erano per me un sollievo. Una cosa che detestavo particolarmente erano le lamentele sulla vita dei padri di famiglia. Pensavo che in questa trilogia bisognava passare attraverso l'inferno e il purgatorio, per smetterla una buona volta con tutte le lamentele sulla vita. E poi che bisognava scrivere storie cadendo in uno stato di dormiveglia, per dimenticarsi tutto e trovare così la strada verso una 'vita nova' – come avverrà nel terzo libro, Lunario del paradiso (almeno secondo le mie idee di allora). Gianni Celati

 

Les Aventures de Guizzardi

 

En ces temps-là, j'allais au cinéma tous les jours et j'aimais beaucoup les vieux films comiques. Je voulais écrire quelque chose inspiré de ces films, alors j'ai commencé par le personnage de Guizzardi, qui pour moi, ressemblait à l'acteur comique Harry Langdon et parlait comme un de mes parents un peu fou.

Chaque semaine, je contais à un groupe d'amis la suite des aventures de Guizzardi.

Gianni Celati

 

Premières lignes.

 

C’era un tempo in cui ammiravo la signorina Frizzi instancabilmente come chi abbia riconosciuto i meriti di una persona e non intende poi pentirsene mai.

 

C'était le temps où j'admirais mademoiselle Frizzi ,inlassablement comme qui a reconnu les mérites d'une personne et entend bien ne jamais s'en repentir.

(traduit de l'italien par Mireille Le Fustec que nous remercions ici de nous avoir offert ce beau roman et son almanach, Lunario del paradiso)

 

Publiées pour la première fois en 1972, et revues en 1989, Les Aventures de Guizzardi ont imposé Gianni Celati comme l'un des tout premiers écrivains italiens d'aujourd'hui.

Guizzardi, héros et narrateur de ce conte, est un enfant mystérieux toujours vêtu de blanc immaculé, un Pierrot lunaire. Se croyant atteint d'une terrible maladie de la parole qui empêche ses semblables de le comprendre tout à fait, il traverse successivement les cercles d'une sorte d'Enfer dantesque et drôlatique à la recherche d'une improbable Béatrice, la chère, la très-aimée mademoiselle Frizzi qui lui donnait des leçons de langues étrangères dans le jardin public et à qui il apportait en tremblant les plus beaux bouquets du monde.

(rabat de couverture de l'édition Salvy)

 

Un roman de formation dans la tradition picaresque, un récit truculent en langue populaire.

 

Piccioli et moi étions de si grands amis que nous ne nous quittions pas un instant […]. Quand on se baladait, c'était souvent pour aller au jardin public, s'il faisait beau. […] Pendant ces escapades, j'étais toujours secoué de rires à m'en faire péter la sous-ventrière quand Piccioli, ayant examiné une passante des pieds à la tête, me demandait rituellement : « Tu sais où je vais le lui coller, mon engin ? » Et moi je disais : « Où ça ? » Il répondait : « Vlan dans les lolos ! » Voire : « Pan dans le cul ! »

 

Le pauvre Danci (Guizzardi) se fait prendre par dame Lapine, « une vraie salope », selon Piccioli. La patronne est à l'aise, elle tient son jeune amant en laisse, la maison serait confortable sans les voisins qui harcèlent le malheureux. Il s'enfuit, il se noie, une lavandière le repêche, il est presque violé par un paysan. Bondissant et valsant, il se retrouve dans un cercueil...

 

Un pas chasse l'autre...

 

L'aventurier mène sa barque vent debout, en tirant des bords.

 

« Me l'hanno fatta me l'hanno fatta ! … Però non me la fanno più ! »

 

A suivre, avec Lunario.

 

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3 février 2015 2 03 /02 /février /2015 01:15
Mary Shelley, Frankenstein – un éveil au monde

Frankenstein et autres romans gothiques, édition établie par Alain Morvan avec la collaboration de Marc Porée, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, 2014

 

Au commencement :

 

Mary Wollstonecraft Shelley (dans l'édition de 1823), Frankenstein or The Modern Prometheus, Lackington, Hugues, Harding, Mavor & Jones, libraires londoniens, 1818 – publié anonymement.

Le roman fut imprimé à cinq cents exemplaires. Sur la page de titre de cette édition figurait en épigraphe une citation du Paradis perdu de John Milton : « T'ai-je requis, toi mon Créateur, avec mon argile / De me façonner en homme ? T'ai-je sollicité / De m'élever depuis les ténèbres ? »

(Livre X, v. 743-745)

 

Le coup de génie de Frankenstein, c'est de mettre en discours un concept fou – l'assemblage de toutes pièces, hors sexualité, d'un être humain – à la faveur d'une forme narrative aussi simple que géométriquement parfaite. Cette construction soigneusement équilibrée fait ressortir, par contraste, la hideur de cet être. Trois récits sont enchâssés avec rigueur : celui du navigateur Robert Walton, qui commence le livre et le finit, enserrant celui du personnage dont le roman porte le nom ; celui de Victor Frankenstein, donc, que Walton a recueilli à son bord et qui rend compte de ses années de formation, de son invention puis des conséquences tragiques qu'elle entraîne ; celui du monstre créé par Victor et qui donne sa version des faits (du chapitre XI au chapitre XVI, selon le découpage de l'édition de 1831), avant que Victor ne reprenne la parole.

Alain Morvan

 

Selon Maurice Lévy, Le roman gothique anglais (1764-1824), trois critères définissent le genre : l'usage d'une architecture médiévale, la présence de l'Au-Delà et une atmosphère d'angoisse et de mystère.

Les trois éléments sont présents dans Frankenstein.

 

L'oxymore (cette obscure clarté) est une clef de lecture de l’œuvre – souffrance / esprit céleste.

 

Le dérèglement des passions, l'hybris, fait glisser les personnages vers la folie. On observe l’occurrence fréquente du terme « enthousiasme » dans les propos de Walton et dans ceux de Victor lorsqu'ils évoquent leur quête – le pôle Nord magnétique pour l'un, la création d'un être pour l'autre. La créature, à sa façon, souffre elle aussi d'enthousiasme. Les trois personnes sont proches.

 

Chapitre XI

Mary Shelley, Frankenstein – un éveil au monde

H. Colburn et R. Bentley, Londres, 1831

 

« Dans la lueur de cette lumière expirante, je vis s'ouvrir l’œil terne et jaune de la créature : la chose se mit à ahaner, les membres agités d'un mouvement convulsif. […] Je quittai précipitamment la pièce. »

 

« Ce n'est pas sans de considérables difficultés que je me remémore l'époque initiale de mon existence... Il faisait sombre lorsque je m'éveillai. »

 

Il s'agit, pour la créature, d'un éveil au monde. Elle découvre les luminaires, la terre, les arbres, les oiseaux, le feu ! et la méchanceté des humains qui la chassent à coups de pierres. Elle apprend le langage articulé et s'exprime avec élégance. La brute est un hyperactif, porté à l'empathie, et disposant naturellement de valeurs morales.

 

« Je ne mange pas ce que mange l'homme : je ne tue pas l'agneau et le chevreau pour rassasier mon appétit – glands et baies suffisent à me nourrir. Ma compagne sera de même nature, et elle se contentera de la même chère que moi. Nos lits serons faits de feuilles sèches ; le soleil brillera pour nous comme pour l'homme, et il fera mûrir notre nourriture. »

 

Le monstre aspire à la pureté dans un paradis terrestre où tout n'est qu'amour.

Mary Shelley, Frankenstein – un éveil au monde

Aimables enfants, vous passiez ainsi dans l’innocence vos premiers jours en vous exerçant aux bienfaits ! Combien de fois dans ce lieu vos mères, vous serrant dans leurs bras, bénissaient le ciel de la consolation que vous prépariez à leur vieillesse, et de vous voir entrer dans la vie sous de si heureux auspices ! Combien de fois, à l’ombre de ces rochers, ai-je partagé avec elles vos repas champêtres qui n’avaient coûté la vie à aucun animal ! des calebasses pleines de lait, des œufs frais, des gâteaux de riz sur des feuilles de bananier, des corbeilles chargées de patates, de mangues, d’oranges, de grenades, de bananes, de dattes, d’ananas, offraient à la fois les mets les plus sains, les couleurs les plus gaies, et les sucs les plus agréables.

Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, 1789, de l'Imprimerie de Monsieur, avec approbation et privilège du Roi.

 

Mary Shelley connaissait une riche bibliothèque. La virginité du monde et l'innocence des créatures est bien dans l'esprit gothique.

> Pauvre Charlot ! Malheureuse Elena !

 

Mary Shelley est en révolte dans un monde où l'intérêt et la vanité ruinent l'amour : le monde de Frankenstein.

 

Emma Bovary (Gustave Flaubert, Madame Bovary, dont nous reparlerons prochainement) lit le roman de Bernardin de Saint-Pierre au couvent. Et vous saurez tout de Madame Homais.

 

Le créateur se meurt dans la glace auprès de Walton.

Sortez vos mouchoirs.

La créature s'en va mourir « vers le point le plus au nord, là où se termine notre globe. »

 

James Whale, Frankenstein, 1931

 

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29 janvier 2015 4 29 /01 /janvier /2015 01:07
Gilberto Gil, Gilbertos Samba – Se você disser que eu desafino

Gilberto Gil, Gilbertos Samba, Sony Music, 2014

Gilberto Gil, Gilbertos Samba – Se você disser que eu desafino

Gilberto Gil, 2014

 

Antônio Carlos Jobim & Newton Mendonça, Desafinado, 1959 – Gilberto Gil, in album Gilbertos Samba, 2014

 

Se você disser que eu desafino amor

Saiba que isso em mim provoca imensa dor

Só privilegiados têm ouvido igual ao seu

Eu possuo apenas o que Deus me deu

 

Si tu dis que je chante faux, mon amour,

Sache que cela provoque en moi une immense douleur

Seuls les privilégiés ont une oreille comme la tienne

Je ne possède que ce que Dieu m'a donné

 

* * *

 

Il faut remonter aux enregistrements des années 1960, avant qu'il ne pose les bases du tropicalisme avec Caetano Veloso, pour entendre Gilberto Gil se lover avec tant de fraîcheur dans l'intimité de la bossa-nova. A 72 ans, l'ancien ministre de la Culture (de 2003 à 2008) renoue avec la grande geste brésilienne en revisitant le répertoire de João Gilberto, figure totémique du genre : le choix n'est pas très audacieux, mais la formule voix-guitare, classique et classieuse, lui sied bien. Sans la fondante évanescence de son aîné, le swing plus funky, la voix plus tonique, il met ainsi sa musicalité au service de classiques signés Tom Jobim, Vinicius de Moraes ou encore Caetano Veloso. Ici et là une flûte (Dorival Caymmi sur le délicieux Eu sambo mesmo) et même des papiers de verre (Rodrigo Amarante), frottés sur le cultissime Desafinado, singularisent discrètement le propos.

Anne Berthod, Télérama n° 3374

 

Comment mieux le dire ?

 

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25 janvier 2015 7 25 /01 /janvier /2015 01:07
Paul Nizon, Faux papiers – ma vie comme roman

Paul Nizon, Faux papiers, Journal 2000-2010 (Urkundenfälschung, Suhrkamp Verlag, 2012), traduit de l'allemand par Matthieu Dumont, postface de Wend Kässens, photographie de couverture : © Peter Schneider/Keystone/Corbis, Actes Sud, 2014

 

Dans ce cinquième tome du journal du grand écrivain suisse vivant à Paris, on trouve de magnifiques portraits d’artistes, des rêveries ou encore des miniatures de villes nous invitant à un départ immédiat. Puisant dans sa vie – rencontres, lectures, projets littéraires du moment –, Paul Nizon a ainsi constitué un fonds de matériaux précieux à partir duquel se crée son œuvre.

Mais ici, la matière première elle-même se révèle d’une grande valeur artistique.

Au-delà des souffrances et des doutes, l’écriture est toujours lumineuse et triomphante. Rassemblées en un volume par décennie, ces pages extraites de son journal se transforment en objet autonome dévoilant les fondements d’une œuvre sublime.

Né à Berne en 1929, Paul Nizon est considéré comme l’un des écrivains contemporains les plus novateurs. Après une thèse sur Van Gogh et des voyages à Rome et Barcelone, il se consacre pleinement à l’écriture et publie Canto (Jacqueline Chambon, 1991). Suivent plusieurs années de pérégrinations et de ruptures. En 1971, il revient à la littérature et poursuit son œuvre, pour l'essentiel publiée en français par Actes Sud.

Ses romans autofictionnels ont été récompensés par de très nombreux prix littéraires, dont, en 2010, le prestigieux Prix national autrichien pour la littérature européenne.

4e de couverture

 

4 janvier 2000, Charenton

 

Peu à peu, les gens (c'est ce qui ressort actuellement de certaines des réactions étonnamment nombreuses, en particulier dans la presse, à l'occasion de la parution de mes œuvres choisies) semblent prendre conscience de la corrélation qui, dans mon cas, unit et enchaîne la vie à l'écriture, au sens où la vie, presque dressée comme un chien, est axée sur l'écriture, et où l'écriture émane entièrement et peut-être presque immédiatement de la vie, de la consignation constante et pressante de la vie, sans laquelle elle ne serait rien, ne pourrait ni sortir au grand jour, ni être autre chose qu'une virtualité pure. Que de nos jours nul autre ne s'adonne ainsi (de façon anachronique ?) à la création littéraire, à la prose, cela est reconnu et évoqué – ce qui l'est moins, en revanche, c'est que ma condition d'être-de-langage en procède. Ma vie d'écriture et mon écriture vitale sont au fond une lutte par et pour le langage, je suis un être de langage jusqu'au bout des ongles. Et au commencement était le Verbe.

 

24 janvier 2000, Paris

 

« Mon cœur »

Juste un petit tour pour explorer les environs ? Pour se sauver. Surtout ne rien déballer, surtout ne pas disperser ce que l'on a apporté, n'y touche pas. Surtout ne rien extraire de tout cet apport qui était fait non seulement de bricoles mais de pusillanimité, et, surtout, de panique et d'angoisse.

Je commençais à comprendre que le piège que représentait à l'époque l'appartement de ma tante rue Simart était la pire des menaces – pas tant à cause de son apparente exiguïté peu engageante, car elle était à la mesure de l'angoisse qui m'accompagnait –, une cellule, une pure claustration. Je nageais alors en plein marasme sans la moindre lueur d'espoir, sans argent, sans travail. Impossible d'imaginer de me remettre au travail puisque l'écriture et a fortiori l'écriture de livres, mon activité coutumière, me semblait non seulement engourdie mais encore inconcevable, totalement insupportable, tous les vaisseaux relatifs à cette activité étant bouchés. Je n'étais qu'impuissance et pleutrerie, une vraie chiffe. De même, tous les ponts avaient été coupés, personne à l'horizon que je puisse appeler ou auprès de qui trouver du secours. J'étais absolument seul. Seul à Paris. Je me trouvais dans un état d'étiolement, m'épanchant intérieurement comme un récipient percé, il s'agissait probablement d'une profonde dépression. Et tout, surtout le futur, prenait dans cet état une teinte menaçante. Parviendrais-je à me ressaisir et à me dégager de ce guêpier ? Ou bien étais-je arrivé au terminus avec pour perspective soit la folie – un cas clinique –, soit la déchéance et la clochardisation – un cas social ? Les deux options semblaient possibles.

C'est dans ce contexte qu'il faut resituer la première promenade fugueuse. Il ne s'agissait pas de simples expéditions de reconnaissance, il s'agissait – par le moyen d'excursions menées dans un périmètre restreint – d'un déchiffrage de la réalité, de mon appartenance à la réalité du monde, il s'agissait par conséquent de la création progressive d'un monde et ainsi de mon monde et ainsi de ma personne – en quelque sorte à partir de rien, creatio ex nihilo.

Et mon ancrage se fit par des mots, après une petite ration d'expérience et de choses vues au-dehors.

Une tâche désespérée. Un geste désespéré. Surmonter l'irréalité et ses horreurs (ou le règne de l'horreur). C'est en ce sens que la fuite est une course après les mots.

C'est l'abattement qui me fait tout voir en noir, c'est le regard (abattu) du découragement et de l'angoisse qui me fait percevoir l'appartement de ma tante comme un affreux cachot au confinement étouffant. L'image de la désolation n'est que le reflet de mon propre état, non la réalité. Je dois changer de regard. Je dois inventer la réalité. Tout est affaire d'imagination. Ou bien est-ce la vie de ma tante rampant hors de toutes les fissures qui m'oppresse ? Tu ne sais rien d'elle, en fait, tu devrais faire sa connaissance. Tout est à portée de main. Recolle ses morceaux. Elle n'est pas la cause de l'oppression, l'oppression vient de ton désintérêt catégorique à son encontre.

 

Une aristocratie de l'esprit en révolte.

 

7 avril 2000, Paris

 

Me rappelle combien l'avènement de la culture pop, y compris les hippies, le Flower Power et le mouvement qui en découla après 68, m'avait non seulement choqué, mais heurté dans mon projet de vie comme une attaque personnelle. Cela remonte à l'année 1967, alors que je me trouvais à Londres, et n'est pas sans rapport avec la façon dont j'envisage ma condition d'artiste.

L'artiste comme franc-tireur et comme phénomène situé aux marges de la société bourgeoise. Cette représentation n'est pas exempte d'un certain aristocratisme, puisque l'artiste tel que je l'envisage ne se conçoit guère sans un solide ancrage intellectuel dans les meilleurs domaines et traditions culturels, ce qui implique un certain esthétisme.

[…]

Dans mon cas, l'idée de faire partie des élus fut dès mon plus jeune âge à la fois un aiguillon et une source d'énergie, mais elle fut aussi à l'origine de mon isolement social et elle compliquait la communication avec les autres.

[…]

C'est là que résidait la révolte du petit garçon : le ne-pas-vouloir-admettre. La source de l'écriture ?

[…]

Salve Maria […]. Ce serait un livre sur l'effroyable irruption de l'illusion – et, avec elle, de la labilité, de la fragilité, de l'équivoque de la réalité.

 

3 mai 2000, Paris

 

Quand je dis que c'est toujours tel un enfant rempli d'attentes émerveillées que je déambule le matin en sortant ou en saluant le jour, ou lorsque je parle d'un régal pour les yeux, j'entends toujours la vision et la collecte via les sentiers du visible comme deux équivalents à l'effervescence intérieure, au devenir créateur ou bien justement au désir d'énonciation. Désir de langage.

[…]

Ma voie est aussi celle de l'appropriation par l'écriture de ma vie comme roman. Celui-ci se doit d'être exemplaire. Je m'écris une vie.

 

4 juin 2000, Paris

 

Je ne cessais de dire que je devais d'une certaine façon pouvoir me considérer comme le seul poète sur terre.

 

27 novembre 2000, Paris

 

L'amour est en définitive toujours un malentendu.

 

6 avril 2001, Paris

 

Un marasme ? Une dépression ? Une thérapie ? L'écriture aurait-elle été une thérapie depuis près de soixante ans ?

 

30 juin 2001, Paris

 

D'où me vient donc une telle haine de tout ce qui touche au collectif ? Même la BOUM d'Igor, avant-hier soir, devant laquelle j'ai bien sûr pris la fuite – quinze gamins venus se trémousser dans la maison, une musique à vous percer les tympans, ainsi qu'on me l'a rapporté, sans parler des allées et venues, des attroupements, des cavalcades, des braillements, etc. –, me remplit de méfiance voire de dégoût, pourquoi donc ?

 

Les rêves, l'écriture, les lectures tissent la vie où se rencontrent les plus grands écrivains, artistes, cinéastes.

 

14 avril 2005, Paris

 

Canetti, ébauche

Il a toujours représenté pour moi le plus grand analyste du genre humain, voilà pourquoi ses essais me sont si chers. Sa vive curiosité envers les hommes était insatiable, il avait l'art de se faufiler jusqu'à eux, de se glisser dans leur peau, d'ailleurs il fut également comédien, rappelons-nous seulement sa manière de se faire passer au téléphone pour la concierge afin de filtrer les interlocuteurs importuns ; il m'avait mis au courant de son procédé pour que je donne directement mon nom le cas échéant. Il m'était d'ailleurs arrivé de tomber sur lui dans le rôle de la concierge, avec cette voix de vieille femme empruntée, mais j'avais immédiatement reconnu Canetti, peut-être parce que j'étais au courant de sa tactique, toujours est-il que j'avais reconnu sa voix. Ce sont ces innombrables conversations qui duraient des heures, des nuits entières, qui me l'ont fait connaître, cette voix. Oui, j'avais eu des rencontres interminables avec lui, vers la fin des années 1960, dans sa maison de Thrulow Road à Hampstead.

[…]

c'était un monarque de la vie, un philanthrope, du moins dans sa conception de la responsabilité, et donc un contempteur des choses viles, mais pas des faibles, cela non, plutôt un contempteur de la bassesse humaine.

 

23 août 2007, Paris

 

Depuis peu, je me suis remis à écouter de la musique, du classique, comme au temps de ma jeunesse mélomane, du piano, des concerts. En ce moment même, Horowitz, très talentueux, merveilleux, des accents angéliques.

 

Frédéric Chopin, Polonaise n° 6, op. 53, Héroïque, 1842 – Vladimir Horowitz, piano, Musikverein, Vienne, 1987

 

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21 janvier 2015 3 21 /01 /janvier /2015 01:05
Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue – « Ma vie a été si étonnante »

Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue, Horizons de France, 1947

Édition princeps, Londres, 1817.

La page de titre d'une édition publiée la même année que l'originale, avec la même adresse, est suivie d'un « avertissement » en anglais. Cet ouvrage fut tour à tour attribué à Benjamin Constant et à Mme de Staël. Il suscita une immense curiosité en même temps qu'il séduisit par sa présentation d'un « Napoléon libéral ». A ce titre, c'est un des livres-clefs pour la formation de la légende impériale. L'auteur est en fait Jacob-Frédéric Lullin de Chateauvieux (1772-1842), agronome genevois. Selon Barbier, « Napoléon, qui a connu le Manuscrit... vers la fin de 1817, et qui en a été lui-même fort intrigué, a fait quarante-quatre notes pour le réfuter, et de plus il l'a formellement désavoué par son testament. »

Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue – « Ma vie a été si étonnante »

Frontispice in Manuscrit venu de Sainte-Hélène, Édition nationale, Mise au jour et précédée d'une introduction par Édouard Goin, Membre de l'Institut historique, ancien secrétaire du ministère de la guerre, Auteur des Pontons d'Angleterre et de la Vie du maréchal Brune.

© Fondation Napoléon (Paris)

 

Jean-François Lesueur, Marche du Sacre de Napoléon Ier, 1804, Musique Des Anciens Du 18ème R.T. D'Epinal, Chef De Musique : Simon Perrin, Sous-Chef : Georges Eberhard, Tambour major : Daniel Pierre.

 

Ma vie a été si étonnante, que les admirateurs de mon pouvoir ont pensé que mon enfance même avait été extraordinaire : ils se sont trompés. Mes premières années n 'ont rien eu de singulier. Je n'étais qu'un enfant obstiné et curieux. Ma première éducation a été pitoyable, comme tout ce qu'on faisait en Corse. J'ai appris assez facilement le français par les militaires de la garnison avec lesquels j'ai passé mon temps. Je réussissais dans ce que j'entreprenais parce que je le voulais. Mes volontés étaient fortes et mon caractère décidé. Je n'hésitais jamais, ce qui m'a donné de l'avantage sur tout le monde ; la volonté dépend, au reste, de la trempe de l'individu : il n'appartient pas à chacun d'être maître chez lui.

 

Ce n'était pas le talent mais la loyauté qui donnait du crédit dans l'armée ; tout y dépendait de la faveur populaire qu'on obtenait avec des vociférations.

 

Encore faut-il gagner les échelons, la reconnaissance du peuple, vers le pouvoir.

 

Je trouvai des courtisans plus que je n'en avais besoin ; on faisait queue, aussi n'étais-je nullement en peine du chemin que faisait mon autorité ; mais je l'étais beaucoup de la situation matérielle de la Fiance. Nous nous étions laissés battre ; les Autrichiens avaient reconquis l'Italie et détruit mon ouvrage ; nous n'avions plus d'armée pour reprendre l'offensive. Il n'y avait pas un sol dans les caisses et aucun moyen de les remplir. La conscription ne s'exécutait que sous le bon plaisir des maires. Sieyès nous avait fait une constitution paresseuse, bavarde, qui entravait tout ; tout ce qui constitue la force dans un État était anéanti ; il ne subsistait que ce qui fait sa faiblesse.

 

Enfin Marengo vint. Les vaniteux, les prétentieux prennent l'offensive contre l'autorité conquise sur les champs de bataille.

 

Je sentais la faiblesse de ma position, le ridicule de mon Consulat. Il fallait établir quelque chose de solide, pour servir de point d'appui à la Révolution. Je fus nommé consul à vie : c'était une suzeraineté viagère, et insuffisante en elle-même, puisque elle plaçait une date dans l'avenir et que rien ne gâte la confiance comme la prévoyance d'un changement ; mais elle était passable pour le moment où elle fut établie.

Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue – « Ma vie a été si étonnante »

Attentat de la rue Nicaise contre le Premier Consul, le 3 Nivôse, An 9

(cliquer ICI pour une plus haute définition)

 

Chaque jour augmentait ma sécurité, lorsque l'événement du 3 nivôse m'apprit que j'étais sur un volcan.

[…]

J'échappai par miracle.

[…]

On chercha les coupables [...]. Je fus très étonné lorsque la suite des enquêtes vint à prouver que c'était aux royalistes que les gens de la rue Saint-Nicaise avaient l'obligation d'être sautés en l'air.

 

La forme républicaine ne pouvait plus durer, parce qu'on ne fait pas des républiques avec de vieilles monarchies. Ce que voulait la France, c'était sa grandeur ; pour en soutenir l'édifice, il fallait anéantir les factions, consolider l'œuvre de la Révolution et fixer, sans retour, les limites de l'État.

Seul, je promettais à la France de remplir ces conditions, la France voulait que je régnasse sur elle.

Je ne pouvais pas devenir roi, c'était un titre usé ; il portait avec lui des idées ruinées. Mon titre devait être nouveau comme la nature de mon pouvoir. Je n'étais pas l'héritier des Bourbons. Il fallait être beaucoup plus pour s'asseoir sur leur trône, je pris le nom d'Empereur, parce qu'il était plus grand et moins défini.

 

Prisonnier sur un autre hémisphère, je n'ai plus à défendre que la réputation que l'histoire me prépare. Elle dira qu'un homme, pour qui tout un peuple s'est dévoué, ne devait pas être si dépourvu de mérite que ses contemporains le prétendent.

 

Éloge funèbre de Napoléon, prononcé sur sa tombe, le 9 mai 1821, par le maréchal Bertrand.

L'homme le plus extraordinaire, le génie le plus prodigieux qui ait jamais apparu sur la scène du monde, n'est plus...

 

- - -

 

Quand la reine des nations

Descendit de la monarchie,

Prostituée aux factions,

On vit, dans ce chaos fétide,

Naître de l'hydre régicide

Un despote, empereur d'un camp.

Telle souvent la mer qui gronde

Dévore une plaine féconde

Et vomit un sombre volcan.

Victor Hugo, Odes et ballades, 1826 – Buonaparte, mars 1822.

 

Bonaparte n'est pas le régicide de Louis XVI.

Victor Hugo, Correspondance, 1831.

 

- - -

 

Aujourd'hui, 21 Janvier 2014, 221e anniversaire de l'assassinat de Louis XVI.

 

Paris.

10 h 00 : A l'appel de France Royaliste et de l'Alliance Royale, autour de SAR Sixte-Henri de Bourbon-Parme, un hommage sera rendu au Roi Louis XVI à 10 heures – heure du début de l'assassinat – à l'endroit même où celui-ci eut lieu : Place de la Concorde, au pied de la statue de Rouen ; après la lecture du testament du Roi et le dépôt de gerbes, prières menées par Monsieur l'Abbé Guillaume de Tanoüarn. La cérémonie sera suivie d'un déjeuner sur réservation (avant le 14 janvier) : 06.86.83.38.73 – 06.71.02.26.47, ou alliance.royale@voila.fr

 

12 h 00 : Saint-Germain-l'Auxerrois, paroisse des Rois de France, 2, place du Louvre. Messe célébrée à la demande de l'Œillet Blanc, par Dom Philippe Piron, Père Abbé de Sainte Anne de Kergonan. En présence de Mgr le Comte de Paris et des princes de la Maison de France.

 

La parole est aux lecteurs.

 

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17 janvier 2015 6 17 /01 /janvier /2015 01:07
Siri Hustvedt, Un monde flamboyant – une ambiguïté calculée

Siri Hustvedt, Un monde flamboyant (The Blazing World, 2014), traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Actes sud, 2014

Siri Hustvedt, Un monde flamboyant – une ambiguïté calculée

Siri Hustvedt est née le 19 février 1955 à Northfield, Minnesota. Ses parents sont d'origine norvégienne. Le 23 février 1981, elle rencontre Paul Auster à une séance de lecture, ils se marient et ont une fille, Sophie Auster. Ils vivent à Brooklyn.

 

Méconnue de son vivant, une artiste new-yorkaise, Harriet Burden, fait, après sa disparition, l’objet d’une étude universitaire en forme d’enquête qui, menée auprès de ceux qui l’ont côtoyée, dessine le parcours d’une femme aussi puissante que complexe n’ayant cessé, sa vie durant, de souffrir du déni dont son œuvre a été victime.

Épouse irréprochable d’un célèbre galeriste régnant en maître sur la scène artistique de New York, mère aimante de deux enfants, « Harry » a traversé la vie de ses contemporains avec élégance et panache, déguisant en normalité triomphante son profond exil intérieur au sein d’une société qui s’est consciencieusement employée à la réduire au statut de « femme de » et d’artiste confidentielle.

La mort brutale de son mari signe, pour Harriet, un retour aussi tardif qu’impérieux à une vocation trop longtemps muselée qu’elle choisit de libérer en recourant, à deux reprises, à une mystification destinée à prouver le bien-fondé de ses soupçons quant au sexisme du monde de l’art. Mais l’éclatant succès de l’entreprise l’incite alors à signer témérairement un pacte avec le diable en la personne d’un troisième « partenaire » masculin, artiste renommé, dont le jeu pervers va lui porter le coup de grâce.

Gravitant de masques en masques et sur un mode choral autour de la formidable création romanesque que constitue le personnage de Harriet Burden, Un monde flamboyant s’impose comme une fiction vertigineuse où s’incarnent les enjeux de la représentation du monde en tant que réinvention permanente des infinis langages du désir.

4e de couverture

 

Jean-Sébastien Bach, L'Art de la fugue, piano : Glenn Gould

 

AVANT-PROPOS

« Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques, plaisanteries, ironies et parodies comprises, reçoivent un meilleur accueil dans l'esprit de la foule lorsque la foule sait qu'elle peut, derrière l’œuvre ou le canular grandioses, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles. » En 2003, j'ai découvert cette phrase provocatrice dans une lettre adressée à la rédaction parue dans un numéro de The Open Eye, une revue interdisciplinaire que je lisais fidèlement depuis plusieurs années. L'auteur de la lettre, Richard Brickman, n'était pas celui de la phrase. Il citait une artiste dont je n'avais encore jamais vu le nom dans la presse : Harriet Burden. […] Dans le courant des années 1990, elle avait entrepris une expérience qu'elle avait mis cinq ans à mener à son terme. Selon Brickman, Burden fit jouer à trois hommes le rôle de prête-nom pour son propre travail créatif. Trois expositions en solo dans trois galeries new-yorkaises, attribuées à Anton Tish (1999), à Phineas Q. Eldridge et à l'artiste connu sous son seul prénom, Rune (2003), avaient en réalité Burden pour auteur. Elle avait intitulé le projet dans son ensemble Masquages, et déclaré que son propos ne consistait pas seulement à mettre en évidence le préjugé antiféministe du monde de l'art, mais aussi à révéler les rouages complexes de la perception humaine et la façon dont des notions inconscientes de genre, de race et de célébrité influencent la compréhension que peut avoir le public d'une œuvre d'art donnée.

 

Qui était Harriet Burden, « Harry » ? Maisie [Maisie Lord, sa fille] travaillait depuis plusieurs années à un film documentaire sur sa mère. Le film comporte des extraits lus en voix off des vingt-quatre journaux intimes que sa mère a commencé à tenir après la mort de son mari, Félix Lord, en 1995, tous répertoriés sous une lettre de l'alphabet. A la connaissance de Maisie, il n'était question de Brickman dans aucun de ces carnets.

 

Les carnets A et U sont en grande partie autobiographiques. Elle consacrait des réflexions approfondies aux artistes qu'elle aimait : Vermeer et Vélasquez se partagent le V, Louise Bourgeois a son propre carnet, le L. Le carnet W contient des notes sur le travail de William Wechsler, mais également sur le Tristram Shandy de Laurence Sterne et Fantomina d'Eliza Heywood, ainsi qu'un commentaire sur Horace.

Plusieurs des journaux consistent pour l'essentiel en notes sur ses lectures : John Milton, Emily Dickinson, Kierkegaard, Kafka, Edmund Husserl, Maurice Merleau-Ponty, Mary Douglas... Elle cite Hésiode (« Qui se fie à une femme fait confiance aux voleurs. »), Tertullien (« Tu [la femme] es la porte de l'enfer. »), Victor Hugo (« Dieu s'est fait homme, soit. Le diable s'est fait femme. »), Erza Pound (« La femme est un élément, la femme est chaos, une pieuvre, un processus biologique. »). Elle rappelle l'imagerie traditionnelle qui représente la femme en monstre. Elle décrit le monstre comme « une créature solitaire et incomprise ». Le carnet T, comme tératologie, porte sur l'étude des monstres. M et N traitent de l’œuvre de Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle, défendant les droits des femmes contre le rôle de genre et dont le roman, The Blazing World, est une des premières œuvres de science-fiction. Harriet Burden la considérait comme son alter ego. Le carnet C : Confessions ? Confidences ?

Deux lettres manquent à l'alphabet : le I (le pronom I, Je, ou le chiffre 1 ?), le O (une lettre mais aussi un chiffre, le zéro – nullité, ouverture, néant).

Et le carnet R ? Est-il pour revenant, revisiter ou répétition ?

Cette anthologie de voix est intime, contradictoire et, je l'admets, plutôt étrange, écrit, dans son avant-propos au recueil, l'universitaire en recherche, I. V. HESS.

IVH, un syndrome hémorragique du nouveau-né ? Un rétrovirus ?

 

Le ton est donné : provocation, sexe, masques.

Déguisements à la Kierkegaard, auteur, sous le pseudonyme de Notabene, d'une série de préfaces que ne suivait aucun texte.

Une anthologie de voix contradictoire. Qui était Harriet Burden, « Harry » ? Rosebud ?

 

Orson Welles, Citizen Kane, 1941

 

Un scénario pour Harriet Burden ? Flashbacks, superpositions : deux témoignages différents du même événement, profondeur de champ, plongées / contre-plongées à effet inverse de la grammaire régulière : la contre-plongée sur Kane traduit son effondrement, sa solitude.

 

Une mise en abyme.

 

Harriet est orpheline, elle œuvre à la (re)création de ses parents en elle, dans son art.

Siri Hustvedt, Un monde flamboyant – une ambiguïté calculée

Orson Welles, Citizen Kane, Rosebud, 1941

 

Oswald Case témoigne : Anton Tisch […]. Je l'ai rencontré chez Sunny début 1997, par une nuit très froide. Il y avait de la neige. Je me souviens de la présence rythmée d'air glacé quand la porte s'ouvrait et se refermait, du bruit des bottes frappées au sol et, au-delà des fenêtres, de blancheur éclairée par les lampes.

La description, dans son réalisme immédiat, masque la supercherie : Tisch est une imagination. L'excès d'informations, par un détournement de l'attention, dissimule la fausse information : Anton Tisch... Je l'ai rencontré.

A peine nubile, fraîchement éclos de ses études de licence, Anton Tish [sic] avait fait un malheur à la galerie Clark avec son installation, L'Histoire de l'art occidental. On voyait une grande Vénus entourée de boîtes : une œuvre compliquée, aux multiples évocations, références, citations, racontant des histoires ésotériques dont on a cherché en vain le sens.

 

Témoignage de Rachel Briefman, amie de Harry depuis l'enfance : la figure romanesque préférée de Harry était le monstre de Frankenstein – seul, incompris, maudit comme elle-même.

 

Ethan, son fils, est un fidèle de Guy Debord. Les situationnistes voulaient rompre la séparation entre acteur et spectateur, et réunir l'art et la vie.

 

Ethan Lord, Compendium en treize points

4. Devinette : qu'est-ce qui est si fragile que même dire son nom peut le briser ? Le silence...

 

Ethan Lord, Alphabet visant à éclairer diverses significations d'art et engendrement

1. Artiste. A engendre l'oeuvre B. Une idée qui fait partie du corps de A devient un objet qui est B. B n'est pas identique à A. B ne ressemble même pas à A. Quelle relation y a-t-il entre A et B ?

[…]

3. C, c'est le troisième élément. C est le corps qui observe B. C n'est pas responsable de B et sait que A en est le créateur.

[…]

4. Qu'arrive-t-il lorsque A crée B, mais que A disparaît de B à la fois en tant que corps et que signe ? Au lieu de A, D est rattaché à B. C observe B créé par A, mais dans son idée D a remplacé A. Est-ce que B a changé ? Oui. B a changé parce que l'idée dans le corps de C en train d'observer B est désormais D au lieu de A. D et A ne sont pas équivalents. Ce sont deux corps différents, et ce sont deux symboles différents. Si les corps de D et de A ne sont plus là, B, l'objet qui ne peut utiliser des signes, reste inchangé. Néanmoins, la signification de B ne vit que dans le corps de C, le troisième élément. Sans C, B n'a pas de signification en soi. C comprend désormais B grâce au signe D, tout ce qui reste de D après que le corps de D n'existe plus.

 

« C'est le regardeur qui fait le tableau. »

Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet, Flammarion, 1975

 

Harriet Burden

Carnet A

25 septembre 1999, dix heures du soir

Réhabilitation des Droits de Harriet Burden ! Ils l'ont avalé tout rond, le shit de Tish, l'ont gobé avec tant d'empressement que ce succès me grise, pour citer ce démon de Joseph Staline. Nous avons supprimé le c de son nom afin de favoriser l'anagramme.

[…]

Nous avons tellement ri, Anton et moi.

 

Harry est une imagination. Anton Tish est né de son imagination. La créature s'entretient avec sa créature. Le faux dans le faux rend crédible le faux.

Quand révélerai-je mon identité ?

 

J 'ai un nouvel hôte : Phineas Q. Eldridge, pas de son vrai nom. Il est né John Whittier. Il est sorti du placard, il se produit sur scène en « mi-travesti », moitié homme, moitié femme, moitié blanc, moitié noir, et les deux parties conversent au cours du spectacle.

 

Masques, identités, vérité, mensonge, semblants et faux-semblants : un fil éditorial sur Libellus depuis l'automne.

 

Rosemary Lerner

(témoignage écrit)

Il existe une nette tendance, dans tous les arts, à mythifier les morts, je veux parler de la création de récits réducteurs pour expliquer la vie et l’œuvre d'artistes.

 

Les avatars mâles de Harry ont rencontré un accueil enthousiaste. Et ils étaient jeunes : il existe une primauté de la jeunesse.

 

En même temps, les masques doivent être considérés comme un nouvel aspect de ce qu'elle faisait le mieux : la création d’œuvres d'une ambiguïté calculée.

 

Bruno Kleinfeld, le voisin d'en face, témoignage écrit. Il est vieillissant, il se lance à sa rencontre, il l'enlace. Ils s'enlacent.

 

Maisie Lord

Mon premier long métrage, Esperanza, avait pour sujet une femme avec qui je m'étais liée d'amitié […]. Esperanza avait amassé pratiquement tous les objets portables qui lui étaient passés par les mains, chaque jour depuis trente ans : gobelets à café en carton « Chock Full O'Nuts », exemplaires du Daily News, magazines, emballages de chewing-gum, étiquettes de prix, reçus, bracelets élastiques, sacs en plastiques du petit supermarché où elle faisait la plupart de ses courses, tas de vêtements, de serviettes déchirées et de bric-à-brac trouvés dans la rue.

 

Une image de Harry ? Ou quelque chose d'Anselm Kiefer – sans le nappage.

Siri Hustvedt, Un monde flamboyant – une ambiguïté calculée

Anselm Kiefer, 20 Jahre Einsamkeit (Vingt ans de solitude), 1971-91, Marian Goodman Gallery, 1993

 

Qu'est-ce que le réel ? C'est la question.

 

Sweet Autumn Pikney a travaillé comme assistante sur Histoire de l'art. Anton Tish répond à une interview. Rachel Briefman connaît la mystification. Selon Phineas Q. Eldridge, Oscar Wilde a dit un jour : « C'est quand il parle en son propre nom que l'homme est le moins lui-même. Donnez-lui un masque et il vous dira la vérité. »

 

Phineas vit et travaille avec Harriet. Une nuit, Harry, seule dans son atelier, gémit en déchiquetant l'un de ses métamorphes, une poupée de tissu. Autour d'elle, des morceaux de bois brisés laissent entrevoir qu'elle a démoli l'une de ses petites chambres ou boîtes.

 

Kane détruit la chambre de Suzan.

 

Orson Welles, Citizen Kane, 1941

(on ne s'en lasse pas)

 

Je vais construire une femme maison. Elle aura un dedans et un dehors, de sorte qu'on pourra y entrer et en sortir. […] Qu'elle soit ma Lady Contemplation, en l'honneur de Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle, cette monstruosité du XVIIe siècle : une femme intellectuelle. Auteur […] d'une fiction utopiste, The Blazing World : Le Monde flamboyant. J'intitulerai ma femme Le Monde flamboyant en mémoire de la duchesse.

[…]

La duchesse portait parfois des habits d'homme.

[…]

Il y a du travesti partout chez Cavendish.

 

Harriet Burden

Carnet O. Le cinquième cercle

(découvert par Maisie Lord le 20 juin 2012)

Le petit Ethan rentre à la maison après une journée au jardin d'enfants. Je le vois emporter une pile de puzzles dans son cagibi, allumer la lumière, s'asseoir et fermer la porte derrière lui.

Enfermée dans le château de Xanadu, Susan passait son temps à faire des puzzles.

 

Harriet se meurt. Elle en était au stade 4 d'un cancer de l'ovaire, grand Dieu, condamnée à mort

[NDL : malgré la théorie du genre]

[…] chimio […] morphine […] Harry s'était laissé ouvrir. Elle s'était laissé dépouiller de tous ses organes reproducteurs plus d'autres morceaux d'elle-même.

[NDL : les nouveaux Diafoirus ont démoli la poupée]

Son dernier mot fut non.

 

Sweet Autumn Pinkney dit la fin.

Elle a gémi. Et puis elle a dit : « Tu sais, on m'a charcutée sans raison, Clemmy. On m'a découpée et empoisonnée, mais ça n'a fait qu'empirer les choses. »

[NDL : à méditer pour les dévots en médecine]

[…]

et j'ai su avec certitude que chacune de ces choses barbares, cinglées et tristes que Harry avait créées était vivante de la vie de l'esprit. Pendant une seconde, là, je les ai presque entendues respirer.

 

Essai universitaire au format convenu ? Témoignage(s) émouvant(s) jusques aux larmes ? Humour grinçant ?

Litanie de la femme ? Quand la femme se fait homme...

 

Lecteur embarqué ? C'est le lecteur qui porte le roman. Un tissu de haute couture.

 

Qu'en dit Yueyin ?

 

A venir sur Libellus : Frankenstein, le monstre élégant.

 

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13 janvier 2015 2 13 /01 /janvier /2015 01:15
Cathy Krier, Rameau - Ligeti – une quête semblable

Cathy Krier, Rameau - Ligeti, Avi Music, 2014

 

Jean-Philippe Rameau, Nouvelles Suites de Pièces de Clavecin, Suite en sol mineur : Les Tricordets, rondo - L'indifférente - Deuxième menuet - La Poule - Les Triolets - Les Sauvages - L'Enharmonique - L’Égyptienne.

György Ligeti, Musica Ricercata.

Jean-Philippe Rameau, Pièces de Clavecin en Concerts : La Livri - L'Agaçante - La Timide - L'indiscrète] - La Dauphine.

 

Jean-Philippe Rameau et György Ligeti, album Cathy Krier, Rameau - Ligeti, Avi Music, 2014

 

Peut-on confronter Jean-Philippe Rameau (1683-1764) à György Ligeti (1923-2006) ? Existe-t-il des similitudes entre les deux compositeurs et comment se traduisent-elles dans le contexte de deux siècles différents ?

 

La Musica Ricercata se réfère au ricercare de Girolamo Frescobaldi. Ligeti est en recherche de son propre langage : Ricercata est à la source de ses compositions ultérieures.

 

Rigueur des contraintes d'écriture et liberté de la composition sont les traits du chant grégorien et du baroque. Les partitions de Rameau sont accompagnées d'instructions très précises et de notes très détaillées – dans la manière de travailler de Ligeti.

 

Je ressens, très personnellement, chez ces deux compositeurs un infatigable désir de formes, de méthodes et de connaissances nouvelles qui les lie dans une quête semblable.

 

Le rapprochement procède d'une brillante intuition que l'écoute confirme : Ligeti, jeune encore, rend hommage à Bartók, pour mieux s'en libérer, et à Frescobaldi, en lui empruntant ses formules de contrepoint.

Ligeti découvre sa voix, grinçante et sarcastique. Rameau joue avec le feu des ostinatos rythmiques (La Poule) : à deux siècles d'intervalle, deux compositeurs inventent un langage aventureux et subversif, magnifiquement porté par Cathy Krier.

Cathy Krier, Rameau - Ligeti – une quête semblable

Et – on sait que vous l'attendez – elle est charmante.

 

Jean-Philippe Rameau, La Poule, 1728 – György Ligeti, Musica ricercata / VII, 1951-1953 – Cathy Krier, piano, musée de l'Acropole d'Athènes, 2014

 

- - -

 

Précédemment sur Libellus : György Ligeti – le métronome bien tempéré

 

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9 janvier 2015 5 09 /01 /janvier /2015 01:15

et recommencer depuis le début. »

Yanaihara Isaku, Avec Giacometti – « Il faut tout effacer

Yanaihara Isaku, Avec Giacometti (Giacometti to tomoni, Editions Chikuma Shobo, 1969), traduit du japonais par Véronique Perrin, Allia, 2014

Yanaihara Isaku, Avec Giacometti – « Il faut tout effacer

Yanaihara Isaku & Alberto Giacometti à Stampa

 

Me dévisageant fixement, il marmonna sur le ton de la colère : « Vous me terrorisez. »

Yanaihara Isaku

4e de couverture

 

Paris est une ville qui possède un charme mystérieux pour nous autres étrangers. Je ne veux pas parler du raffinement, de l’élégance brillante à quoi nous l’associons quand nous disons Hana no Miyako – la Ville Fleur. Cette beauté-là est bien réelle, mais elle est souvent l’expression d’un snobisme petit-bourgeois, une formule publicitaire à l’usage des touristes. Je dirais plutôt : Paris, froide ville de pierre grise. Chacun retranché dans sa vie, comme l’huître dans sa coquille, coquille d’huître agrippée au rocher, défendant obstinément ses habitudes routinières. Même le brillant de façade et l’amabilité nous accueillent le plus souvent pour mieux nous repousser. C’est pourquoi, quand nous séjournons un moment à Paris, nous vient l’envie de fuir cette ville maussade, aller ailleurs, dans un endroit plus gai, plus naturel. Pourtant dès que nous allons voir ailleurs, Paris se met à nous manquer terriblement, on voudrait vite y retourner : arrivé à Paris, on respire. J’en ai fait l’expérience chaque fois que je partais en voyage depuis Paris, mais la plupart des Japonais que j’ai connus en Europe me disaient la même chose, c’est donc que Paris est doué d’un charme particulier qu’on ne rencontre nulle part ailleurs. Un charme difficile à élucider, mais dont l’extrême degré de liberté dont on jouit ici semble être la principale composante. Il n’existe sans doute pas d’autre endroit au monde où l’on soit aussi pleinement à son aise qu’à Paris.

 

En 1954, Yanaihara Isaku, jeune professeur de l’université d’Osaka, vient à Paris pour y faire des études de philosophie. En novembre 1955, il mène un entretien avec Alberto Giacometti pour le compte d’un journal japonais.

Yanaihara Isaku, Avec Giacometti – « Il faut tout effacer

Entrée de l'atelier d'Alberto Giacometti au 46, rue Hippolyte-Maindron dans le 14e arrondissement de Paris

 

A la suite de cette rencontre et jusqu'à l'été 1961, Giacometti fait plus d’une douzaine de portraits peints, et un buste sculpté, de Yanaihara.

Yanaihara Isaku, Avec Giacometti – « Il faut tout effacer

Alberto Giacometti dans son atelier

Yanaihara Isaku, Avec Giacometti – « Il faut tout effacer

Alberto Giacometti, Yanaihara, work in progress, 1957

Yanaihara Isaku, Avec Giacometti – « Il faut tout effacer

Alberto Giacometti, Tête noire (Yanaihara), huile sur toile, 1957

Yanaihara Isaku, Avec Giacometti – « Il faut tout effacer

Alberto Giacometti, Tête noire (Yanaihara), huile sur toile, 1958-1962

Yanaihara Isaku, Avec Giacometti – « Il faut tout effacer

Alberto Giacometti, Yanaihara, bronze, 1960

 

* Illustrations : © Succession Alberto Giacometti (Fondation Alberto et Annette Giacometti, Paris + ADAGP, Paris), 2013 *

 

* * *

 

Yanaihara devient rapidement l’ami d’Alberto et d’Annette Giacometti. Seulement, les séances de pose sont difficiles : Giacometti est exigeant et angoissé. L'expérience est douloureuse pour l'artiste.

 

Yanaihara a différé son retour au Japon – son séjour de recherche étant venu à terme. Il commence à poser selon les règles du maître : sans bouger, sans parler, sans respirer.

 

« Comment va votre travail, a-t-il bien avancé ? »

[…]

« Je ne sais absolument pas où j'en suis. »

 

Le travail reprend. « C'est faux, tout est faux », dit Giacometti.

Annette met un disque sur le phonographe : Lohengrin.

 

Richard Wagner, Lohengrin, Prélude, Teatro alla Scala, dir. Daniel Barenboim, 2012

 

« Non, ça ne va pas », répétait souvent Giacometti.

 

Yahainara invite Alberto et Annette au Botan-Ya, le restaurant japonais de Paris, et, pour l'accompagner, Ishii Yoshiko, une chanteuse japonaise de chansons françaises traditionnelles. On peut être moderne tout en conservant des traditions vivantes...

Compromis impossible, hein ! (Giacometti intervenait dans la discussion) Dans la vie des Français aussi les traditions se perdent.

[…]

L'heure est à la mécanisation. Et la civilisation mécanique ira en nivelant et uniformisant le monde.

[…]

Les machines ne servent qu'à tuer l'esprit.

 

Il continuait de peindre tout en marmonnant, « impossible... effrayant... »

Yanaihara Isaku, Avec Giacometti – « Il faut tout effacer

Dans l'atelier, on croise Jean Genet, avec son jeune amant, Abdallah Bentaga, un acrobate.

 

« Peindre est une sorte de guerre. C'est rigoureusement du même ordre, je m'effraie moi-même. »

 

Un jour, nous étions presque à la fin du mois de novembre, j'ai rendu visite à Sartre. [NDL : où l'on apprend ce que Stéphane Auclair nous a caché]

Giacometti qui était allé le voir après les événements de Hongrie lui avait demandé de bien vouloir me recevoir, et Sartre m'avait fait savoir le jour et l'heure qui lui convenaient. A midi et demi, donc, j'entrais dans l'appartement de Sartre en face de Saint-Germain-des-Prés. J'étais introduit dans un cabinet exigu qui donnait sur la place, le bureau, en désordre, disparaissait sous de grandes feuilles de manuscrit couvertes d'une écriture serrée, les murs étaient tapissés de livres jusqu'au plafond [NDL : ce qui est devenu banal à l'ère Yueyin]. Posée sur une étagère, face au bureau, une sculpture de Giacometti, buste de plâtre au cou extrêmement fin, qui était l'unique œuvre d'art décorant cette pièce.

[…]

Le travail d'Alberto avance ?

C'est comme d'habitude, le même travail acharné chaque jour, mais cela devient de plus en plus difficile, il est au bord du désespoir, ce qui fait que je ne me vois pas rentrer au Japon...

Oui, c'est ça qui est merveilleux, commente Sartre d'un ton un peu déclamatoire en regardant au loin par la fenêtre, la pipe levée en abat-jour, Alberto me l'avait bien dit : les grands chefs-d’œuvre côtoient toujours le grand ratage. Plus le risque d'échec est grand et plus les chances de réussite augmentent elles aussi... [NDL : ce que les Shadoks, une seule fois cités sur Libellus, ont redécouvert en 1968 : « Plus ça rate, plus il y a de chances que ça marche. » Les Shadoks, 1, 18]

 

Une dernière séance de pose. Giacometti parle tout seul : « Il faut tout effacer et recommencer depuis le début. »

 

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5 janvier 2015 1 05 /01 /janvier /2015 01:15
Olivier Messiaen, Peter Hill, La Fauvette Passerinette

Olivier Messiaen, La Fauvette Passerinette, 1961, A Messiaen premiere, with birds, landscapes & homages, Peter Hill, Delphian, 2014

Olivier Messiaen, Peter Hill, La Fauvette Passerinette

Olivier Messiaen était un compositeur, organiste, professeur et ornithologue français dont la musique est imprégnée par sa foi chrétienne (Vingt regards sur l'Enfant-Jésus, suite pour piano, 1944), son goût de l'exotisme (Harawi, chant d'amour et de mort, pour soprano et piano, 1945) et son amour de la nature (Catalogue d'oiseaux, pour piano, octobre 1956- septembre 1958).

En 1939, Messiaen est mobilisé, et en 1940, il est prisonnier en Allemagne (Stalag VIII-A à Görlitz). Il compose durant sa réclusion son Quatuor pour la fin du Temps. La première est donnée dans le camp le 15 janvier 1941 par un groupe de musiciens prisonniers, la partie du piano étant jouée par le compositeur. Libéré en mars 1941, il retourne enseigner à Paris où il devient professeur d'harmonie au Conservatoire en 1942. Il y rencontre une jeune élève, Yvonne Loriod, qui devient la première et la principale interprète de ses œuvres pour piano. Sa première femme meurt en 1959, dans un hôpital psychiatrique ; il épouse Yvonne Loriod en 1961.

Olivier Messiaen, Peter Hill, La Fauvette Passerinette

Peter Hill est un pianiste et musicologue anglais né en 1948. Il est actuellement Professeur à l'université de Sheffield (Messiaen, Mozart, le contrepoint baroque, l'interprétation).

Dès 1974, son talent fut reconnu par un premier prix à Darmstadt, pour son interprétation des œuvres de Cage et Stockhausen, et son enregistrement intégral (ou presque) des pièces pour piano seul de Messiaen, réalisé avec le concours du compositeur. Il a également enregistré Beethoven (Variations Diabelli), Stravinsky, Schoenberg, Berg et Webern.

 

Olivier Messiaen, La Fauvette Passerinette

 

In 2012, leading pianist and Massiaen scholar Peter Hill made a remarkable discovery among the composer's papers : several pages of tightly written manuscript from 1961, constituting a near-complete and hitherto unknown work for piano. Hill was able to fill in some missing dynamics and articulations by consulting Messiaen's birdsong notebooks, and gave the work's first public performance in the autumn of 2013.

Delphian

Olivier Messiaen, Peter Hill, La Fauvette Passerinette

Fauvette passerinette (Sylvia cantillans)

 

La fauvette à lunettes, à tête noire ou orphée est déjà présente dans le Catalogue d'oiseaux. La fauvette des jardins inspire une longue pièce pour piano en 1970.

1961 : l'année où le compositeur épouse sa pianiste, Yvonne Loriod. C'est elle qui, à la mort d'Olivier Messiaen, en 1992, confie ses papiers à Peter Hill, leur ami, en vue d'une biographie autorisée (Peter Hill, Nigel Simeone, Olivier Messiaen, Fayard, 2008).

Olivier Messiaen avait noté le chant de la fauvette passerinette en même temps que celui du traquet stapazin pour son Catalogue d'oiseaux., les deux passereaux partageant le même habitat, sur les vignobles en terrasses de la Côte Vermeille.

A cette page inédite, Peter Hill associe des pièces qui l'annoncent, comme les Oiseaux tristes de Maurice Ravel, ou lui répondent : Karlheinz Stockhausen, Klavierstücke VII et VIII ; Tristan Murail, Cloches d'adieu, et un sourire (in memoriam Olivier Messiaen).

« La nature, les chants d’oiseaux ! Ce sont mes passions. Ce sont aussi mes refuges. Dans les heures sombres, […] que faire, sinon retrouver son visage oublié quelque part dans la forêt, dans les champs, dans la montagne, au fond de la mer, au milieu des oiseaux ?

C’est là que réside pour moi la musique ».

(texte rédigé en avril 1959, pour la création du Catalogue d'oiseaux)

 

Magnifique, merveilleux, féerique, miraculeux, magique, prodigieux, éblouissant : la mention vaut pour l'ensemble du concert dont la composition équilibrée peut être appréciée même de tous les mélomanes. Peter Hill aime Bach (Le clavier bien tempéré, Delphian, 2013 – remarquable) et Stockausen.

 

Fauvette passerinette (Sylvia cantillans)

 

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