Paul Nizon, Faux papiers, Journal 2000-2010 (Urkundenfälschung, Suhrkamp Verlag, 2012), traduit de l'allemand par Matthieu Dumont, postface de Wend Kässens, photographie de couverture : © Peter Schneider/Keystone/Corbis, Actes Sud, 2014
Dans ce cinquième tome du journal du grand écrivain suisse vivant à Paris, on trouve de magnifiques portraits d’artistes, des rêveries ou encore des miniatures de villes nous invitant à un départ immédiat. Puisant dans sa vie – rencontres, lectures, projets littéraires du moment –, Paul Nizon a ainsi constitué un fonds de matériaux précieux à partir duquel se crée son œuvre.
Mais ici, la matière première elle-même se révèle d’une grande valeur artistique.
Au-delà des souffrances et des doutes, l’écriture est toujours lumineuse et triomphante. Rassemblées en un volume par décennie, ces pages extraites de son journal se transforment en objet autonome dévoilant les fondements d’une œuvre sublime.
Né à Berne en 1929, Paul Nizon est considéré comme l’un des écrivains contemporains les plus novateurs. Après une thèse sur Van Gogh et des voyages à Rome et Barcelone, il se consacre pleinement à l’écriture et publie Canto (Jacqueline Chambon, 1991). Suivent plusieurs années de pérégrinations et de ruptures. En 1971, il revient à la littérature et poursuit son œuvre, pour l'essentiel publiée en français par Actes Sud.
Ses romans autofictionnels ont été récompensés par de très nombreux prix littéraires, dont, en 2010, le prestigieux Prix national autrichien pour la littérature européenne.
4e de couverture
4 janvier 2000, Charenton
Peu à peu, les gens (c'est ce qui ressort actuellement de certaines des réactions étonnamment nombreuses, en particulier dans la presse, à l'occasion de la parution de mes œuvres choisies) semblent prendre conscience de la corrélation qui, dans mon cas, unit et enchaîne la vie à l'écriture, au sens où la vie, presque dressée comme un chien, est axée sur l'écriture, et où l'écriture émane entièrement et peut-être presque immédiatement de la vie, de la consignation constante et pressante de la vie, sans laquelle elle ne serait rien, ne pourrait ni sortir au grand jour, ni être autre chose qu'une virtualité pure. Que de nos jours nul autre ne s'adonne ainsi (de façon anachronique ?) à la création littéraire, à la prose, cela est reconnu et évoqué – ce qui l'est moins, en revanche, c'est que ma condition d'être-de-langage en procède. Ma vie d'écriture et mon écriture vitale sont au fond une lutte par et pour le langage, je suis un être de langage jusqu'au bout des ongles. Et au commencement était le Verbe.
24 janvier 2000, Paris
« Mon cœur »
Juste un petit tour pour explorer les environs ? Pour se sauver. Surtout ne rien déballer, surtout ne pas disperser ce que l'on a apporté, n'y touche pas. Surtout ne rien extraire de tout cet apport qui était fait non seulement de bricoles mais de pusillanimité, et, surtout, de panique et d'angoisse.
Je commençais à comprendre que le piège que représentait à l'époque l'appartement de ma tante rue Simart était la pire des menaces – pas tant à cause de son apparente exiguïté peu engageante, car elle était à la mesure de l'angoisse qui m'accompagnait –, une cellule, une pure claustration. Je nageais alors en plein marasme sans la moindre lueur d'espoir, sans argent, sans travail. Impossible d'imaginer de me remettre au travail puisque l'écriture et a fortiori l'écriture de livres, mon activité coutumière, me semblait non seulement engourdie mais encore inconcevable, totalement insupportable, tous les vaisseaux relatifs à cette activité étant bouchés. Je n'étais qu'impuissance et pleutrerie, une vraie chiffe. De même, tous les ponts avaient été coupés, personne à l'horizon que je puisse appeler ou auprès de qui trouver du secours. J'étais absolument seul. Seul à Paris. Je me trouvais dans un état d'étiolement, m'épanchant intérieurement comme un récipient percé, il s'agissait probablement d'une profonde dépression. Et tout, surtout le futur, prenait dans cet état une teinte menaçante. Parviendrais-je à me ressaisir et à me dégager de ce guêpier ? Ou bien étais-je arrivé au terminus avec pour perspective soit la folie – un cas clinique –, soit la déchéance et la clochardisation – un cas social ? Les deux options semblaient possibles.
C'est dans ce contexte qu'il faut resituer la première promenade fugueuse. Il ne s'agissait pas de simples expéditions de reconnaissance, il s'agissait – par le moyen d'excursions menées dans un périmètre restreint – d'un déchiffrage de la réalité, de mon appartenance à la réalité du monde, il s'agissait par conséquent de la création progressive d'un monde et ainsi de mon monde et ainsi de ma personne – en quelque sorte à partir de rien, creatio ex nihilo.
Et mon ancrage se fit par des mots, après une petite ration d'expérience et de choses vues au-dehors.
Une tâche désespérée. Un geste désespéré. Surmonter l'irréalité et ses horreurs (ou le règne de l'horreur). C'est en ce sens que la fuite est une course après les mots.
C'est l'abattement qui me fait tout voir en noir, c'est le regard (abattu) du découragement et de l'angoisse qui me fait percevoir l'appartement de ma tante comme un affreux cachot au confinement étouffant. L'image de la désolation n'est que le reflet de mon propre état, non la réalité. Je dois changer de regard. Je dois inventer la réalité. Tout est affaire d'imagination. Ou bien est-ce la vie de ma tante rampant hors de toutes les fissures qui m'oppresse ? Tu ne sais rien d'elle, en fait, tu devrais faire sa connaissance. Tout est à portée de main. Recolle ses morceaux. Elle n'est pas la cause de l'oppression, l'oppression vient de ton désintérêt catégorique à son encontre.
Une aristocratie de l'esprit en révolte.
7 avril 2000, Paris
Me rappelle combien l'avènement de la culture pop, y compris les hippies, le Flower Power et le mouvement qui en découla après 68, m'avait non seulement choqué, mais heurté dans mon projet de vie comme une attaque personnelle. Cela remonte à l'année 1967, alors que je me trouvais à Londres, et n'est pas sans rapport avec la façon dont j'envisage ma condition d'artiste.
L'artiste comme franc-tireur et comme phénomène situé aux marges de la société bourgeoise. Cette représentation n'est pas exempte d'un certain aristocratisme, puisque l'artiste tel que je l'envisage ne se conçoit guère sans un solide ancrage intellectuel dans les meilleurs domaines et traditions culturels, ce qui implique un certain esthétisme.
[…]
Dans mon cas, l'idée de faire partie des élus fut dès mon plus jeune âge à la fois un aiguillon et une source d'énergie, mais elle fut aussi à l'origine de mon isolement social et elle compliquait la communication avec les autres.
[…]
C'est là que résidait la révolte du petit garçon : le ne-pas-vouloir-admettre. La source de l'écriture ?
[…]
Salve Maria […]. Ce serait un livre sur l'effroyable irruption de l'illusion – et, avec elle, de la labilité, de la fragilité, de l'équivoque de la réalité.
3 mai 2000, Paris
Quand je dis que c'est toujours tel un enfant rempli d'attentes émerveillées que je déambule le matin en sortant ou en saluant le jour, ou lorsque je parle d'un régal pour les yeux, j'entends toujours la vision et la collecte via les sentiers du visible comme deux équivalents à l'effervescence intérieure, au devenir créateur ou bien justement au désir d'énonciation. Désir de langage.
[…]
Ma voie est aussi celle de l'appropriation par l'écriture de ma vie comme roman. Celui-ci se doit d'être exemplaire. Je m'écris une vie.
4 juin 2000, Paris
Je ne cessais de dire que je devais d'une certaine façon pouvoir me considérer comme le seul poète sur terre.
27 novembre 2000, Paris
L'amour est en définitive toujours un malentendu.
6 avril 2001, Paris
Un marasme ? Une dépression ? Une thérapie ? L'écriture aurait-elle été une thérapie depuis près de soixante ans ?
30 juin 2001, Paris
D'où me vient donc une telle haine de tout ce qui touche au collectif ? Même la BOUM d'Igor, avant-hier soir, devant laquelle j'ai bien sûr pris la fuite – quinze gamins venus se trémousser dans la maison, une musique à vous percer les tympans, ainsi qu'on me l'a rapporté, sans parler des allées et venues, des attroupements, des cavalcades, des braillements, etc. –, me remplit de méfiance voire de dégoût, pourquoi donc ?
Les rêves, l'écriture, les lectures tissent la vie où se rencontrent les plus grands écrivains, artistes, cinéastes.
14 avril 2005, Paris
Canetti, ébauche
Il a toujours représenté pour moi le plus grand analyste du genre humain, voilà pourquoi ses essais me sont si chers. Sa vive curiosité envers les hommes était insatiable, il avait l'art de se faufiler jusqu'à eux, de se glisser dans leur peau, d'ailleurs il fut également comédien, rappelons-nous seulement sa manière de se faire passer au téléphone pour la concierge afin de filtrer les interlocuteurs importuns ; il m'avait mis au courant de son procédé pour que je donne directement mon nom le cas échéant. Il m'était d'ailleurs arrivé de tomber sur lui dans le rôle de la concierge, avec cette voix de vieille femme empruntée, mais j'avais immédiatement reconnu Canetti, peut-être parce que j'étais au courant de sa tactique, toujours est-il que j'avais reconnu sa voix. Ce sont ces innombrables conversations qui duraient des heures, des nuits entières, qui me l'ont fait connaître, cette voix. Oui, j'avais eu des rencontres interminables avec lui, vers la fin des années 1960, dans sa maison de Thrulow Road à Hampstead.
[…]
– c'était un monarque de la vie, un philanthrope, du moins dans sa conception de la responsabilité, et donc un contempteur des choses viles, mais pas des faibles, cela non, plutôt un contempteur de la bassesse humaine.
23 août 2007, Paris
Depuis peu, je me suis remis à écouter de la musique, du classique, comme au temps de ma jeunesse mélomane, du piano, des concerts. En ce moment même, Horowitz, très talentueux, merveilleux, des accents angéliques.
Frédéric Chopin, Polonaise n° 6, op. 53, Héroïque, 1842 – Vladimir Horowitz, piano, Musikverein, Vienne, 1987