Denis Diderot, Jacques le fataliste et son maître, dessinés par André François, étude et notes de Yvon Belaval, Le club français du livre, 1953
Jacques le fataliste et son maître est un roman philosophique de Denis Diderot – rédigé de 1765 jusqu'à la mort de l'écrivain, en 1784, paru initialement en feuilleton dans la Correspondance littéraire de Melchior Grimm entre 1778 et 1780, et pour la première édition (posthume) en France, en 1796 – en forme de dialogue entrecoupé d'adresses au lecteur par l'auteur/narrateur.
Les interventions de l'écrivain marquent, par anticipation, une distanciation brechtienne.
« Vous voyez, lecteur, combien je suis obligeant ; il ne tiendrait qu’à moi de donner un coup de fouet aux chevaux qui traînent le carrosse drapé de noir, d’assembler, à la porte du gîte prochain, Jacques, son maître, les gardes des Fermes ou les cavaliers de maréchaussée avec le reste de leur cortège, d’interrompre l’histoire du capitaine de Jacques et de vous impatienter à mon aise ; mais pour cela, il faudrait mentir, et je n’aime pas le mensonge, à moins qu’il ne soit utile et forcé. Le fait est que Jacques et son maître ne virent plus le carrosse drapé, et que Jacques, toujours inquiet de l’allure de son cheval, continua son récit... »
« JACQUES.
Tous les deux étaient écrits l’un à côté de l’autre. Tout a été écrit à la fois. C’est comme un grand rouleau qu’on déploie petit à petit…
Vous concevez, lecteur, jusqu’où je pourrais pousser cette conversation sur un sujet dont on a tant parlé, tant écrit depuis deux mille ans, sans en être d’un pas plus avancé. Si vous me savez peu de gré de ce que je vous dis, sachez-m’en beaucoup de ce que je ne vous dis pas.
Tandis que nos deux théologiens disputaient sans s’entendre, comme il peut arriver en théologie, la nuit s’approchait. »
Jacques et son maître sont en chemin, ils devisent en se contant des histoires, vraies ou fausses : « Peut-être cela était-il vrai, peut-être cela était-il faux : que sait-on ? »
On ne sait où ils vont ni d'où ils viennent. On ne sait ce qu'ils pensent. Il n'y a aucun témoin.
Pour autant, le grand rouleau ne se déroule pas depuis le point de vue de Dieu (on dit aussi : focalisation zéro) : le narrateur (auteur) désamorce toute tentative de (re)construction par le lecteur.
Il s'agit d'une réflexion sur le roman, et sur le monde tel qu'il va – ce en quoi le texte est vivant, actuel ; ce en quoi il se démarque de ses sources d'inspiration : Sterne, Fielding, Richardson.
Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme, 1759-1763, Le club français du livre, 1965
Henry Fielding, Joseph Andrews, Les Éditeurs Français Réunis, 1955
Les Aventures de Joseph Andrews et du curé Abraham Adams, publié en 1742 et qualifié par Fielding de « roman sentimental comique » (comic romance), raconte, en forme de parodie, les aventures d’un honnête domestique revenant de Londres accompagné par son ami et mentor, le pasteur tête-en-l’air Abraham Adams.
Samuel Richardson, Pamela Andrews
Pamela, ou la vertu récompensée, l'archétype, est un roman épistolaire paru en 1740.
Feuilletons le roman.
« Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. »
« Après une courte pause, Jacques s’écria :Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret !
LE MAITRE.
Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n’est pas chrétien.
JACQUES.
C’est que, tandis que je m’enivre de son mauvais vin, j’oublie de mener nos chevaux à l’abreuvoir. Mon père s’en aperçoit ; il se fâche. Je hoche de la tête ; il prend un bâton et m’en frotte un peu durement les épaules. Un régiment passait pour aller au camp devant Fontenoy ; de dépit je m’enrôle. Nous arrivons ; la bataille se donne.
LE MAITRE.
Et tu reçois la balle à ton adresse.
JACQUES.
Vous l’avez deviné ; un coup de feu au genou ; et Dieu sait les bonnes et mauvaises aventures amenées par ce coup de feu. Elles se tiennent ni plus ni moins que les chaînons d’une gourmette. Sans ce coup de feu, par exemple, je crois que je n’aurais été amoureux de ma vie, ni boiteux.
LE MAITRE.
Tu as donc été amoureux ?
JACQUES.
Si je l’ai été !
LE MAITRE.
Et cela par un coup de feu ?
JACQUES.
Par un coup de feu.
LE MAITRE.
Tu ne m’en as jamais dit un mot.
JACQUES.
Je le crois bien.
LE MAITRE.
Et pourquoi cela ?
JACQUES.
C’est que cela ne pouvait être dit ni plus tôt ni plus tard.
LE MAITRE.
Et le moment d’apprendre ces amours est-il venu ?
JACQUES.
Qui le sait ?
LE MAITRE.
A tout hasard, commence toujours... »
« JACQUES.
Ah ! si je savais dire comme je sais penser ! Mais il était écrit là-haut que j’aurais les choses dans ma tête, et que les mots ne me viendraient pas. »
Jacques s'est trouvé blessé au genou, comme à la guerre. Il est recueilli par une femme qui veillait à sa porte. On fait venir les chirurgiens – malgré la mauvaise humeur du mari.
« JACQUES.
[…] Ils avaient fait le plus de diligence possible, ils avaient chaud, ils étaient altérés. Ils s’asseyent autour de la table dont la nappe n’était pas encore ôtée. La femme descend à la cave, et en remonte avec une bouteille. Le mari grommelait entre ses dents : "Eh ! que diable faisait-elle à sa porte ?" On boit, on parle des maladies du canton ; on entame l’énumération de ses pratiques. Je me plains ; on me dit : "Dans un moment nous serons à vous." Après cette bouteille, on en demande une seconde, à compte sur mon traitement ; puis une troisième, une quatrième, toujours à compte sur mon traitement ; et à chaque bouteille, le mari revenait à sa première exclamation : "Eh ! que diable faisait-elle à sa porte ?"
Quel parti un autre n’aurait-il pas tiré de ces trois chirurgiens, de leur conversation à la quatrième bouteille, de la multitude de leurs cures merveilleuses, de l’impatience de Jacques, de la mauvaise humeur de l’hôte, des propos de nos Esculapes de campagne autour du genou de Jacques, de leurs différents avis, l’un prétendant que Jacques était mort si l’on ne se hâtait de lui couper la jambe, l’autre qu’il fallait extraire la balle et la portion du vêtement qui l’avait suivie, et conserver la jambe à ce pauvre diable. Cependant on aurait vu Jacques assis sur son lit, regardant sa jambe en pitié, et lui faisant ces derniers adieux, comme on vit un de nos généraux entre Dufouart et Louis. Le troisième chirurgien aurait gobe-mouché jusqu’à ce que la querelle se fût élevée entre eux, et que des invectives on en fût venu aux gestes.
Je vous fais grâce de toutes ces choses, que vous trouverez dans les romans, dans la comédie ancienne et dans la société. Lorsque j’entendis l’hôte s’écrier de sa femme : "Que diable faisait-elle à sa porte !" je me rappelai l’Harpagon de Molière, lorsqu’il dit de son fils : Qu’allait-il faire dans cette galère ? »
« La vérité, la vérité ! – La vérité, me direz-vous, est souvent froide, commune et plate ; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu’y a-t-il d’intéressant ?Rien. – D’accord. – S’il faut être vrai, c’est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine ; la vérité a ses côtés piquants, qu’on saisit quand on a du génie ; mais quand on en manque ? – Quand on en manque, il ne faut pas écrire. – Et si par malheur on ressemblait à un certain poète que j’envoyai à Pondichéry ? – Qu’est-ce que ce poète ? – Ce poète... Mais si vous m’interrompez, lecteur, et si je m’interromps moi-même à tout coup, que deviendront les amours de Jacques ? »
« Je vous le répète donc pour ce moment et pour la suite : soyez circonspect si vous ne voulez pas prendre dans cet entretien de Jacques et de son maître le vrai pour le faux, le faux pour le vrai. Vous voilà bien averti, et je m’en lave les mains. »
Jacques croit assister aux funérailles de son cher capitaine.
« Mais peut-être que mon maître est encore vivant.
[…]
LE MAITRE.
[…]
Eh ! laisse là ces quiproquos, et tâche de t’apercevoir que c’est en faire un grossier que de t’embarquer dans un chapitre de morale, lorsqu’il s’agit d’un fait historique. L’histoire de ton capitaine ?
JACQUES.
Si l’on ne dit presque rien dans ce monde, qui soit entendu comme on le dit, il y a bien pis, c’est qu’on n’y fait presque rien qui soit jugé comme on l’a fait.
LE MAITRE.
Il n’y a peut-être pas sous le ciel une autre tête qui contienne autant de paradoxes que la tienne.
JACQUES.
Et quel mal y aurait-il à cela ? Un paradoxe n’est pas toujours une fausseté.
LE MAITRE.
Il est vrai. »
Jacques rencontre des fourches patibulaires où son cheval l'emporte.
« Est-ce un avertissement du destin ? »
« LE MAITRE.
[…]
Jacques, vous êtes une espèce de philosophe, convenez-en. Je sais bien que c’est une race d’hommes odieuse aux grands, devant lesquels ils ne fléchissent pas le genou ; aux magistrats, protecteurs par état des préjugés qu’ils poursuivent ; aux prêtres qui les voient rarement au pied de leurs autels ; aux poètes, gens sans principes et qui regardent sottement la philosophie comme la cognée des beaux-arts, sans compter que ceux même d’entre eux qui se sont exercés dans le genre odieux de la satire, n’ont été que des flatteurs ; aux peuples, de tout temps les esclaves des tyrans qui les oppriment, des fripons qui les trompent, et des bouffons qui les amusent. »
Vient l'histoire de Mme de la Pommeraye – 69 pages dans notre édition > texte intégral –, racontée par l'hôtesse de Jacques et de son maître, un récit souvent interrompu par des dialogues entre Jacques, son maître et leur hôtesse.
La vengeance de Mme de la Pommeraye (proche d'une intrigue de Pierre Choderlos de Laclos,dans Les Liaisons dangereuses, 1782) est ainsi tramée :
– Mme de la Pommeraye feint d’être lassée du marquis des Arcis, son amant, en l’incitant de cette manière à lui révéler qu'il veut la quitter ;
– Mme de la Pommeraye engage une prostituée et sa mère, elle les fait passer pour deux dévotes tombées dans le besoin ;
– trois mois après, elle organise une rencontre : le marquis des Arcis s’éprend de la fausse jeune dévote ;
– le mariage est décidé ;
– Mme de la Pommeraye conclut sa vengeance par la révélation de la vérité (« Vous avez épousé une grue. » – dans le film de Robert Bresson, dialogue de Jean Cocteau > voir ci-dessous) ;
– l'histoire se conclut par une grande scène de pardon : l'amour l'emporte sur le mal.
Peut-on dire que Mme de la Pommeraye incarne le mal ? Le marquis n'est pas blanc-bleu dans l'affaire. Les « dames » sont complices d'une mauvaise action, elles sont contraintes par la « nécessité », mais elles choisissent librement le moyen de s'en libérer. L'amour est le seul bien.
Un roman dans le roman. Un récit en miettes. Une leçon.
« Jacques demanda à son maître s’il n’avait pas remarqué que, quelle que fût la misère des petites gens, n’ayant pas de pain pour eux, ils avaient tous des chiens ; s’il n’avait pas remarqué que ces chiens, étant tous instruits à faire des tours, à marcher à deux pattes, à danser, à rapporter, à sauter pour le roi, pour la reine, à faire le mort, cette éducation les avait rendus les plus malheureuses bêtes du monde. D’où il conclut que tout homme voulait commander à un autre ; et que l’animal se trouvant dans la société immédiatement au-dessous de la classe des derniers citoyens commandés par toutes les autres classes, ils prenaient un animal pour commander aussi à quelqu’un. Eh bien ! dit Jacques, chacun a son chien. Le ministre est le chien du roi... »
Où l'on retrouve la pantomime des gueux – Le Neveu de Rameau > texte intégral en annexe.
A la fin.
« "Qu’es-tu devenu, mon pauvre Jacques !..." Une nuit le château de Desglands est attaqué par les Mandrins ; Jacques reconnaît la demeure de son bienfaiteur et de sa maîtresse ; il intercède et garantit le château du pillage. On lit ensuite le détail pathétique de l’entrevue inopinée de Jacques, de son maître, de Desglands, de Denise et de Jeanne.
"C’est toi, mon ami !
– C’est vous, mon cher maître !
– Comment t’es-tu trouvé parmi ces gens-là ?
– Et vous, comment se fait-il que je vous rencontre ici ?
– C’est vous, Denise ?
– C’est vous, monsieur Jacques ? Combien vous m’avez fait pleurer !... »
Cependant Desglands criait : « Qu’on apporte des verres et du vin ; vite, vite : c’est lui qui nous a sauvé la vie à tous..."
Quelques jours après, le vieux concierge du château décéda ; Jacques obtient sa place et épouse Denise, avec laquelle il s’occupe à susciter des disciples à Zénon et à Spinoza, aimé de Desglands, chéri de son maître et adoré de sa femme ; car c’est ainsi qu’il était écrit là-haut.
On a voulu me persuader que son maître et Desglands étaient devenus amoureux de sa femme. Je ne sais ce qui en est, mais je suis sûr qu’il se disait le soir à lui-même : "S’il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire, tu le seras ; s’il est écrit au contraire que tu ne le seras pas, ils auront beau faire, tu ne le seras pas ; dors donc mon ami..." et qu’il s’endormait. »
L'histoire finie, le personnage retourne au sommeil dont le rêve nous a été conté.
Robert Bresson, Les Dames du Bois de Boulogne, 1945, avec la merveilleuse Maria Casarès, dont Albert Camus était amoureux – et on comprend pourquoi.
* * *
ANNEXE
Denis Diderot, Le Neveu de Rameau (écrit entre 1762 et 1773, publié d'après le manuscrit original en 1891), la pantomime des gueux
« LUI. ― Non, non, vous dis-je. Je suis trop lourd pour m’élever si haut. J’abandonne aux grues le séjour des brouillards. Je vais terre à terre. Je regarde autour de moi ; et je prends mes positions, ou je m’amuse des positions que je vois prendre aux autres. Je suis excellent pantomime ; comme vous en allez juger.
Puis il se met à sourire, à contrefaire l’homme admirateur, l’homme suppliant, l’homme complaisant ; il a le pied droit en avant, le gauche en arrière, le dos courbé, la tête relevée, le regard comme attaché sur d’autres yeux, la bouche entrouverte, les bras portés vers quelque objet ; il attend un ordre, il le reçoit ; il part comme un trait ; il revient, il est exécuté ; il en rend compte. Il est attentif à tout ; il ramasse ce qui tombe ; il place un oreiller ou un tabouret sous des pieds ; il tient une soucoupe, il approche une chaise, il ouvre une porte ; il ferme une fenêtre ; il tire des rideaux ; il observe le maître et la maîtresse ; il est immobile, les bras pendants ; les jambes parallèles ; il écoute ; il cherche à lire sur des visages ; et il ajoute : Voilà ma pantomime, à peu près la même que celle des flatteurs, des courtisans, des valets et des gueux.
Les folies de cet homme, les contes de l’abbé Galiani, les extravagances de Rabelais, m’ont quelquefois fait rêver profondément. Ce sont trois magasins où je me suis pourvu de masques ridicules que je place sur le visage des plus graves personnages ; et je vois Pantalon dans un prélat, un satyre dans un président, un pourceau dans un cénobite, une autruche dans un ministre, une oie dans son premier commis.
MOI. ― Mais à votre compte, dis-je à mon homme, il y a bien des gueux dans ce monde-ci ; et je ne connais personne qui ne sache quelques pas de votre danse.
LUI. ― Vous avez raison. Il n’y a dans tout un royaume qu’un homme qui marche. C’est le souverain. Tout le reste prend des positions.
MOI. ― Le souverain ? encore y a-t-il quelque chose à dire ? Et croyez-vous qu’il ne se trouve pas, de temps en temps, à côté de lui, un petit pied, un petit chignon, un petit nez qui lui fasse faire un peu de la pantomime ? Quiconque a besoin d’un autre, est indigent et prend une position. Le roi prend une position devant sa maîtresse et devant Dieu ; il fait son pas de pantomime. Le ministre fait le pas de courtisan, de flatteur, de valet ou de gueux devant son roi. La foule des ambitieux danse vos positions, en cent manières plus viles les unes que les autres, devant le ministre. L’abbé de condition en rabat, et en manteau long, au moins une fois la semaine, devant le dépositaire de la feuille des bénéfices. Ma foi, ce que vous appelez la pantomime des gueux, est le grand branle de la terre. Chacun a sa petite Hus et son Bertin.
LUI. ― Cela me console.
Mais tandis que je parlais, il contrefaisait à mourir de rire, les positions des personnages que je nommais ; par exemple, pour le petit abbé, il tenait son chapeau sous le bras, et son bréviaire de la main gauche ; de la droite, il relevait la queue de son manteau ; il s’avançait la tête un peu penchée sur l’épaule, les yeux baissés, imitant si parfaitement l’hypocrite que je crus voir l’auteur des Réfutations devant l’évêque d’Orléans. Aux flatteurs, aux ambitieux, il était ventre à terre. C’était Bouret, au contrôle général.
MOI. ― Cela est supérieurement exécuté, lui dis-je. Mais il y a pourtant un être dispensé de la pantomime. C’est le philosophe qui n’a rien et qui ne demande rien.
LUI. ― Et où est cet animal-là ? S’il n’a rien il souffre ; s’il ne sollicite rien, il n’obtiendra rien, et il souffrira toujours.
MOI. ― Non. Diogène se moquait des besoins. »