Lou

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  • : Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).

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31 août 2014 7 31 /08 /août /2014 23:01
Larry Tremblay, L'orangeraie – Chaque jour qui passe

Larry Tremblay, L'orangeraie, Éditions Alto, 2013

Illustration de la couverture : Lino

 

Quand Amed pleure, Aziz pleure aussi. Quand Aziz rit, Amed rit aussi.

Ces frères jumeaux auraient pu vivre paisiblement à l’ombre des orangers. Mais un obus traverse le ciel, tuant leurs grands-parents. La guerre s’empare de leur enfance et sépare leurs destins. Des hommes viennent réclamer vengeance pour le sang versé.

Amed, à moins que ce ne soit Aziz, devra consentir au plus grand des sacrifices. Et tous payeront le tribut des martyrs, les morts comme ceux qui restent.

4e de couverture

Larry Tremblay, L'orangeraie – Chaque jour qui passe

Larry Tremblay est écrivain, metteur en scène, acteur et spécialiste de kathakali. Traduites dans une douzaine de langues, ses œuvres théâtrales ont été produites dans de nombreux pays et maintes fois récompensées. Il a publié en 2006 un recueil de récits, Piercing, aux Éditions Gallimard, et son roman Le Mangeur de bicyclette (2002) a été finaliste au Prix littéraire du Gouverneur général du Canada. Ses pièces The Dragonfly of Chicoutimi, Le ventriloque, Abraham Lincoln va au théâtre et La hache font désormais figure de classiques. Le Christ obèse, roman paru chez Alto en 2012, a été finaliste au Prix littéraire des collégiens.

Présentation de l'éditeur

Larry Tremblay a reçu le Prix des libraires du Québec pour L'orangeraie.

 

Si Amed pleurait, Aziz pleurait aussi. Si Aziz riait, Amed riait aussi. Les gens disaient pour se moquer d’eux : « Plus tard ils vont se marier. »

Leur grand-mère s’appelait Shaanan. Avec ses mauvais yeux, elle les confondait tout le temps. Elle les appelait ses deux gouttes d’eau dans le désert. Elle disait : « Cessez de vous tenir par la main, j’ai l’impression de voir double. » Elle disait aussi : « Un jour, il n’y

aura plus de gouttes, il y aura de l’eau, c’est tout. » Elle aurait pu dire : « Un jour, il y aura du sang, c’est tout. »

Amed et Aziz ont trouvé leurs grands-parents dans les décombres de leur maison. Leur grand-mère avait le crâne défoncé par une poutre. Leur grand-père gisait dans son lit, déchiqueté par la bombe venue du versant de la montagne où le soleil, chaque soir,

disparaissait.

Quand la bombe est tombée, il faisait encore nuit. Mais Shaanan était déjà levée. On a retrouvé son corps dans la cuisine.

 

Amed et Aziz sont frères jumeaux, ils ont neuf ans.

Shaanan et Mounir, leurs grands-parents, sont morts.

Zohal, leur père, en a pris soin. Tamara, leur mère, veille à la famille.

 

Aziz est malade. Quelque chose lui ronge les os. A l'hôpital, il a rencontré une petite fille, Neelan : « son cœur avait mal poussé dans sa poitrine. »

 

Des hommes sont arrivés en jeep. Amed et Aziz ont aperçu un nuage de poussière sur la route qui passait près de leur maison. Ils se trouvaient dans l'orangeraie. C'est là que Zohal avait voulu enterrer ses parents.

 

Dans la jeep, Soulayed, un homme important du village voisin, et ses hommes. L'un d'eux raconte :

« Halim se tient près du soleil maintenant. »

Pourquoi ? a demandé Aziz.

Des chiens habillés. Nos ennemis sont des chiens habillés. Au sud, ils ont fermé nos villes avec des murs de pierre. C'est là que Halim est parti. Il a traversé la frontière. Soulayed lui a expliqué comment faire. Il est passé par un tunnel secret. Puis, il est monté dans un autobus bondé. A midi, il s'est fait exploser.

Mais comment ?

Avec une ceinture d'explosifs, Aziz.

Comme celle que nous avons vue ?

 

Halim était un copain de l'école, détruite depuis, lors d'un bombardement.

 

Soulayed conduit les jumeaux jusqu'au cèdre géant d'où l'on peut contempler la plaine de l'autre côté de la montagne.

Chaque jour qui passe, nos ennemis rongent la terre de nos ancêtres.

De l'autre côté de la montagne, on entrevoit l'autre côté du ciel, on aperçoit comme des baraques militaires, depuis lesquelles les ennemis portent la mort depuis des années : l'accès de cette drôle de ville est miné, seul un enfant élu y parviendrait.

 

L'un des enfants doit être choisi par le père pour détruire la drôle de ville en se sacrifiant. Il portera la ceinture. Ce sera Amed. Aziz est malade, il va mourir.

 

Aziz a proposé, Amed a accepté, l'échange : Désormais, Aziz était Amed et Amed était Aziz.

 

Onze ans plus tard, au Quartier Latin, l'enfant est sur les tréteaux : d'autres scènes, où les deux camps ennemis étaient présentés de façon interchangeable, permettant à la pièce de dénoncer l'absurdité de la guerre.

 

L'enfant prodige survient en plein spectacle, il se tourne vers les spectateurs.

 

Non, tu n'as pas besoin d'avoir une raison ou d'avoir tout simplement raison pour faire ce que tu crois devoir faire. Ne cherche pas ailleurs ce qui se trouve déjà en toi. Qui suis-je, moi, pour réfléchir à ta place ? Moi aussi, mes vêtements sont sales et déchirés. Et mon cœur est cassé comme un caillou. Et je pleure des larmes qui me déchirent le visage. Mais, comme tu le constates, j'ai une voix calme. Mieux encore, j'ai une voix paisible. Je te parle avec de la paix dans mes mots, dans mes phrases. Je te parle avec une voix qui a sept ans, neuf ans, vingt ans, mille ans. L'entends-tu ?

 

Une écriture au cordeau, comme on aime. Une écriture lyrique dans sa sécheresse. Un drame : ce n'est pas une tragédie, rien n'est écrit.

Les dernières pages sont suffocantes. Préparez vos mouchoirs. Un tel génie ne devrait pas être permis, en temps de crise.

Larry Tremblay, L'orangeraie – Chaque jour qui passe

Québec en septembre, une idée de Karine.

 

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26 août 2014 2 26 /08 /août /2014 23:01
Roger-Henri Guerrand, Les Lieux - d'aisances

Roger-Henri Guerrand, Les Lieux, Éditions La Découverte, 1997

Crédit photographique : Bibliothèque historique de la Ville de Paris (fonds Charles Marville) et Henri Bresler.

Couverture : © Cabinet champêtre dans les Dolomites, photo Louise Bost, 1996.

 

Les vécés n'ont pas toujours été fermés de l'intérieur, preuve en est cette histoire des lieux d'aisances, du Moyen Age à nos jours, que raconte Roger-Henri Guerrand avec autant d'humour que de sérieux. Avant de devenir objet d'interdits imposés par l'hypocrite morale bourgeoise du XIXe siècle, les besoins naturels pouvaient se satisfaire sans honte ni fausse pudeur. L'étron fut une matière poétique pour ne rien dire de la jubilation provoquée par le libre échappement des zéphyrs. Rabelais, continuateur des trouvères du Moyen Age, ne fut pas le seul écrivain à se rouler dans la chose : le siècle des Lumières a connu un âge d'or de la littérature scatologique.

Avec l'avènement des bourgeois conquérants, il faut se retenir en permanence : le corps doit être contrôlé et enserré dans des règles rationnelles. Hygiénistes, urbanistes et architectes s'occupent sérieusement des commodités, la répression corporelle et par conséquent sexuelle s'en trouve renforcée.

4e de couverture

Roger-Henri Guerrand, Les Lieux - d'aisances

Historien de la vie quotidienne, Roger-Henri Guerrand (1923, Sarrebruck - 10 octobre 2006, Rennes) a publié de nombreux ouvrages sur le mouvement social aux XIXe et XXe siècles. Professeur émérite à l'École d'architecture de Paris-Belleville, il y a enseigné l'histoire du logement social en France, puis en Europe, l'histoire sociale et culturelle du XIXe siècle. Il a reçu en 1985 le Grand Prix national de la critique architecturale pour l'ensemble de son œuvre.

 

Il faut é-li-mi-ner.

Moïse avait choisi de prôner l'imitation de certains animaux. Dans le Deutéronome, le prophète a en effet écrit : « Tu auras un lieu hors du camp et c'est là que tu iras. Tu auras une bêche dans ton équipement. Quand tu iras t'accroupir à l'écart, tu creuseras et quand tu repartiras, tu recouvriras tes excréments avec de la terre. »

Deutéronome, XXIII, 13-14

 

Vespasien n'a rien eu à voir avec l'établissement des latrines publiques à Rome – à la fin du IIIe siècle ap. J.-C., sous Dioclétien, on en comptait 144 –, il se contenta de prélever un impôt sur les urines que les foulons et les tanneurs recueillaient dans des récipients disposés dans les rues à cet effet.

 

Au Moyen Age, on connaît l'urinal, le pot en terre, la chaise percée, les latrines en la maison – branchées sur un puisard ou donnant sur un canal tel le Merderet à Valognes –, et le « tout-à-la-rue ».

« Gare l'eau ! »

Nuit et jour, les gens jettent par les fenêtres les eaux usées.

 

La poésie de l'étron s'épanouit.

« Comment Grandgousier connut l'esprit merveilleux de Gargantua à l'invention d'un torche-cul »

Gargantua, Liv. Ier, Chap. XIII

 

Dans les premières années du XVIe siècle, on lit la Farce nouvelle et joyeuse du pet :

une querelle entre deux époux, le mari accusant, devant un juge, sa femme d'avoir lâché un gros pet. Sa plainte n'est pas recevable. Il n'aurait pas épousé la dame si elle n'avait pas eu de cul. L'accusée le confirme :

« Monsieur, je vous prouverai

Que sitôt que fus épousée,

Toute la première journée

Qu'avec lui je fus couchée

Mon cul fut la première pièce

Par où il me prit, somme toute. »

 

Luther, lui-même, ne vante-t-il pas les vertus thérapeutiques des excréments ?

 

Au XVIIe siècle, on cultive chaises percées, thomas et bourdaloues.

L'abbé Cotin, académicien très répandu dans le monde, invite à la vénération du zéphir.

 

On reçoit sur sa chaise.

 

Très utile, le pot de chambre n'est guère confortable, même installé sur une chaise. Le XVIIe siècle va voir se répandre, dans toutes les classes possédantes, une belle pièce d'ébénisterie déjà appréciée dans les maisons royales, la chaise percée. Un inventaire de Versailles, sous Louis XIV, a donné le chiffre de 274 chaises d'affaires, 208 simples avec le bassin en dessous ; 66 à layette, le bassin étant contenu dans un tiroir fermé. Livrés par des tapissiers, ces meubles de qualité sont recouverts de velours bordé de crépines ; ils renferment un bassin de faïence ou d'argent et comportent parfois un guéridon permettant de lire et d'écrire. Certains se présentent avec le siège en forme de gros livres portant l'inscription suivante : « Voyage aux Pays-Bas ». Chaque chambre dispose de sa chaise, elle est rangée dans une pièce attenante, la garde-robe.

 

Malgré les ordonnances et les arrêts, Paris est une gigantesque latrine, les terrasses des Tuileries sont inabordables, elles exhalent une odeur épouvantable, car chacun s'y exonère tranquillement, à l'abri des ifs.

Roger-Henri Guerrand, Les Lieux - d'aisances

Chaise percée de Madame de Pompadour, conservée dans le Cabinet des Dépêches, château de Versailles

 

Après le XVIe siècle, le XVIIIe siècle connaît un nouvel âge d'or de la scatologie.

Citons seulement L'art de péter de Pierre Hurtault, professeur à l’École militaire, en 1776.

 

« Vous me faites chier ! »

Peut-on faire plus beau compliment à un ami ?

 

La Juliette de Sade se délecte de la chose.

 

Au XIXe siècle, la police sanitaire vient mettre fin à l'art de chier.

Il reste encore bien des fosses. Les chevaliers de la brune sont à l’œuvre chaque nuit. A Paris, en 1851, ils ont vidangé 266.356 m3 (pour une population de 1.053.262 personnes).

Roger-Henri Guerrand, Les Lieux - d'aisances

Édicule Rambuteau, 1852

Roger-Henri Guerrand, Les Lieux - d'aisances

Urinoir à six stalles devant le pavillon des Halles centrales, vers 1870

 

Enfin, Thomas Crapper vint. Le roi des plombiers britanniques. Le W.C. à chasse d'eau a définitivement gagné la partie.

 

En 1892, au Moulin-Rouge, apparaît Joseph Pujol, le Pétomane – dernier prodige dont l’œuvre fut emportée par le vent de la purification.

 

Lefires, imitateur de Joseph Pujol, le Pétomane du Moulin Rouge, 1903

 

Les vespasiennes deviennent lieux de rencontres. Celle de l'église de Saint-Germain-des-Prés accueillit les plus grands poètes. Elles sont aussi magasins d'approvisionnement pour les soupeurs : une tartine bien placée, et on a le boire et le manger.

 

Elles ont disparues, nos chères.

Roger-Henri Guerrand, Les Lieux - d'aisances

Cimetière de vespasiennes

Roger-Henri Guerrand, Les Lieux - d'aisances

Sanisette JCDecaux

 

Le temps des sanisettes est venu, moralisant le cloaque.

 

Puis Geberit, en toute convivialité. On peut chier proprement en restant connecté avec les invités au salon. Classe, non !?

Roger-Henri Guerrand, Les Lieux - d'aisances

Geberit Aquaclean

 

Il reste les chiens errants qui chient sur les trottoirs. L'histoire continue. Cave canem.

 

Retour à L'Age d'or, avec Luis Buñuel.

 

Luis Buñuel, Jean-Claude Carrière, Le Fantôme de la liberté, 1974

 

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22 août 2014 5 22 /08 /août /2014 23:01
Émile Souvestre, Le  foyer breton – la ronde des korils

Émile Souvestre, Le foyer breton, 1844, Bibliothèque Marabout, 1975

Émile Souvestre, Le  foyer breton – la ronde des korils
Émile Souvestre, Le  foyer breton – la ronde des korils

Émile Souvestre est né à Morlaix en 1808 et mort à Paris en 1854. Il s'installe à Paris avec sa femme en 1836 et commence à publier des romans, avec succès : Autour du feu, Riche et pauvre, Le foyer breton, Le monde tel qu'il sera, considéré comme un des premiers romans d'anticipation, Un philosophe sous les toits... parmi bien d'autres. Au théâtre, il a donné des comédies, des vaudevilles et des drames. Il a consigné quelques-unes de ses leçons à l’École d'administration dans ses Causeries historiques et littéraires.

 

Récit du meunier

Les Korils de Plaudren

 

Il y avait autrefois dans le pays du blé blanc et dans celui de la pointe de terre une race de nains ou korigans partagée en quatre peuplades qui habitaient les bois, les landes, les vaux et les métairies. Ceux qui habitaient les bois s'appelaient kornikaneds, parce qu'ils chantaient dans de petites cornes qu'ils portaient suspendues à leur ceintures ; ceux qui habitaient les landes s'appelaient korils, parce qu'ils passaient toutes les nuits à danser des rondes au clair de lune, et ceux qui habitaient les vaux s'appelaient poul-pikans, c'est-à-dire qui ont leurs terriers dans les lieux bas. Quant aux teuz, c'étaient de petits hommes noirs qui se tenaient dans les prés et les blés mûrs ; mais comme les autres korigans les accusèrent d'être les amis des chrétiens, ils furent obligés de s'enfuir dans le Léonnais où il en reste encore peut-être quelques-uns.

 

En Plaudren, auprès du petit bourg de Loqueitas, il y avait une lande appelée Motenn- Dervenn. Là se trouvait un grand village de korils, des nains qui dansaient toutes les nuits. Celui qui osait alors traverser la lande était entraîné dans leur ronde jusqu'à l'épuisement.

Un soir, Bénéad Guilcher et sa femme revenaient des champs en passant par ce lieu où les kornikaneds et les poulpikans s'étaient joints aux korils pour mener le bal toute la nuit.

Bénéad tenait à la main une petite fourche à nettoyer la charrue, un bâton au pouvoir magique. Les nains s'écartèrent.

Il raconta l'aventure au pays, et, de ce jour, tout le monde sortit le soir avec sa petite fourche.

 

Bénéad était un homme joyeux, et... bossu. Il revint un soir chez les korils en espérant qu'ils le délivreraient de son fardeau.

Les korils commencèrent leur ronde en répétant leur chant accoutumé :

Lundi, mardi, mercredi...

Bénéad leur proposa d'allonger le refrain :

Lundi, mardi, mercredi,

Jeudi, vendredi, samedi.

Les korils étaient fous de joie. Pour remercier le poète, ils lui offrirent de réaliser un vœu : richesse ou beauté. Il choisit le second et en fut redressé, rajeuni, agrandi.

 

A son retour au village, on eut peine à le reconnaître. Bénéad garda son secret... jusqu'au jour où son créancier, un usurier, un méchant homme nommé Perr Balibouzik, parce qu'il bredouillait en parlant, le força à tout avouer.

Le soir même, Perr se rendit au Mottenn-Dervenn.

Il entra dans la ronde des petits hommes noirs qui se mirent à répéter le refrain agrandi par Bénéad.

Lundi, mardi, mercredi,

Jeudi, vendredi, samedi.

Et le fourbe d'ajouter encore quelque chose :

Et di... di... di... dimanche aussi.

Après, après, après ! crient les nains.

Di... dimanche aussi.

Le bègue ne sut rien dire de plus.

Fais un souhait ! fais un souhait !

Un sou... sou... hait, répéta-t-il. Guilcher a choi... si entre richesse et beauté.

Oui, Guilcher a choisi beauté et laissé richesse.

Hé bien, moi, je choisis ce que Guil... Guilcher a laissé.

 

Il se retrouva avec entre les deux épaules ce que Guilcher avait laissé, c'est-à-dire une bosse ! Il s'appelait maintenant Tortik-Balibouzik.

Il voulut se venger de Guilcher, car lui seul était cause du malheur. Il exigea d'être payé de ce qui lui était dû.

 

Pour sortir de son embarras, Guilcher décida de retourner au Mottenn-Dervenn.

Les korils le reçurent avec des clameurs de joie et reprirent leur ronde en chantant :

Lundi, mardi, mercredi,

Jeudi, vendredi, samedi,

Avec le dimanche aussi...

Et Guilcher acheva :

Et voilà la semaine finie !

 

En complétant ainsi le refrain, il délivra le petit peuple d'une malédiction qui les obligeait à rester dans la plaine en tournant inlassablement toutes les nuits.

Notre temps d'épreuve est fini et nous retournons dans notre royaume qui s'étend sous la terre, plus bas que la mer et les rivières.

Et ils lui donnèrent tous leurs sacs.

 

Hélas ! les sacs ne renfermaient que du sable, des feuilles mortes, des crins et une paire de ciseaux.

Sa femme poussa les hauts cris : les sacs de ces maudits étaient damnés !

Jésus ! pourvu qu'il me reste de l'eau bénite.

 

A peine la rosée de Dieu eut-elle touché les sacs, que les crins se changèrent en colliers de perles, les feuilles mortes en pièces d'or et le sable en diamants ! L'enchantement était détruit et les richesses que les korigans avaient voulu cacher aux chrétiens étaient forcées de reprendre leur véritable apparence.

[…]

Guilcher rendit à Balibouzik ses cinq écus ; il donna à chaque pauvre de la paroisse un boisseau de blé avec six aunes de toile, et paya au recteur cinquante messes à dix blancs, puis il partit avec sa femme pour Josselin, où ils achetèrent une maison et où ils eurent des enfants qui aujourd'hui sont devenus des gentilshommes.

Émile Souvestre, Le  foyer breton – la ronde des korils

La Grande Braderie de l'été vous propose de découvrir des chefs-d’œuvres injustement méconnus.

 

« La réimpression d'ouvrages distingués ou supérieurs, méconnus ou tombés dans l'oubli pour toutes ces causes (si souvent incompréhensibles) qui décident de la fortune des livres, ne devient-elle pas la ressource de la Curiosité littéraire, quand la littérature, chaque jour déclinant davantage, est, comme tant de choses, peut-être au moment de périr ? »

Jules Barbey d'Aurevilly

 

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Les contributions seront mises en lien au fur et à mesure.

 

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18 août 2014 1 18 /08 /août /2014 23:01
Ann Radcliffe, L'Italien - « le trouble et la terreur »

Ann Radcliffe, L'Italien ou le confessionnal des pénitents noirs, roman traduit de l'anglais par N. Fournier, Bibliothèque Marabout, 1974

Ann Radcliffe, L'Italien - « le trouble et la terreur »
Ann Radcliffe, L'Italien - « le trouble et la terreur »

Ann Ward est née en 1764, l'année où Horace Walpole publie Le Château d'Otrante. Sur sa vie, « les documents sont rares » (Maurice Lévy), les légendes, plus nombreuses. Elle aurait écrit ses six romans pour tromper l'ennui que lui donnait son mari.

Elle voyage, sur notre continent ou en Écosse, elle y prend goût au gothique, ses ruines, châteaux ou monastères, tous emplis de mystère allié au sacré.

Elle lit Shakespeare, Walpole, Beckford, Diderot, Bernardin de Saint-Pierre, Rousseau, Mme de Genlis, Mme de Tencin.

En concurrence avec le jeune Lewis, dont Le Moine (publié en 1796) semble l'avoir inspirée, Ann Radcliffe fait paraître L'Italien en 1797 – l'histoire se passe en 1764.

Elle est morte de frayeur en imaginant une scène diabolique – selon la légende –, ou d'une crise d'asthme – selon l'Académie –, en 1823.

 

Ses récits manifestent une relation dialectique entre la nature et l'homme – comme on l'observe chez Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre. Sa vision du personnage est manichéenne : tout innocent ou tout pervers. On apprécie son mépris de la femme, vouée au martyre, esclave de ses passions, souriant au crime – un être faible.

Une faible femme a inventé la démesure dans la terreur, la femme tranquille.

 

Vers l’an 1764, quelques Anglais voyageant en Italie s’arrêtèrent, aux environs de Naples, devant l’église de Santa Maria del Pianto qui dépendait d’un ancien couvent de l’ordre des Pénitents Noirs. Le porche de cette église, quoique dégradé par les injures du temps, excita par sa magnificence l’admiration des voyageurs ; curieux de visiter l’intérieur de l’édifice, ils montèrent les degrés du perron de marbre qui y conduisait. Dans la pénombre produite par les piliers du porche marchait à pas mesurés un personnage vêtu d’une robe de moine, et qui, les bras croisés, les yeux baissés, était tellement absorbé dans ses pensées qu’il ne s’était pas aperçu de l’approche des étrangers. Au bruit de leurs pas, il se retourna tout à coup mais gagna, sans s’arrêter, une porte qui donnait dans l’église et disparut. La figure de cet homme, sa démarche et ses manières avaient on ne savait quoi de singulier qui provoqua l’attention des visiteurs : il était maigre et de haute taille ; il avait les épaules un peu voûtées, le teint bilieux, les traits durs et le regard farouche.

Les voyageurs, entrés dans l’église, cherchèrent vainement l’homme qu’ils venaient de voir et n’aperçurent, sous les voûtes obscures des bas-côtés, qu’un religieux du couvent voisin, chargé de montrer aux touristes tout ce qui était digne de retenir leur attention. L’intérieur du monument n’offrait ni l’éclat ni les riches ornements qui distinguent les églises italiennes, surtout celles de Naples ; mais il en émanait une grande simplicité sévère, rehaussée par une mystérieuse distribution de lumière et d’ombre qui portait les esprits au recueillement et aux élans de la prière. Nos voyageurs avaient parcouru les chapelles et revenaient sur leurs pas, lorsqu’ils aperçurent de nouveau ce même personnage étrange qu’ils avaient vu sous le porche, et qui se glissait dans un confessionnal, sur leur gauche. L’un d’eux demanda au religieux qui était cet homme. Le religieux ne répondit pas ; mais, comme l’Anglais insistait, il acquiesça d’un signe de tête et dit tranquillement :

C’est un assassin.

[...]

[…] l’assassinat est si fréquent chez nous que, sans l’usage des lieux d’asile, les meurtriers tombant après leurs victimes, nos cités seraient bientôt à moitié dépeuplées.

 

L'humour, noir, le clair obscur où l'on distingue ce que l'ombre dissimule – l'oxymore élevé au rang de l'art : en quelques lignes, l'écriture d'Ann Radcliffe est tracée.

Ann Radcliffe, L'Italien - « le trouble et la terreur »

La signora Elena Rosalba et le comte Vincenzo de Vivaldi s'aiment. La famille s'oppose à leur union, avec la complicité de l'infâme Schedoni. Il s'ensuit un joyeux empoisonnement et quelques horreurs ordinaires. Elena est enlevée par des bandits masqués, enfermée dans un couvent, dans l'in pace, le cachot dont on ne revient pas. Vivaldi et son fidèle Paolo sont soumis à l'inquisition.

Finalement, les méchants sont punis. L'amour l'emporte.

Le 20 mai, jour où Elena atteignait sa dix-huitième année, son mariage avec Vivaldi fut célébré dans l’église de la Pietà.

Ann Radcliffe, L'Italien - « le trouble et la terreur »

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Jules Barbey d'Aurevilly

 

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14 août 2014 4 14 /08 /août /2014 23:01
Assomption – Χαῖρε, Μαρία

Fra Angelico, Le Couronnement de la Vierge Marie, ca 1435, Galerie des Offices, Florence

 

Selon une croyance très ancienne des Pères de l’Église (saint Ephrem, 373) sans fondement dans les Écritures, Marie n'aurait pas connu la corruption de la mort et serait montée au ciel de son vivant.

La croyance fut définie comme dogme religieux par l’Église catholique en 1950.

Les Églises orientales disent Dormition et n'en font pas un dogme.

 

Miriâm se lève en ces jours, elle va dans la montagne,

et s’empresse vers une ville de Iehouda.

Elle entre dans la maison de Zekharyah et salue Èlishèba‘.

Et c’est, quand Èlishèba‘ entend la salutation de Miriâm, l’enfant tressaille dans son ventre. Èlishèba‘ est remplie par le souffle sacré.

Elle crie d’une voix forte et dit : « Tu es bénie entre les femmes, et béni le fruit de ton ventre !

Pour moi, d’où cela, que la mère de mon Adôn vienne vers moi ?

Oui, la voix de ta salutation est parvenue à mes oreilles ; et voici, l’enfant tressaille d’exultation dans mon ventre ;

En marche, celle qui adhère à la réalisation plénière de ce qui lui a été dit de la part de IHVH-Adonaï ! »

Et Miriâm dit : « Mon être exalte IHVH-Adonaï ;

mon souffle exalte pour Elohîms, mon sauveur,

parce qu’il a regardé l’humilité de sa servante.

Voici, désormais tous les âges me diront: En marche !

Oui, le Puissant fait pour moi des grandeurs, et son nom est sacré.

Son secours matriciel, d’âge en âge sur ses frémissants,

il fait prouesse de son bras ; il disperse les orgueilleux en l’intelligence de leur cœur.

Il fait descendre les puissants des trônes, mais relève les humbles.

Il remplit de biens les affamés ; et les riches, il les renvoie, vides.

Il soutient Israël, son enfant, ayant en mémoire de le matricier,

comme il l’a dit à nos pères,

en faveur d’Abrahâm et de sa semence, en pérennité. »

Miriâm demeure avec elle trois mois environ ; puis elle revient dans sa maison.

Lc, 1, 39-56

(trad. André Chouraqui)

 

Prendre son bâton de pèlerin. Se mettre en route. En marche !

 

Les pèlerins vers Emmaüs ne savent pas où ils vont. Emmaüs ne figure pas sur une carte. Ils ne reconnaissent pas le compagnon qui vient cheminer avec eux et guide leurs pas.

Le ciel n'est pas dans les nuages, il est en nous dans notre vie de tous les jours. Il y a des jours sans ciel bleu et des nuits sans étoiles, nous ne voyons rien. Il suffit d'un regard d'amour.

 

Marie connaît le ciel de toute éternité.

 

Franz Schubert, Ellens dritter Gesang, 1825, mieux connu sous le nom d'Ave Maria, int. Maria Callas

 

Ave Maria !

Jungfrau mild,

Erhöre einer Jungfrau Flehen,

Aus diesem Felsen starr und wild

Soll mein Gebet zu dir hin wehen,

Zu dir hin wehen.

Wir schlafen sicher bis zum Morgen,

Ob Menschen noch so grausam sind.

O Jungfrau, sieh der Jungfrau Sorgen,

O Mutter, hör ein bittend Kind!

Ave Maria !

 

Ave Maria !

Unbefleckt !

Wenn wir auf diesen Fels hinsinken

Zum Schlaf, und uns dein Schutz bedeckt,

Wird weich der harte Fels uns dünken

Du lächelst, Rosendüfte wehen

In dieser dumpfen Felsenkluft.

O Mutter, höre Kindes Flehen,

O Jungfrau, eine Jungfrau ruft!

Ave Maria !

 

Ave Maria !

Reine Magd !

Der Erde und der Luft Dämonen,

Von deines Auges Huld verjagt,

Sie können hier nicht bei uns wohnen

Wir woll'n uns still dem Schicksal beugen,

Da uns dein heilger Trost anweht;

Der Jungfrau wolle hold dich neigen,

Dem Kind, das für den Vater fleht!

Ave Maria !

Assomption – Χαῖρε, Μαρία

Χαῖρε, Μαρία, κεχαριτωμένη

Réjouis-toi, Marie, comblée de grâces,

ὁ Κύριος μετὰ Σοῦ

le Seigneur est avec toi.

εὐλογημένη Σύ ἐν γυναιξί

Tu es bénie entre les femmes

καί εὐλογημένος ὁ καρπός τῆς κοιλίας Σου, ὁ Ἰησοῦς

et Jésus, ton enfant, est béni.

 

Ἁγία Μαρία, Θεοτόκε

Sainte Marie, Mère de Dieu,

πρέσϐευε ὑπέρ ἡμῶν τῶν ἁμαρτωλῶν

prie pour nous, pécheurs,

νῦν καί ἐν τῃ ὥρᾳ τοῦ θανάτου ἡμῶν.

maintenant et à l'heure de notre mort.

 

D'après Lc, 1, 28, pour la première partie. La seconde partie est de Simon Stock, Carme anglais, sur son lit de mort, en 1265.

 

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8 août 2014 5 08 /08 /août /2014 23:01
Jean Lorrain, Contes d'un buveur d'éther – « un songe, une vaine fumée »

Jean Lorrain, Contes d'un buveur d'éther, Bibliothèque Marabout, 1975

Jean Lorrain, Contes d'un buveur d'éther – « un songe, une vaine fumée »
Jean Lorrain, Contes d'un buveur d'éther – « un songe, une vaine fumée »

Paul Alexandre Martin Duval, dit Jean Lorrain, est né à Fécamp le 9 août 1855.

Romancier, nouvelliste, chroniqueur, poète, conteur, journaliste, auteur de pièces de théâtre et de pantomimes, parolier, épistolier, reporter, critique d'art... Dandy, éthéromane, homosexuel. Corrosif, décadent, scandaleux, « Fanfaron du vice » selon Rachilde, « Aigu » pour Mallarmé, « Grenouillot » dans une moquerie de Léon Daudet, « Enfilanthrope » par lui-même, affichant ainsi son penchant pour les lutteurs de foire, et s'affichant au bal des Quat'z'Arts en maillot rose avec le caleçon en peau de panthère de son ami, le lutteur Marseille.

Chroniqueur venimeux, il fréquente le salon de Charles Buet, où il rencontre Jules Barbey d'Aurevilly, Joris-Karl Huysmans, François Coppée, Léon Bloy, Laurent Tailhade…

A partir de 1895, il publie ses « Pall-Mall Semaine » dans Le Journal, devenant ainsi l'un des chroniqueurs les mieux payés de Paris.

En 1897, une sévère critique du recueil Les Plaisirs et les Jours lui vaut un duel avec Marcel Proust.

Il meurt à Paris le 30 juin 1906.

A Fécamp, il y a encore une plaque tombale abandonnée dans un coin du cimetière. Il s'en échappe parfois des bouffées d'éther.

 

Trois contes choisis

 

Jean-Philippe Rameau, Gavotte variée, 1728, clavecin : Blandine Rannou, 2001

 

La chambre close, 1891

 

Qu'étais-je venu faire par cet automne malade dans ce pavillon perdu dans les bois, et moi qui suis le plus piètre chasseur du monde et qui joins à une instinctive indolence une horreur presque physique des armes à feu, quelle malsaine idée m'avait pris de venir suivre ici les battues en forêt du marquis de Hauthère et de quitter Paris, le boulevard et le journal pour m'enterrer vivant dans ces mornes futaies, à la veille de Cléopâtre et de la grande rentrée de Réjane dans la pièce de Meilhac ?

[…]

Dès mon entrée dans le haut vestibule, dallé de blanc et noir, l'impression que je pénétrais dans un drame inconnu s'accentua : la chambre qu'on m'avait assignée était située au premier étage et deux grandes fenêtres, drapées de longs rideaux d'antique soie déteinte, la faisaient vaste et claire au milieu de la tristesse de ce ciel noyé d'eau et de cette forêt morne ; et pourtant, instinctivement, en passant le seuil, j'avais étouffé mon pas, comme en entrant dans la chambre d'un malade :il y flottait encore comme une odeur d'éther ranci et partout, dans le lampas fané des rideaux de jadis, sur les fauteuils d'un luxe âgé et froid, sur le baldaquin du lit et le marbre poli d'une vieille console, la poussière, neige noire des défuntes années, semblait n'avoir jamais été dérangée depuis de bien longs mois.

[…]

Comment, après une journée passée à battre les taillis et une curée de dix-sept chevreuils inscrits au tableau, l'esprit égayé par l'heureuse diversion d'un dîner de vingt-deux couverts dans le hall de chasse de Hauthère, le sang ragaillardi par les crus haut cotés d'une cave fameuse et la pensée à cent lieues des pénibles impressions du matin, me réveillai-je à minuit dans ma chambre de la maison de garde, la nuque moite de sueur et le cœur étreint par le plus indicible malaise ?

 

Un être de l'inconnu est entré. Ses mains couraient encore sur un clavecin oublié dans la chambre d'à côté. Un vieil air de gavotte.

L'invité se trouve enfermé, la chambre est close. L'angoisse ! Et un appel...

Au matin, le valet de chambre se tient à son chevet avec le petit déjeuner. Il est entré normalement. Mais qui jouait dans la chambre voisine ?

La chambre d'à côté, oh ! que non, monsieur, personne n'y couche plus ; les portes sont condamnées. Oh ! que non, personne n'y couche plus, dans la chambre de Mme la marquise.

La chambre de Mme la marquise !

Oui, c'est là qu'est défunte la mère de M. le marquis ; oh ! il y a longtemps de ça ; oh ! oui, il y a bien une trentaine d'années de ça !

[…]

Le matin de ma terrible nuit visionnaire, qu'avais-je trouvé, en rôdant par la chambre, sur le marbre poudreux d'une des consoles ?... Une rose, une pâle rose blanche, toute lourde de pluie, aux pétales humides, à longue tige, souple, dépouillée d'épines, dormant dans la poussière et, dans la poussière, l'empreinte de cinq doigts... Cette fleur et cette empreinte, qui les avait mises là ?

 

Où l'on trouve la première allusion à l'éther – et aux visions qu'il porte.

 

Un soir qu'il neigeait, 1893

 

Nous étions entrés entendre le père Monsabré à Notre-Dame.

L'armée des pèlerins sortait en désordre et précipitation. Devant la cathédrale, dans la tiédeur ouatée de la neige floconnant , le froid tombait de la neige, la Seine charriant des glaçons limoneux le long des quais déserts, la place Notre-Dame était saupoudrée de grésil.

Une femme s'était glissée dans l'église. C'était une femme, et quelle femme ! Rassemblant d'une main ses jupons élimés et tout tachés de boue, les yeux droit fixés devant elle, je ne sais quelle prière entre ses lèvres tremblées, elle passait près de nous sans nous voir ; une même pitié nous étreignait au cœur. Jeune encore, mais combien flétrie ! cette femme sentait le vice et la misère, et pourtant, sous sa robe de soie mince prétentieuse et fanée, sa pelisse en petit-gris dépoilé de pierreuse et son lamentable chapeau à fleurs, une si suprême détresse, une résignation si désespérée transfiguraient ces pauvres yeux capotés et tout ce mince visage, qu'instinctivement, nous nous touchions du coude, décidés à suivre cette fille, désireux de savoir.

Sa silhouette démantibulée et folle, s'évanouit à l'entrée de la rue de la Huchette, cette rue chaude de la prostitution et du crime, vraie cour des Miracles de la moderne truanderie de l'amour.

Quelque fille de la place Maubert, me chuchotait Alexis Sternef, le compagnon ordinaire de mes pérégrinations nocturnes. Nous la retrouverons sûrement au Château-Rouge ou chez le Père Lunette, mais crois-moi, prenons la rue du Pavé. La rue de la Huchette est mauvaise à cette heure avec son long couloir de grands murs, qui l'étranglent entre Saint-Julien-le-Pauvre et l'asile de nuit.

Tu as peur ? Nous sommes deux pourtant, et puis, ça me connaît, la place Maub ! J'ai beaucoup frayé jadis avec la grande pêche du quartier et parle argot comme un souteneur.

De la fille entrevue tout à l'heure et suivie, nulle trace ; tout à coup, un bruit de pas craquait dans le grésil et nous étions au même instant dépassés par deux hommes courant à toutes jambes.

Mince, j'crois qu'all' a son compte.

Oh ! j'l'ai matée... Madame en pince pour les ratichons maintenant, et renâcle à la besogne... deux sigues qu'elle m'a fait perdre ce soir. Aussi, j'l'ai salée, j't'en donnerai, moi, de la messe ! Le client est au Château, qu'tu dis, pourvu qu'i ne soit point décanillé !

Le client est un vieux et riche pervers.

Quoi que j'lui fournis ? ricanait Adrien une fois installé vis-à-vis nous deux dans l'arrière-boutique du Château-Rouge, entre un carafon d'eau-de-vie de cidre et un saladier de vin. Quoi que j'lui fournis ? Mais, pardi, j'lui fournis des femmes ! Et, devant la mine désappointée de Sternef : – Vous voudriez pas que j'lui fournisse des archevêques ! Je lui fournis la mienne, de femme, et ça me rapporte bon et c'est de l'argent bien gagné, car y a que ma femme qui consente à faire sa besogne, à mon client. Et, clignant de l’œil et ricanant devant l'effarement de Sternef : – Car vous croyez peut-être que c'est facile à lui trouver des gonzesses à m'sieu André (c'est le nom qu'y se donne à la Maubert), eh bien, non ! Ah, quand alles savaient pas le turbin qu'y voulait, ah oui, ça allait bien, on en trouvait, mais quand ça s'est su, va te coucher, rien n'y a fait, ni les boniments, ni les gnons !

[…] Enfin all' y est, et mince qu'all' ne doit pas claquer des dents pour la minute, c'te pauvre Mélie, pour peu qui y passe son rasoir sur le kiki, car, c'est vrai, je vous l'ai pas dit, sa passion au client. Une drôle d'idée, allez, une vraie idée de rupin. Une fois dans la carrée avec la môme, lui, bien convenable, il lui passe et repasse bien gentiment une lame de rasoir bien affilée sur le cou un quart de plombe, une demi-plombe, quelquefois plus, jusqu'à ce que la gonzesse prenne peur. Alors, plus all' grelotte, claquant des dents, toute transie, plus y rigole et prend son marc, mais en dedans et tout à fait en dedans, car y reste tout le temps sérieux comme un juge, avec des yeux extraordinaires qui tournent les sangs aux plus marlouses, même qu'il y en a qui prennent des crises et qui flanchent et tombent du haut mal. Alors, quand la femme est toute roide, et qu'all' râle quasi refroidie, alors il referme son outil, le carre dans sa profonde, se lève, aboule la galette et s'en va... Et les v'là, les passions des rupins, faire des frayeurs aux filles de l'ouverrier, à la compagne du prolétaire, victimer le pôvre peuple ; aussi, quand notre tour viendra, gare aux proprios !

[...]

Mais c'est un sadique, un monomane, un fou, éclatait Sternef. Un de ces jours, il appuiera le rasoir et lui coupera la gorge, à votre femme, votre client à trois louis, et ce sera pour vous une sale affaire !

Nom d'un nom, supprimer Mélie et me faire envoyer à lostau, moi, Drien de la Maub', ça ne serait pas à faire ! J'y cours, messieurs, d'autant plus qu'il y met le temps, ce soir le vieux client ; Mélie ne rapplique pas. Pourvu qu'il ne lui ait pas pris de sales lubies, ce soir, à mon rupin. Vous m'avez gelé le sang, parole ! avec vos histoires ; excuse à la soce, j'y vais, j'y cours, moi, c'est mon pain.

Là-dessus, Drien, un peu ému, se faufilait entre les tables et gagnait la porte. Nous nous levions et Sternef soldait le saladier sur cette boutade :

Quel beau conte à dédier à Brunetière, qui te reproche de fréquenter les assommoirs.

 

Le Double, 1895

 

La chambre close nous a retenu dans sa dimension fantastique, un rêve éthéré peut-être, une intrigue.

Un soir qu'il neigeait nous raconte une histoire, celle d'une pauvre femme déchue, celle du pauvre peuple victime des bourgeois.

Le Double est un conte que le narrateur se récite à lui-même.

 

« Comme elle descendait l'escalier du palais, elle rencontra de grandes ombres qui le montaient en sens inverse : c'étaient des formes de chevaliers casqués, de dames en hennins et de moines en cagoules ; il y avait aussi parmi eux des prélats mitrés, des lansquenets et des pages ; le profil des morions, des bannières et des lances se détachait en noir sur la haute tapisserie, mais ce n'étaient que des ombres et elles ne faisaient aucun bruit.

Gerda s'arrêta, n'osant plus faire un pas devant ce cortège de silence.

- Ne crains rien, croassa le corbeau posé sur son épaule, ils sont plus vains que fumée, ce sont les Songes ; dès les lumières éteintes, ils envahissent chaque nuit le palais. »

Hans Christian Andersen, La reine des neiges : la transcription de Jean Lorrain apporte des variantes et additions à la traduction (Soldi) de 1856.

J'ai toujours adoré les contes et, doucement affalé sous le rond lumineux de ma lampe, je me grisais délicieusement du délicat opium de cette histoire de fées, une des plus poétiques visions du conteur Andersen, quand, dans le silence de la pièce assoupie, un domestique s'irruait brusquement. Il me tendait une carte sur un plateau : c'était un monsieur qui apportait un livre et tenait à le remettre à monsieur lui-même ; on avait beau lui dire que monsieur ne recevait pas, était absent, sorti, le visiteur insistait ; je vis qu'on m'avait mal défendu et, résigné, je pris la carte.

[…]

Je fis signe d'introduire.

[…]

Évidemment, il n'était pas seul, il était entré quelqu'un avec lui, quelqu'un qui lui parlait, auquel il répondait et dont la présence l'obsédait, mais dont la forme échappait à mes yeux, se perdait dans la nuit, demeurait invisible, et les phrases du conte d'Andersen me hantaient, tenaces comme un remords.

Et j'en arrivais à guetter mon homme chaque fois qu'il se levait, espérant et craignant à la fois voir apparaître derrière lui, sur le fond de la tapisserie, quelque ombre effroyable et velue : son double.

[…]

Il n'était pas entré seul chez moi, cela était de plus en plus évident : quelle atroce présence allait-il laisser derrière lui dans la chambre ensorcelée ? Ce misérable hallucinait l'atmosphère, envoûtait les objets et les êtres ; c'était quelque larve animée au service d'un mauvais esprit, un fantôme d'être, quelque mandragore enchantée par une volonté occulte et dont l'homonculus inane se démantibulait devant moi.

[…]

Après tout, ce n'était peut-être qu'un songe, une vaine fumée.

L'équivoque visiteur prit enfin congé ; il se retira avec maintes révérences et force protestations, il n'oublierait jamais mon accueil si cordial, et toute sa reconnaissance, etc., etc. J'eus enfin le bonheur de voir la porte se refermer sur lui.

Je sonnai aussitôt la livrée :

Je n'y serai jamais pour M. Michel Hangoulve, jamais, vous m'entendez ?

Et, m'étant penché vers le foyer, j'y pris la pelle et y fis brûler un peu d'encens.

Il ne s'est rien passé. Une vision. Une vaine fumée.

L'art du presque rien.

Jean Lorrain, Contes d'un buveur d'éther – « un songe, une vaine fumée »

La Grande Braderie de l'été vous propose de découvrir des chefs-d’œuvres injustement méconnus.

 

« La réimpression d'ouvrages distingués ou supérieurs, méconnus ou tombés dans l'oubli pour toutes ces causes (si souvent incompréhensibles) qui décident de la fortune des livres, ne devient-elle pas la ressource de la Curiosité littéraire, quand la littérature, chaque jour déclinant davantage, est, comme tant de choses, peut-être au moment de périr ? »

Jules Barbey d'Aurevilly

 

La boîte est ouverte sur Facebook.

Les contributions seront mises en lien au fur et à mesure.

 

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2 août 2014 6 02 /08 /août /2014 23:01
Gilbert Delahaye, Marcel Marlier, Martine à la ferme

Gilbert Delahaye, Marcel Marlier, Martine à la ferme, Casterman, 1954

Gilbert Delahaye, Marcel Marlier, Martine à la ferme

On peut lire à la plage ou à la montagne.

 

Ce qui est bien à la ferme, c'est que tout le monde est beau et gentil : Poussi-Poussin, Lapin, Canard, Commère l'Oie, Mouton, Cochonnet, Lolo le veau, Noiraud le cheval, Moustache le chat, Médor – tout le monde s'entend bien.

 

Au revoir à tous nos amis de la ferme, crie Martine. Et surtout, dites-leur que nous reviendrons dimanche.

 

Ça se passe en 1954.

 

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28 juillet 2014 1 28 /07 /juillet /2014 23:01
Jules Janin, L'Ane mort – Pauvre Charlot ! malheureuse Henriette !

Jules Janin, L'Ane mort, Bibliothèque Marabout, illustrations de Tony Johannot, préface de Tristan Maya, 1974

Jules Janin, L'Ane mort – Pauvre Charlot ! malheureuse Henriette !
Jules Janin, L'Ane mort – Pauvre Charlot ! malheureuse Henriette !

Jules Gabriel Janin est né le 24 décembre 1804 à Saint-Étienne. Après de belles études dans sa ville natale et au lycée Louis-le-Grand à Paris, il devient saute-ruisseau chez un avoué, puis journaliste à la Revue de Paris et au Journal des Enfants (publications dont il est l'un des fondateurs), à la Revue des Deux Mondes, au Figaro et à la Quotidienne. En 1827, il publie L’Ane mort et la femme guillotinée – il est tranché par la critique. Longtemps malheureux candidat à l'Académie Française, il est reçu le 7 avril 1870, au fauteuil de Sainte-Beuve.

L'immortel est décédé à Paris le 19 Juin 1874.

 

Dans la lignée gothique d'Horace Walpole (Le Château d'Otrante, 1764), de Clara Reeve (Le vieux Baron anglais, 1777), dans la vague en vogue du « roman noir », d'Ann Radcliffe (Le Roman de la Forêt, 1791 ; Les Mystères d'Udolphe, 1794 ; L'Italien ou le Confessionnal des pénitents noirs, 1797 > à venir, prochainement sur cet écran) – sans oublier le sulfureux Donatien Alphonse François de Sade (Justine ou les Malheurs de la vertu, 1791) –, dans le sillage du merveilleux allant avec la terreur – Matthew Gregory Lewis (Le Moine, 1795 – raconté par Antonin Artaud en 1931), Charles-Robert Mathurin (Melmoth ou l'Homme errant, 1820) –, L'Ane mort s'inscrit comme une parodie de la frénésie noire s'achevant en œuvre romantique.

 

Commençons à la Barrière du Combat.

 

[…]

Hélas ! nous n'avons pas encore le cirque où les hommes se dévorent entre eux, comme dans le cirque des Romains, mais nous avons déjà la Barrière du Combat :

Une enceinte pauvre et délabrée, de grosses portes grossières et une vaste cour garnie de molosses jeunes et vieux, les yeux rouges, la bouche écumante, de cette écume blanchâtre qui descend lentement à travers les lèvres livides. Surtout, parmi les hôtes dramatiques de cette basse-cour, il y en avait un qui faisait silence dans son coin. C'était une horrible bête fauve, – un géant hérissé ! mais l'âge et la bataille lui avaient dégarni les mâchoires; vous eussiez dit le frère aîné de quelque sultan retranché du nombre des hommes, ou bien un ancien roi des Francs à la tête rasée. Ce dogue émérite était affreux à voir, aussi affreux que Bajazet dans sa cage, avec quelque chose du cardinal de la Balue dans la sienne ; fier et bas, impuissant et hargneux, colère et rampant, aussi prêt à vous lécher qu'à vous mordre: le digne comédien d'un pareil théâtre. Dans un coin de ces coulisses infectes, de vieux morceaux de cheval, des crânes à demi rongés, des cuisses saignantes, des entrailles déchirées, des morceaux de foie réservés aux chiennes en gésine. Ces affreux débris arrivaient en droite ligne de Montfaucon : c'est à Montfaucon que se rendent, pour y mourir, tous les coursiers de Paris. Ils arrivent attachés à la queue l'un de l'autre, tristes, maigres, vieux, faibles, épuisés de travail et de coups. Quand ils ont dépassé la porte et la cabane de la vieille châtelaine, qui, l'œil fixé sur les victimes, les voit défiler avec ce sourire ridé de vieille femme qui épouvanterait un mort, ils se placent au milieu de la cour, vis-à-vis d'une mare violette dans laquelle nage un sang coagulé ; alors le massacre commence : un homme armé d'un couteau, les bras nus, les frappe l'un après l'autre: ils tombent en silence, ils meurent ; et, quand tout est fini, tout se vend de ces cadavres, le cuir, le crin, le sabot, les vers pour les faisans du roi, et la chair pour les comédiens dévorants de la Barrière du Combat.

J'étais donc à la Barrière du Combat, à l'entrée du théâtre, un jour de relâche, pour mon malheur. Les aboiements des chiens avaient attiré le directeur du chenil ; un petit homme sec et maigre, des cheveux roux et rares, de l'importance dans toute sa personne, un ton solennel de commandement et en même temps plusieurs rides obséquieuses, un genou très-souple, une épine dorsale raisonnablement voûtée, un juste et agréable milieu entre le commissaire royal et l'ouvreuse de loges. Cependant cet homme fut très-poli à mon égard. – Je ne puis vous montrer aujourd'hui toute la compagnie, me dit-il; mon ours blanc est malade, l'autre se repose; mon boule-dogue nous dévorerait tous les deux; on est en ce moment occupé à traire mon taureau sauvage ; mais, cependant, je puis vous faire dévorer un âne si le cœur vous en dit. – Va donc pour l'âne à dévorer, dis-je à l'imprésario, et du même pas j'entrai dans l'enceinte silencieuse, moi tout seul, tout comme si on eût joué Athalie ou Rodogune.

[…]

Cependant une porte s'ouvrit lentement, et je vis entrer...

Un pauvre âne !

Il avait été fier et robuste; il était triste, infirme, et ne se tenait plus que sur trois pieds ; le pied gauche de devant avait été cassé par un tilbury de louage ; c'était tout au plus si l'animal avait pu se traîner jusqu'à cette arène.

Je vous assure que c'était un lamentable spectacle. Le malheureux âne commença d'abord par chercher l'équilibre ; il fit un pas, puis un autre pas, puis il avança autant que possible sa jambe droite de devant, puis il baissa la tête, prêt à tout. Au même instant quatre dogues affreux s'élancent ; ils s'approchent, ils reculent et enfin ils hésitent; ils s'enhardissent, ils se jettent sur le pauvre animal. La résistance était impossible, l'âne ne pouvait que mourir. Ils déchirent son corps en lambeaux ; ils le percent de leurs dents aiguës ; l'honorable athlète reste calme et tranquille : pas une ruade, car il serait tombé, et, comme Marc-Aurèle, il voulait mourir debout. Bientôt le sang coule, le patient verse des larmes, ses poumons s'entre-choquent avec un bruit sourd ; et j'étais seul ! Enfin l'âne tombe sous leurs dents; alors, misérable ! je jetai un cri perçant: dans ce héros vaincu je venais de reconnaître un ami !

[...]

C'était Charlot !

[...]

Pauvre Charlot ! malheureuse Henriette ! moi cependant qui les ai perdus l'un et l'autre, je suis encore le plus à plaindre des trois !

 

Oui, il en fait toujours un peu trop, on peut rêver...

 

[...]

Vienne le 2 mai, et de cela il y aura deux ans, j'étais sur la route de Vanves, montagne pelée, à la portée de Paris ; campagnes équivoques, à l'usage des blanchisseuses, des meuniers, des romanciers en plein vent et de tous les poètes ordinaires du Pont-Neuf. J'étais, ce jour-là, tout entier au bonheur de vivre, de respirer, d'être jeune, de sentir un air pur et chaud circuler autour de moi, admirant comme un enfant la moindre fleur qui s'épanouissait lentement, restant des quarts d'heure entiers à voir tourner les jolis moulins à vent avec une gravité magistrale. Tout à coup, justement à l'encoignure de cette route si mal tenue, si étroite, si rocailleuse, et pourtant si aimée, qui conduit à la taverne du Bon Lapin, j'aperçus une jeune fille sur un âne qui l'emportait et qui s'emportait. O le ravissant spectacle ! j'y serai toute ma vie. La jeune enfant était rose, animée, assez grande, à la gorge naissante, mais qui déjà battait aux champs; dans sa terreur, elle avait perdu son chapeau de paille, ses cheveux étaient en désordre, et elle criait avec une bonne voix : Arrête ! Arrête ! Mais le maudit âne allait toujours, et moi je le laissais courir. La jeune fille, pour être un peu effrayée, n'était pas en grand danger. J'étais si heureux de la savoir à ma merci ! Pour la secourir, il n'y avait là que moi, le hasard et mon chien. A la fin je crie à Roustan : Arrête, Roustan ! Aussitôt Roustan s'élance droit à l'âne ; l'âne s'arrête brusquement, la jeune fille tombe, nous poussons un cri, je cours à elle, elle est à moi, l'âne s'enfuit à travers champs.

[…]

Et comme elle courait, et s'arrêtait ; comme elle était bien assise sur le gazon, et comme elle s'est relevée d'un seul bond ! Et comme elle appelait : Charlot ! Charlot ! Et d'ailleurs, ne suis-je pas monté sur son âne ? Ne me suis-je pas assis à la même place qu'elle ? Elle ne m'a pas vu, mais qu'importe ? j'ai couvert ma tête de son chapeau de paille, j'ai passé sous mon menton le ruban qui avait touché le sien ; j'ai été penché sur elle quand elle embrassait Charlot, et ce tendre baiser, c'est presque moi qui l'ai reçu ! Ainsi pensant et méditant, je regagnai le bienveillant cabaret du Bon Lapin, tout entier à mon bonheur de la matinée.

[…]

En vain, depuis ce jour et dès que je fus un peu remis de mon aventure, je repris mes lentes promenades autour de Vanves et du Bon Lapin ; en vain j'allai souvent m'asseoir au pied du buisson en fleurs qui la vit tomber ; je rencontrai, chemin faisant, plus d'un âne et plus d'une jeune fille ; hélas ! ce n'était ni Henriette, ni Charlot.

 

Ce tendre baiser annonce celui volé à la guillotine. Charlot est le nom que l'on donnait à l'époque aux bourreaux.

 

[…]

La nouvelle poésie envahissait tous les esprits ; je ne sais quel reflet ténébreux d'une passion à la Werther me saisit, moi aussi, tout à coup, mais je ne fus plus le même jeune homme. Jadis gai, jovial et dispos; à présent triste, morose, ennuyé ; naguère, l'ami de la joie, des gros éclats de rire et d'une délirante chanson bachique, lorsque, les deux coudes sur la table, on se presse, sans y songer, à côté d'une taille féminine artistement rebondie, et que du pied droit on presse furtivement un petit pied qui s'en aperçoit à peine.

[…]

La vérité ! la vérité ! ne sortez pas de la vérité, mes amis, quand vous devriez en mourir. En effet, qu'est-ce qu'un berger, dans la vie réelle ? un malheureux en haillons et mourant de faim, qui gagne cinq sous à conduire quelques brebis galeuses sur le pavé des grandes routes. Qu'est-ce qu'une bergère véritable ? un gros morceau de chair mal taillée, qui a le visage roux, les mains rouges, les cheveux gras, qui sent l'ail et le lait rance. Oui, certes, Théocrite et Virgile ont menti. Que nous parlent-ils de laboureurs ! Le laboureur n'est qu'un marchand comme un autre marchand, qui spécule sur le bétail comme l'épicier spécule sur le sucre et la cannelle. Du courage donc ! et puisqu'il le faut, donnons le baiser de paix à cette nature dépouillée, que nous avons eu les premiers l'honneur de découvrir.

 

Le malheureux retrouve Henriette, il la suit jusqu'à la Morgue : là, Henriette reconnaît un de ses jeunes amants qui s'est suicidé pour elle. Un inconnu propose de le faire revivre le soir même, chez lui.

 

[…]

Quand tout fut préparé, on plaça le cadavre du noyé sur la table, on rapprocha du tronc le membre qui lui manquait, et l'art se mit à opérer.

Le cadavre s'agita, les deux mâchoires s'entre-choquèrent, la cuisse brisée retomba lourdement sur le parquet ; à ce choc mou et flasque, le piano rendit un son plaintif, et tout fut dit !

[…]

Nous pensâmes renverser, sur l'escalier, un valet de la maison qui portait une jatte de punch enflammé.

 

[…]

Mais, hélas ! malgré tous mes efforts, je revenais bientôt à mon étude favorite : le vrai dans l'horrible, l'horrible dans le vrai.

 

[…]

Et vous fûtes pendu, mon brave ?

Je fus pendu le lendemain, honneur rendu à mon courage et à ma renommée. Quelques heures suffirent pour élever le gibet et pour appeler un bourreau. Le matin on vint me prendre, on me fit sortir de mon cachot, et à la dernière grille je trouvai des pénitents blancs, des pénitents noirs, gris, chaussés, pieds nus ; ils tenaient à la main une torche allumée ; leur tête était couverte d'un san benito qui lançait une flamme sinistre ; vous les eussiez pris pour autant de fantômes ; devant moi, quatre prêtres, murmurant les prières des morts, portaient une bière ; je marchai bravement à la potence.

[…]

Je m'avançai sans trembler au pied de l'échelle, et j'allais me livrer tout à fait, lorsqu'un dernier coup d'œil jeté sur mon cercueil me fit reculer de deux pas : – Ce cercueil n'est pas assez grand pour contenir tout mon corps, m'écriai-je ; on ne me pendra pas si je n'en vois arriver un autre de ma taille. Et je pris un air si résolu que le chef des sbires s'approchant : – Mon cher fils, me dit-il, assurément vous auriez raison de vous plaindre si ce coffre devait vous contenir tout entier ; mais, comme vous êtes très-connu dans le pays, nous avons décidé, quand vous serez mort, de vous faire couper la tête et de l'exposer au point le plus élevé de nos remparts.

La raison était sans réplique. Je montai à l'échelle ; en un clin d'œil je fus sur le haut de la potence ; la vue était admirable. Le bourreau était novice, de sorte que j'eus le temps de contempler tout à l'aise cette foule qui pleurait sur moi.

[…]

Cependant, en attendant l'exécuteur, je me promenais sur la potence, au-dessus du précipice ; un léger zéphyr agitait doucement la corde fatale. – Tu vas te tuer ! criait le bourreau ; attends-moi. Il arriva enfin au sommet de l'échelle ; mais il avait le vertige, ses jambes tremblaient ; cette cascade au-dessous de lui, cet éclatant soleil au-dessus de sa tête, tous ces regards de pitié pour moi et de haine pour lui, toutes ces causes réunies troublaient ce malheureux jusqu'au fond de l'âme. Enfin, et d'une main tremblante, il me mit la corde au cou, il me poussa dans l'abîme ; il tenta d'appuyer son ignoble pied sur mes épaules ; mais ces épaules sont fermes et fortes, un pied d'homme n'y peut laisser d'empreinte ; celui de mon bourreau glissa, le choc fut violent ; d'abord il s'arrêta au bout de la potence avec ses deux mains, puis une de ses mains faiblit, et l'instant d'après il tomba lourdement dans la fondrière, et il fut emporté par les flots.

Tel fut le récit du pendu.

 

L'histoire du pendu est si plaisante à raconter en société qu'elle plaide en faveur de la peine de mort. Un jour, un vénérable musulman intervient :

 

Je veux bien croire, nous dit-il, que cet Italien a été pendu, puisque moi-même j'ai été empalé !

A ces mots, il se fit tout à coup un grand silence ; les hommes se rapprochèrent du narrateur ; les dames, oubliant leur aiguille, prêtèrent une oreille attentive. Vous avez peut-être remarqué des femmes en groupe, écoutant un récit qui les intéresse; alors vous avez souvent admiré cette physionomie qui s'anime, cet œil qui s'ouvre de toute sa grandeur, ce sein qui s'arrête tout court, ce joli cou qui se dresse comme le cou du cygne, et ces deux mains oisives qui retombent nonchalamment : voilà ce que j'admirais moi tout seul, en attendant qu'il plût au Turc de commencer.

 

Le bourreau a chu, comme celui du gibet. Un jeune homme apporte son récit au débat sur la mort, infligée ou consentie : il s'est noyé – par rêverie ou désœuvrement. Pendant ce temps, Henriette...

 

Henriette est tombée dans le vice ! Demi-mondaine, puis grisette, enfin fille de joie, elle est devenue meurtrière d'un client par trop pervers : Henriette est sauvée par un crime.

Jugée, condamnée, enfermée dans un cachot, elle accorde encore ses faveurs à un geôlier hideux. Un marché : on suspend l'exécution d'une femme enceinte pendant neuf mois. La mort, la vie, l'amour, la mort...

 

Un baiser volé à la mort : un nouvel épisode à la Charlot.

 

Au fond de la cour, une main habile et capricieuse avait dessiné un petit jardin tout parfumé par de beaux lilas à demi épanouis ; au-dessus du toit, pointait, en roucoulant, un joli pigeonnier recouvert en tuiles rouges ; sur le bord de la planche toute neuve, un beau pigeon au cou changeant, au plumage doré, se promenait fièrement au soleil, battant de l'aile sa coquette et blanche amoureuse ; il y avait autour de cette jolie maison tant de propreté, de bien-être et de bonne grâce, que je ne pus résister au désir d'y jeter au moins un coup d'œil. J'entrai dans la cour, et après avoir respiré de plus près l'odeur de ces lilas embaumés, j'allais continuer ma promenade, quand, au rez-de-chaussée et au milieu d'une vaste salle, j'aperçus, à moitié construite, une large machine. Cette machine étrange se composait d'une longue estrade en bois de chêne ; une légère barrière l'entourait de deux côtés ; sur le derrière s'appuyait un escalier ; sur le devant s'élevaient deux larges poutres menaçantes; chacune de ces poutres avait une rainure au milieu ; tout au bas de la machine, l'estrade se terminait brusquement par une planche taillée au milieu en forme de collier ; cette planche était mobile ; on voyait pourtant que l'ouvrage était bien près d'être achevé : un jeune homme beau, riant, vigoureux, bien fait, frappait en chantant et de toutes ses forces sur les ais mal joints, ajoutant à son œuvre une dernière cheville ; sur le dernier échelon de l'escalier on voyait une bouteille presque vide et un verre à moitié plein ; de temps à autre le jeune homme se mettait à boire à petits traits, après quoi, il revenait à son ouvrage et à son gai refrain.

 

Un enfant de la Salpêtrière apporte le fruit de son travail : une corde de chanvre.

 

Arriva à la fin une fille belle et fraîche, naïve et curieuse ; après le premier bonjour à son amant, elle s'occupa, tout comme moi, de la machine. Je n'entendais pas un mot de la conversation, mais elle devait être vive et intéressante. A la fin, le jeune homme, à bout sans doute de toutes ses explications, fit un signe à la jeune fille comme pour l'engager à jouer son rôle sur ce théâtre ; d'abord elle ne voulut pas ; puis elle se fit prier moins fort ; puis elle consentit tout à fait : alors son fiancé, prenant un air grave et sérieux, lui attacha les mains derrière le dos avec la corde de l'enfant ; il la soutint pendant qu'elle montait sur l'estrade ; montée sur l'estrade, il l'attacha sur la planche mobile, de sorte qu'une extrémité de ce bois funeste touchait à la poitrine, pendant que les pieds étaient fixés à l'autre extrémité ! je commençais à comprendre cet horrible mécanisme ! J'avais peur de le comprendre, quand tout à coup la planche s'abaisse lentement entre les deux poutres ; tout à coup aussi, et d'un seul bond, le jeune charpentier est par terre, ses deux mains entourent le cou de sa maîtresse ainsi garrottée ; lui cependant, jovial exécuteur de la sentence qu'il a portée, il passe sa tête et ses deux lèvres brûlantes sous cette tête ainsi penchée. La victime rose et rieuse avait beau vouloir se défendre, pas un mouvement ne lui était permis.

Jules Janin, L'Ane mort – Pauvre Charlot ! malheureuse Henriette !

Eh bien ! ce fut seulement au second baiser que le jeune homme donna à sa maîtresse, que je compris tout à fait à quoi cette machine pouvait servir.

[...]

Viens, mon ami, dis-je à Sylvio avec le sourire d'un insensé ; viens voir cette machine sur laquelle ces deux bons jeunes gens prennent leurs ébats amoureux, comme font sur cette planche polie les pigeons du colombier. Crois-tu donc que sur ce parquet tout uni, entre ces deux poutres de sapin si odorantes et si blanches, sur ce théâtre innocent de tant d'amour, puisse jamais se passer une horrible scène de meurtre ? que dis-je ? le plus horrible des crimes, un meurtre de sang-froid, un meurtre accompli à la face de Dieu et des hommes !

[...]

[Sylvio] Malheureux ! à présent que tu as accoutumé ta vue aux éblouissements turbulents du paradoxe, j'ai bien peur que tu ne puisses soutenir une lumière plus pure et plus calme. Cependant je t'ai suivi tout ce matin pour te faire part de l'histoire d'un agonisant, écrite par lui-même.

 

Suivent les neuf pages du dernier jour d'un condamné.

Tous mes souvenirs cessent à la vue de l'échafaud et de la rue.

Entre la vision et le couperet, le malheureux finit sa rédaction – délicate tâche quand on a les mains liées derrière le dos.

 

Et Henriette, dans tout ça ? On a porté sa dépouille tranchée à Clamart, un cimetière, si l'on veut ; c'est un morceau de terre dans lequel on fait semblant d'enterrer quelque chose ; le prêtre ne l'a pas béni. Pour tout monument funèbre, on a élevé à Clamart un amphithéâtre de dissection.

Dans la nuit, son cadavre est volé, pour la science.

Adieu, Henriette, adieu la fille de joie, mon cher et innocent amour !

 

Tout cela peut paraître bien mélo, funèbre, et pourtant ce n'est pas triste.

L'humour, noir comme il se doit, est présent à chaque scène – quelques phrases sont mises en relief dans les extraits cités.

L'écriture se présente comme une fugue, avec ses variations en reprise : la destinée du pauvre âne, massacré, dévoré, annonce celle d'Henriette, déchue, tranchée, disparue ; le pendu, l'empalé, le noyé sont vivants – leurs bourreaux n'ayant pas survécu à l'exécution manquée (le noyé est son propre bourreau volontaire : cette part suicidaire a sombré dans l'eau) ; le condamné à mort prend le temps d'écrire lui-même son dernier jour – comme Henriette s'accorde neuf mois de sursis.

Jules Janin cultive le paradoxe : il a horreur de l'horreur, mais il finit par succomber à ses charmes dans un humour grinçant.

« L'humour est quelque chose de profondément sérieux à base de tendresse humaine. »

Francis de Miomandre, à propos de son Don Quichotte – cité par Tristan Maya dans l'édition donnée en tête.

Pourtant, le contexte social n'est pas teinté de fantaisie : L'Ane mort est également la chronique d'une époque, ses misères, Paris et ses mystères, les quartiers de la Barrière du Combat, des Capucins, de la Bourbe, de Clamart, du Lupanar, de La Salpêtrière, de la Morgue...

 

Boby Lapointe, Sentimental bourreau

Jules Janin, L'Ane mort – Pauvre Charlot ! malheureuse Henriette !

La Grande Braderie de l'été vous propose de découvrir des chefs-d’œuvres injustement méconnus.

 

« La réimpression d'ouvrages distingués ou supérieurs, méconnus ou tombés dans l'oubli pour toutes ces causes (si souvent incompréhensibles) qui décident de la fortune des livres, ne devient-elle pas la ressource de la Curiosité littéraire, quand la littérature, chaque jour déclinant davantage, est, comme tant de choses, peut-être au moment de périr ? »

Jules Barbey d'Aurevilly

 

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24 juillet 2014 4 24 /07 /juillet /2014 23:01

♪♫♪ Ole ole ole ola ♪♫♪

 

C'est l'été, les radios diffusent leurs tubes. Et les blogs également grâce au blogueur lolobobo qui a lancé la radio des blogueurs, une chaîne de blogs.

 

Lou a été nominé par Des Pas Perdus.

La radio des blogueurs – Rev. Tom Frost, Bloody Works, 2013

 

Rev. Tom Frost, Burn Down Your House, in album Bloody Works, STGW Records, 2013

 

G.T., le Prince du Rock-Art, et Mr Kiki du Kikimundo voudront-ils prendre le relais ?

 

Voyageons !

 

Rev. Tom Frost, Gotta Travel On, in album Bloody Works, 2013

 

* * *

 

La règle du jeu est très simple :

_ vous donnez le mode d'emploi ;

_ vous dites qui vous a conduit là ;

_ vous apportez votre air et vous désignez une ou plusieurs victimes pour suivre.

 

Bien sûr vous prévenez vos élus et vous faites connaître votre apport à Lou et à lolobobo.

 

Tous les genres musicaux (hors top ten de l'été) sont bienvenus.

 

* * *

 

Mise à jour.

 

Mr Kiki du Kikimundo a répondu à notre appel.

Un chef-d’œuvre.

 

Les Escrocs, Mobylette, 1994

 

Youtube suggère en fin de vidéo :

 

De Gaulle avait compris avant tout le monde que l'UE était une arnaque

 

On peut aimer la grande musique et s'intéresser à l'actualité.

 

* * *

 

A la demande unanime de monsieur Des Pas Perdus, le général chante !

 

Charles De Gaulle chante La Marseillaise, 1959

 

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20 juillet 2014 7 20 /07 /juillet /2014 23:01
La Grande Braderie de l'été – Eugène Mouton, L'Invalide à la tête de bois

Eugène Mouton, L'Invalide à la tête de bois (1857), Bibliothèque Marabout, 1975

La Grande Braderie de l'été – Eugène Mouton, L'Invalide à la tête de bois

Eugène Mouton, alias Mérinos, né le 13 avril 1823 à Marseille, mort le 8 juin 1902 à Paris, est un magistrat et écrivain français.

Dans sa nouvelle La fin du Monde (1872), il imagine le réchauffement de la planète, dû à l'industrialisation, et la disparition de l'espèce humaine.

 

Histoire de l'invalide à la tête de bois

 

Ce n'est pas à moi qu'il faut dire que l'Invalide à la Tête de Bois n'a jamais existé, et par une bonne raison : c'est que c'était mon camarade de régiment et que nous avons brossé les Turcs ensemble.

Vous me direz que je cherche à vous faire accroire : il n'y a que les conscrits qui ne croient à rien. Je vous donne ma parole d'honneur que c'est très vrai !

Ainsi !

Donc, quand je le vis arriver au régiment, il avait vingt ans. C'était un beau soldat, grand, gros, un fort homme comme moi. Il faisait son service comme tout le monde, ni mieux ni pis. Je ne suis pas homme à vous dire une chose pour l'autre, moi.

Il s'appelait Dubois et il était picard. Pas moyen de s'ennuyer avec lui : il nous faisait

crever de rire par ses farces. Mais dame ! il n'était pas Picard pour rien : au moindre mot il prenait la mouche et dégainait. Le servent lui disait toujours :

Dubois, tu te feras casser la tête avec tes manières !

Eh bien ! si on me la casse, je m'en ferai faire une de bois, qu'il disait.

On ne fit pas attention à ce propos-là sur le moment : et j'ai toujours eu l'idée, depuis, que c'est ce qui est cause qu'il a eu une tête de bois.

Nous entrons en campagne.

A la première bataille il eut le nez emporté d'un coup de sabre en sauvant son colonel, à qui un brutal de Turc voulait faire violence à la faveur du tumulte de la mêlée. Le colonel, reconnaissant de ce dévouement, le fit soigner dans sa tente el lui paya un nez d'argent peint en couleur de chair.

Dubois, trop orgueilleux de cette faveur, cessa d'être bon enfant. Il se moquait de ceux qui n'avaient qu'un « nez de viande », comme il disait, ajoutant que « c'était bon pour des clampins, des feignants el des propres à rien ».

Ce langage insultant déplut : une nuit, pendant qu'il dormait, on gratta la couleur de son nez, qu'on passa ensuite au rouge d'Angleterre, si bien qu'il brillait comme un pommeau de sabre. Au point du jour, on se réveilla en sursaut pour recevoir l'ennemi, qui venait de l'orient. Dubois saute à bas du lit, met son nez sans y regarder et s'élance aux relranchements. Ce nez, étincelant aux premiers rayons de l'astre du jour, attira l'attention du général ennemi, qui lui fit envoyer une balle forcée : la balle toucha et Dubois eut l’œil gauche crevé.

En échange de son œil Dubois eut la croix et les galons de sergent. Alors il se mit à apprendre à lire et à écrire, dans l'espoir de se faire nommer colonel à la première affaire : il ne prenait pas garde que son nez donnait à sa voix un son métallique désagréable qui devait lui interdire tout espoir d'avancement.

Vint une autre bataille plus furieuse que les deux autres. Ce jour-là Dubois fil merveilles cl combattit comme un César, mais la fortune le trahit encore une fois.

Il venait de prendre à lui tout seul «ne batterie à cheval de douze canons de quarante-huil, lorsqu'il eut la sotte idée de regarder dans un des canons pour voir s'il y avait beaucoup de mitraille dedans. Un artilleur ennemi, profilant de son imprudence, s'avança à pas de loup sur son cheval, mit le feu à la pièce, et le coup partit.

Au bruit de l'explosion, Dubois, que sa présence d'esprit n'abandonnait jamais, fit un mouvement pour se retirer, mais il était trop lard : la mitraille lui emporta presque toute la tête avec son nez d'argent, sauf son bon œil et une dent devant.

 

On le croit mort, on l'enterre, on pleure tant et si bien sur sa tombe que les larmes l'inondent – or, il avait horreur de l'eau. Il se réveille, on le confie à un chirurgien pour l'amputation, puis à un sculpteur pour façonner la bille. De bois. D'un vieux sapin de la Forêt-Noire.

Dubois, nasillard au temps de son nez d'argent, prend maintenant un fort accent allemand. L'artiste lui a donné un nez camard et une bouche en cul-de-poule, et voilà Dubois qui se met à parler :

Ponchour, més gônmrates ! Gôment fus bordez-fus ?

Il cultive les facéties, jusqu'au delà de l'océan, revient en France et en triomphe, se met à la pêche. Il capture, fou de joie, un soulier qu'il prend pour une carpe. Cet excès de joie l'achève : il était trop bête pour devenir fou : il devint idiot.

Aujourd'hui, il ne sort plus de l'hôtel des Invalides.

La Grande Braderie de l'été – Eugène Mouton, L'Invalide à la tête de bois

 

Esculape, L'invalide à la pine de bois

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