Geneviève Bergé, Le tableau de Giacomo, Éditions Luce Wilquin, 2010
Couverture : Dimitri Delcourt (photos : vocecontrovento et Cobra – Fotolia.com)
Ancienne rédactrice en chef de la revue Indications et critique littéraire, Geneviève Bergé (née à Bruxelles en 1957) est aujourd’hui assistante d’édition. Le tableau de Giacomo est son septième ouvrage, après Un peu de soleil sur les planchers (2008).
Arcangelo Corelli, Sonate en ré mineur La Follia op. 5 n° 12, 1700, Hespèrion XXI, dir. Jordi Savall, 2005
Messine, 1654. D’un moment à l’autre, un navire en provenance de Hollande va accoster. Et c’est peu dire qu’il est attendu ! Il transporte, en effet, la toile d’un peintre hollandais célèbre en son pays, mais méconnu en Italie et en Sicile, que Giacomo di Battista, le courtier du prince Antonio Ruffo, a commandée il y a trois bonnes années. Giacomo, vieux et malade, attend cette toile avec une ferveur que personne, ou presque, ne peut imaginer. Il n’en est pourtant pas à sa première commande, mais celle-ci revêt pour lui, et bientôt pour son entourage, une dimension exceptionnelle.
Une étonnante plongée dans le XVIIe siècle italien, mais aussi dans la vie et l’âme d’un collectionneur par procuration.
4e de couverture
Cette histoire se passe en 1654. Mais peut-on vraiment parler d’histoire quand les personnages sont installés depuis si longtemps dans leur vieillesse, ou dans leur folie, que les accrocher l’un derrière l’autre, dans l’ordre adéquat et selon certaines règles éprouvées, ne suffit peut-être plus pour fabriquer un récit en bonne et due forme ?
[…]
Et pourtant l'histoire trouve son chemin.
[…]
L'histoire se passe en 1654. Très exactement entre le vendredi 3 et le lundi 20 juillet 1654.
Les tréteaux sont dressés, le décor est monté, place aux comédiens !
Antonio Ruffo, prince de Messine, collectionneur : trois cent soixante-quatre toiles de maîtres connus et moins connus.
Sa mère, Antonia – elle collectionne les chats, la porte du palais leur est ouverte.
Alfonsina, sa femme, la Vipère selon Costanza, la jeune servante de la maison Ruffo.
Rossana, la fidèle gouvernante.
Abramo Casembrot, consul et peintre.
Giacomo di Battista, courtier auprès du prince, et son épouse aimée et aimante, Giulia.
Mica, un jeune braque.
Ce matin. Vous le savez, n'est-ce pas ? ce matin la nuit est tombée sur les yeux de Giacomo.
De toute façon, Giulia répétait souvent qu'il valait mieux avoir l'ouïe fine que la vue perçante pour percevoir un changement à Messine et Giacomo lui donnait raison.
Premier fil : le regard.
« sa vue se brouillait alors », « un tout petit regard fuyant », « les étoiles sont au rendez-vous, mais c'est comme si je ne les voyais pas », « se fier aveuglément », « voir, de tous ses yeux voir », « il avait perdu la vue », « il était plongé dans une sorte de brouillard », « le flou me déplaît », « la fièvre dans les yeux », et ainsi de suite.
Giacomo ne voit plus, au moment où l'on annonce l'arrivée de « son » tableau, celui qu'il a commandé trois ans auparavant pour son prince et mécène, « son » tableau qu'il attend, une si longue attente, depuis qu'il l'a commandé, pour don Ruffo, le collectionneur qui ne regarde jamais sa collection sinon pour demander à Costanza de faire la poussière au plumeau.
Au palais tout le monde attendait le tableau. On l'attendait depuis plusieurs années d'ailleurs !
Second fil : l'attente.
Giacomo m'a toujours aimée. En tout cas jusqu'à ce que la mélancolie le fige sur la terrasse et qu'il ne puisse plus rien aimer. On aurait dit que tout l'indifférait désormais : la collection, Mica, les oliviers et la mer, le tableau qu'il attendait, et moi aussi bien sûr.
Écart : la mélancolie, du grec μελαγχολία, de μέλας = noir et de χολή = bile.
Le tableau.
Rembrandt van Rijn, Aristoteles peinzend bij een borstbeeld van Homerus (Aristote méditant devant un buste d'Homère), 1653, Metropolitan Museum of Art, New York [image cliquable]
Et le fond, Costanza ? le fond ? Oui, le décor. Où se trouve Aristote ? On ne voit rien, Signor di Battista. C'est tout noir. Avec un tapis rouge. C'est juste de la peinture. Ils sont nulle part.
Un roman de l'absence dont le récit ne suit pas l'ordre chronologique : nulle part, hors du temps. Une histoire de désir. Une écriture limpide dont la lecture requiert le silence.
Palazzo Ruffo appoggiato al Trinacria, ca 1909
Lorsque le 28 décembre 1908, vingt-trois secondes suffisent à dévaster totalement la seconde ville de Sicile et, sur la péninsule, toute la ville de Reggio di Calabria, provoquant la mort de cent cinquante mille personnes dans les effondrements, les incendies et le raz-de-marée qui succède au tremblement de terre, les œuvres d'art partagent inévitablement le destin des hommes : elles sont ensevelies, ou brûlent et redeviennent poussière. Des centaines de toiles sont perdues. Le tombeau d'Antonio Ruffo est détruit.
* * *
Une lecture du tableau.
EDMOND BLATTCHEN. – Votre symbole, Paul Ricœur, est un tableau de Rembrandt, dont le titre est « Aristote contemplant un buste d’Homère ». Que représente ce tableau pour vous ?
PAUL RICŒUR. – Pour moi, il symbolise l’entreprise philosophique telle que je la comprends. Aristote, c’est le philosophe, comme on l’appelait au Moyen Age, mais le philosophe ne commence pas de rien. Et même, il ne commence pas à partir de la philosophie, il commence à partir de la poésie. Il est tout à fait remarquable, d’ailleurs, que la poésie soit représentée par le poète, comme la philosophie est représentée par le philosophe, mais c’est le poète qui est statufié, alors que le philosophe est vivant, c’est-à-dire qu’il continue toujours d’interpréter. Le poète est en quelque sorte recueilli dans son oeuvre écrite qui est représentée par un buste.
Je voudrais souligner deux ou trois détails qui n’apparaissent pas à première vue. D’abord, contrairement au titre, Aristote ne contemple pas le buste d’Homère ; il le touche. C’est-à-dire qu’il est en contact avec la poésie. La prose conceptuelle du philosophe est en contact avec la langue rythmée du poème. Aristote regarde autre chose. Quoi ? Nous ne le savons pas. Mais il regarde autre chose que la philosophie. Il touche la poésie mais pour réorienter son regard vers autre chose ; vers l’être ? la vérité ? Tout ce qu’on peut imaginer.
Je voudrais signaler un autre détail qui n’est pas remarqué si on n’est pas conduit par un bon guide. C’est qu’il y a trois personnages sur ce tableau. Aristote est vêtu de vêtements contemporains (de Rembrandt, naturellement) – la philosophie est toujours contemporaine alors que le buste d’Homère est statufié. Et le troisième personnage dans ce tableau se trouve dans la médaille suspendue à la taille d’Aristote.
Au premier abord, on pourrait penser que cette médaille faut partie de l’élément décoratif. Mais j’ai déjà dit que les vêtements d’Aristote ont une signification. Ils sont, modernes, de l’époque du peintre, alors que le buste reste dans sa configuration archaïque. Or, sur cette médaille, c’est la tête d’Alexandre, le politique, qui est représentée. Il ne faut pas oublier qu’Aristote a été le précepteur d’Alexandre. Et son rapport au politique n’est pas seulement un rapport d’éducateur c’est aussi celui qui a pensé le politique, au point même de faire de l’éthique la préface à la politique.
L’éthique n’est complète que comme politique parce que c’est l’ensemble des hommes, c’est la communauté qui est orientée vers le « vivre bien ».
Alors, si nous replaçons cette médaille vraiment dans son lieu intermédiaire, nous comprenons que le politique est toujours silencieusement présent, discrètement présent, à l’arrière-plan du rapport entre poétique et philosophie. Parce que c’est un rapport de paroles – le poète parle, le philosophe parle – mais le politique, dans sa, meilleure destination et dans sa meilleure efficacité, c’est la paix publique, c’est-à-dire la possibilité que le discours continue dans un ordre tranquille. Cette médaille est là pour nous rappeler que la philosophie ne peut continuer son œuvre de réflexion sur une parole qui n’est pas la sienne, la parole poétique, que si elle continue d’entretenir lui rapport actif avec la politique, dont elle a la charge. Si j’ose dire : que le personnage du tableau est chargé de cette médaille.
Appliquons la symbolique de ce tableau à votre propre expérience. Quel est votre Homère, quels sont vos Homère, Paul Ricœur ?
Nous avons commencé par le problème de l’herméneutique, en la définissant comme une interprétation continuelle des textes. Les textes poétiques ont certainement une place prépondérante, une place royale parmi les textes, parce que ce sont les textes qui produisent du sens. J’étends le mot « poétique » au-delà de la poésie au sens rimé et rythmé, au sens de production de sens. C’est-à-dire qu’il faut d’abord une énergie créatrice d’innovation pour qu’il y ait ensuite un discours de second degré.
Je ne mets pas la philosophie à la place du poétique, elle est réflexive. C’est toujours un travail de second degré, d’ailleurs, pas uniquement sur la poésie, mais sur le langage ordinaire, sur le langage des sciences, sur le langage de la psychanalyse, et sur le discours poétique.
Par conséquent, ce caractère second, réflexif, de la philosophie et ce caractère primitif, originel, originaire, et créateur de la poésie, constituent le cadre fondamental, avec la médiation secrète du politique, qui est à la fois présupposé – puisqu’il est avant, mais aussi but, d’une certaine façon – de la réflexion morale...
Vos rapports avec le prince sont-ils aussi apaisés que ceux d’Aristote avec Alexandre ?
Nous sommes dans une situation radicalement différente, c’est-à-dire sans prince. Le problème de la démocratie moderne est que nous engendrons tous la souveraineté par notre vouloir vivre ensemble ; mais ce vouloir vivre ensemble ne vit que si nous le transformons constamment en un contrat social effectif, donc volontariste.
Paul Ricœur, L’unique et le singulier – entretien avec Edmond Blattchen : Noms de dieux – Le Symbole, « Le philosophe, le poète et le politique », Bruxelles, Alice Éditions, 1999, pp. 53-60.
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Lou n'a évoqué Corelli qu'une fois : E pericoloso sporgersi.