Gérard Morel, La fille du bourreau, Nous Deux, 123 pages, 2014
Gérard Morel, né à Damville, Haute-Normandie, le 15 Avril 1965, est un écrivain et un magistrat.
A Venise en ce début du 18e siècle, la tradition imposait au doge de célébrer chaque année ses noces avec la mer, en s'embarquant sur un navire décoré avec faste pour jeter au milieu des eaux un anneau d'or. Les festivités qui s'ensuivaient étaient presque aussi joyeuses que celles du carnaval.
Cette année-là, en ce début du XVIIIe siècle, à Venise, le doge tombe à l'eau.
Bien sûr, tous les marins présents rivalisèrent pour plonger en premier et avoir l'honneur de ramener le doge sur le quai, et les festivités auraient dû se poursuivre sans encombre. Mais Giovanni Cornaro était farouchement superstitieux, comme la plupart des Vénitiens de son époque.
Mauvais augure.
Heureusement, son médecin traitant, le docteur Tolomei, veille.
En ce début de l'été 1722, le crépuscule commençait à assombrir Venise lorsque Lucrezia Focardi sortit du palais de son père pour aller assister à la dernière messe que donnait le curé de l'église Santa Maria del Giglio.
La belle Lucrezia est la fille du bourreau. Personne ne songerait à épouser la fille du bourreau. La plupart des Vénitiens de son époque sont farouchement superstitieux. Aussi, elle vit avec son père, dans son palais – le malheur des uns fait la fortune des autres : maître Focardi est riche –, en la compagnie de Catarina, la vieille servante.
Certes, le neveu du cardinal Lambergallo, Lafcadio Lambergallo, un ami d'enfance, resté boiteux après un accident mais plein de délicatesse, est amoureux d'elle. Il lui a demandé sa main. Elle a refusé. Elle l'aime trop. On n'épouse pas un ami d'enfance que l'on ne saurait contenter.
Près de l'église, Lucrezia rencontre Rosaria Avversano, la mendiante. La miséreuse, ordinairement si gentille, est pleine de colère, de hargne, de détresse.
Son fils Attilio est en prison. Il a été dénoncé par une lettre anonyme pour un prétendu complot. Demain, il sera torturé par maître Focardi.
Dénonciations secrètes contre quiconque dissimule faveurs et services ou bien cherche à cacher ses vrais revenus.
[...] une tête de lion avait été sculptée à l'entrée du palais. Elle servait de tronc des dénonciations. Dans la gueule ouverte du fauve, n'importe quel anonyme pouvait révéler l'existence d'un crime ou d'un complot qu'il aurait surpris.
Lucrezia, émue par la souffrance de Rosaria, promet de prier son père de torturer Attilio avec douceur.
[…] si Attilio persiste à se déclarer innocent, je ne lui extorquerais pas d'aveux sous la souffrance, promet le père.
Attilio, ignorant la promesse de cette clémence et torturé par la détresse, échappe à ses geôliers et se noie.
Le jeune Tiberio Tolomei, le fils du médecin attitré du doge de Venise – celui qui est tombé à l'eau –, est un débauché. Il se ruine régulièrement au jeu dans un tripot à l'enseigne des Trois As de Cœur.
Seule solution : épouser la fille du bourreau et sa dot – sans avoir d'enfants, évidemment.
Dès que je l'aurai épousée, je l'installerai dans l'une des maisons que le doge a offerte à mon père et qui se trouve sur la route de Mestre.
Lucrezia refuse la demande. Son père s'inquiète : n'est-elle pas malheureuse en ce palais ?
– Mais, balbutia Lucrezia, je ne me suis jamais plaint de vous.
Le désespoir point au crépuscule et notre cœur chavire.
– Jamais je n'épouserai cet homme, répéta-t-elle obstinément.
Lucrezia se sentait prête à tout pour préserver sa liberté.
Charmante, mais obstinée.
Lafcadio, l'ami d'enfance, lui propose un mariage blanc : jusqu'à ce que tu décides toi-même, en femme libre, à me rejoindre dans ma chambre.
– Non, répondit fermement Lucrezia. Je ne puis accepter un tel sacrifice.
Charmante, ferme, mais libre.
Lucrezia a un plan.
Il consistait à se marier au plus vite avec l'un des condamnés à mort qui attendait d'être exécuté par son père.
Lucrezia vient à la prison, elle gagne la confiance des geôliers, elle apporte un message de réconciliation à un condamné. Lequel choisir ? Vittorio Visconti, condamné pour le meurtre d'un notable, hurle qu'il est innocent – un fou furieux.
Sur un signe du maître des prisons, Giacomo vint s'incliner respectueusement devant la jeune fille avant de la prier de la suivre dans les couloirs sombres et humides des « plombs » de Venise.
De nos jours, les « plombs » sont en haut, les geôles sont en bas. Il arrive que l'histoire s'inverse. Les « plombs » sont des cellules anciennes, situées sous le toit du palais des Doges. Le sol est vraiment revêtu de plomb, et, en été, la température dépasse 50°. Au XVIIIe siècle, l'enfermement se tenait dans la prison construite plus récemment à côté du palais. Pour passer de la salle des aveux et condamnations à la geôle, on empruntait le pont des « soupirs ». Le couloir de la mort, situé au niveau du canal, était froid, humide, parfois inondé.
Elle eut une pensée émue pour son père, qui avait tenté de la protéger de son mieux en ne décrivant jamais l'horreur des bas-fonds où il exerçait son rude métier de bourreau.
Que d'émotion ! Quel rude métier – il s'exerçait dans le palais, à un étage tempéré, mais quel métier ! Il n'y a pas de sot métier.
Vittorio est un jeune homme charmant, élégant, de belles manières. Lucrezia négocie, ferme, libre, et charmante.
Vittorio aurait poignardé Corrado Candiano, qui était un armateur honorable.
Vittorio souffre d'être ainsi déshonoré.
– J'aurais donc pu mourir le front haut, si l'on m'avait accusé d'un crime que j'auais choisi de commettre en toute lucidité, avec la volonté d'éclairer les hommes ou de faire avancer leurs idées.
Avançons.
Lucrezia est sous le charme, Vittorio est éperdu, ils s'aiment.
Comment le sauver ?
Lucrezia a un plan.
Elle revient avec le père Francesco, de Santa Maria del Giglio, et le père Angelico, le témoin.
Elle ne regardait que lui, et à l'instant où leurs regards se croisèrent, étincela dans leurs yeux un bonheur qui ne devaient rien à la fierté.
[...]
Le père Francesco les déclara unis pour la vie, devant Dieu et devant les hommes.
La vie est trop courte. Et Dieu, dans tout ça ?
Le jeune Tiberio Tolomei, le fils du médecin attitré du doge de Venise, s'accroche.
– Je vous posséderai, vous et les trésors de votre père !
Il aurait sans doute poursuivi ses menaces et ses insultes, si Lucrezia, ivre de colère, n'avait pas renversé un chandelier avant de sortir en claquant la porte.
Quand elles renversent un chandelier, c'est qu'elles sont fâchées.
Comment tout cela va-t-il finir ? Le suspense est insoutenable.
Seule solution : qu'elle évite à Vittorio d'être exécuté – parvenir jusqu'à la vérité.
Lucrezia a un plan.
Voir la famille de Corrado Candiano pour découvrir le coupable. Bianca Candiano, la jeune veuve éplorée, est innocente. Et la mendiante, cette femme meurtrie à jamais par un sort funeste ?
– Peu m'importe le sort des Vénitiens, maintenant que mon fils est mort, persifla la mendiante.
On la retrouve noyée dans le canal, tout près de sa maison.
Allons voir la fiancée d'Attilio, Minella Mascalda. La jeune marchande de poissons de la place des Schiavoni.
Ça sent le hareng.
Plus que trois jours.
Trois jours d'une enquête haletante au terme de laquelle le coupable est démasqué. Ettore, le propre frère du poignardé, a tenu le poignard, on ne saura jamais pourquoi. Dans la prison, Bianca, la jeune veuve éplorée, le poignarde, puis retourne l'arme contre elle.
Lucrezia et Vittorio Visconti étaient unis pour la vie, devant Dieu et devant les hommes.
Ils vécurent heureux et firent bientôt baptiser leur premier fils, sous le regard ému du bourreau de Venise.
Que d'émotion !
Un roman social, d'une actualité au fer rouge. Un récit rythmé par le retour des mêmes phrases, des mêmes séquences. Une belle histoire.
Et si... et si, sous des atours badins, ce roman posait la grande question, la question extraordinaire, la question métaphysique ?
Si Lucrezia, la fille du bourreau, en est réduite à l'extrémité d'un condamné, n'en est-il pas de même, tous les jours, de la fille du crémier d’en face, de la fille de l'épicier du bas de la côte, de l'institutrice blonde ?
Ne sont-elles pas contraintes par un sort funeste à épouser toujours un condamné à mort ?
Marie de Magdala, elle-même...
La Laitière, musique : Rue Socrate et Xavier Jamaux, 2011
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Gérard Morel
Le 20 janvier 2014, Gérard Morel est venu partager ses « confidences interdites », au cinéma Le Viking, Le Neubourg, dans l'Eure, son pays natal.
Depuis 1994, chaque semaine, il a fait paraître une nouvelle historique ou policière dans la presse féminine : Nous Deux, Côté Femme, France Dimanche, Maxi, Hitchcock Magazine, etc.
Il a publié une douzaine de romans, historiques ou policiers, et deux études sur Maurice Leblanc, écrivain normand, créateur du personnage d'Arsène Lupin.
Parallèlement à sa carrière de juriste, Gérard Morel a été, pendant quinze ans, « nègre » dans l’édition. Il a écrit environ onze livres chaque année, des écrits notamment sous la forme de mémoires pour le compte de personnalités du show-business. Il a également rédigé de nombreux romans historiques ou politiques, dont quatorze romans concernant des personnages qui ont voulu s’assumer en marge de leur époque.
« Le nègre est plus proche du comédien que de l’écrivain. »
Gérard Morel écrit « les souvenirs de gens du spectacle : comédiens, actrices, chanteuses ou… hommes politiques. »
Le Courrier de l'Eure, Jean-Paul Adam, 15 et 20 janvier 2014
(les citations entre guillemets sont des propos de Gérard Morel)