Richard Strauss, Ainsi parlait Zarathoustra (Also sprach Zarathustra), op. 30, 1896, Wiener Philharmoniker, dir. Herbert von Karajan, 1959
Ce poème symphonique est utilisé en ouverture du film de Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke, 2001 : l'odyssée de l'espace (2001 : a space odyssey), 1968 – l'alignement entre la Lune, la Terre et le Soleil, ainsi que dans L'aube de l'humanité et dans la dernière séquence.
Stanley Kubrick, Arthur C. Clarke, 2001 : l'odyssée de l'espace (2001 : a space odyssey), 1968, fin
Le roman d'Arthur C. Clarke, écrit avec quelques variantes en même temps que le scénario, est paru la même année.
Un scénario nietzschéen
C'est l'histoire de l'accomplissement de l'homme, de sa métamorphose en surhomme, de son éveil à sa vocation première : vouloir devenir ce qu'il est.
Devenir, c'est accomplir la Loi ou les Prophètes, se reconnaître le Fils de l'homme – le fœtus cosmique naissant à la conscience de l'Unique.

Félix Valloton, Max Stirner (L'Unique et sa propriété, 1844), La revue blanche, Tome XXI, Janvier, Fèvrier, Mars, Avril 1900
Richard Strauss lui-même disait à propos de cette musique et de son lien avec l’œuvre de Nietzsche : « J'avais l'intention de suggérer, par l'intermédiaire de la musique, l'idée du développement de la race humaine à partir de son origine et à travers les diverses phases de son développement, religieux et scientifique. »
[William Whittington, Sound Design & Science Fiction, University of Texas Press, 2007]
Selon Didier de Cottignies *, après avoir d'abord choisi la Symphonie n° 3 en ré mineur de Gustav Mahler, Stanley Kubrick eut connaissance de l’œuvre de Richard Strauss enregistrée par le Berliner Philharmoniker (moins harmonieux que le Wiener), sous la direction de Herbert von Karajan, et pensa que cela convenait mieux à son projet.
Les droits d'enregistrement de Herbert von Karajan n'étant pas disponibles, la version de Karl Böhm, avec le Wiener Philharmoniker fut créditée au générique. La version de Herbert von Karajan fut glissée au cours de la postproduction.
* Stanley Kubrick, l'odyssée des sons (rencontre avec Didier de Cottignies, conseiller musical et ami personnel de Stanley Kubrick), in Classica n° 132, mai 2011.
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Un livre pour tous et pour personne
Les trois premières parties de Ainsi parlait Zarathoustra ont été publiées en 1883 et 1884 chez E. Schmeitzner, à Chemnitz. La quatrième partie fut imprimée en quarante exemplaires, à compte d'auteur, chez C.-G. Naumann, à Leipzig, en 1885.

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (Also sprach Zarathustra), trad. Marthe Robert, Le Club Français du Livre, 1958, UGE, 10/18, 1971

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (Also sprach Zarathustra), trad. Marthe Robert, Le club français du livre, 1958, coll. PRIVILEGE, 1967

Friedrich Nietzsche, Ainsi parla Zarathoustra (Also sprach Zarathustra), trad. Maël Renouard, Rivages, 2002
Also sprach Zarathustra peut être traduit par Ainsi parla Zarathoustra. Chaque discours, ou presque, se termine par cette formule. En français, l'imparfait indique une répétition, or on observe une progression de discours en discours, chacun représentant une étape sur le chemin vers le surhomme, ce que marque la traduction par le passé simple, Ainsi parla Zarathoustra.

Friedrich Nietzsche / Gustav Schultze, Naumburg, 1882
Nietzsche évoque un prophète iranien du VIIe siècle, Zoroastre, inventeur d'un dualisme théologique et cosmologique inspiré de l'expérience morale humaine du bien et du mal : un Dieu Bien et un principe Bien en conflit avec un Dieu Mal et un principe Mal (Zend-Avesta).
Il oppose au personnage historique son Zarathoustra pour lui faire dire le contraire. Toutefois, Zoroastre est lucide et sincère, il reconnaît la généalogie morale de sa conception du monde, ce qui le conduirait logiquement à devenir le Zarathoustra de Nietzsche : « Zarathoustra est plus sincère qu’aucun autre penseur. Sa doctrine, et – c’est la seule –, a pour vertu suprême la sincérité – c’est-à-dire le contraire de la lâcheté de "l’idéaliste" qui prend la fuite devant la réalité. Zarathoustra a plus de courage inné que tous les penseurs pris ensemble. Dire la vérité et bien décocher ses flèches, telle est la vertu perse. » (Friedrich Nietzsche, Ecce Homo).
« On ne m'a pas demandé – mais on aurait dû me demander –, ce que signifie dans ma bouche, dans la bouche du premier immoraliste, le nom de Zarathoustra, car c'est juste le contraire qui fait le caractère énormément unique de ce Perse dans l'histoire. Zarathoustra, le premier, a vu dans la lutte du bien et du mal la vraie roue motrice du cours des choses. La transposition en métaphysique de la morale conçue comme force, cause, fin en soi, telle est son œuvre. Mais cette question pourrait au fond être considérée déjà comme une réponse. Zarathoustra créa cette fatale erreur qu'est la morale ; par conséquent il doit aussi être le premier à reconnaître son erreur. » (Ecce Homo)
Une écriture inspirée
« Tout cela se passe involontairement, comme dans une tempête de liberté, d'absolu, de force, de divinité... C'est dans le cas de l'image, de la métaphore, que ce caractère involontaire de l'inspiration est le plus curieux : on ne sait plus du tout ce qui est symbole, parallèle ou comparaison : l'image se présente à vous comme l'expression la plus juste, la plus simple, la plus directe. Il semble vraiment, pour rappeler un mot de Zarathoustra, que les choses mêmes viennent s'offrir à vous comme termes de comparaison. » (Ecce Homo)
LE PROLOGUE DE ZARATHOUSTRA
1
Lorsque Zarathoustra eut atteint l'âge de trente ans, il quitta son pays natal et le lac de son pays natal et s’en alla dans la montagne. Là il jouit de son esprit et de sa solitude et durant dix ans ne s’en lassa pas. Mais enfin son cœur se transforma, – et un matin il se leva avant l’aube, se plaça devant le soleil et lui parla ainsi :
« O grand astre ! Que serait ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires !
« Pendant dix années, tu vins dans ma caverne : sans moi, mon aigle et mon serpent, tu serais dégoûté et de ta lumière et de ce chemin. »
* L'aigle représente la métaphysique classique et sa référence au ciel, le serpent, l'empirisme, le « sens de la terre ». Zarathoustra refuse leur antagonisme et cherche à les réconcilier dans le retour éternel.
[…]
« Je voudrais donner et distribuer jusqu'à ce que les sages parmi les hommes soient redevenus joyeux de leur folie, et les pauvres, contents de leur richesse.
[…]
« Vois ! Cette coupe veut se vider encore, et Zarathoustra veut redevenir homme. »
Zarathoustra annonce un retournement complet de la civilisation en un monde radicalement nouveau.
Et aussitôt, remontant de l'eau, il vit les cieux se déchirer et l'Esprit comme une colombe descendre vers lui, et une voix vint des cieux : « Tu es mon Fils bien-aimé, tu as toute ma faveur. » Et aussitôt, l'Esprit le pousse au désert. Et il était dans le désert durant 40 jours, tenté par Satan. Et il était avec les bêtes sauvages et les anges le servaient.
Mc, 1, 10-13 (trad. Bible de Jérusalem)
Zarathoustra dit : je suis l'annonciateur de la foudre.
En se retirant dans la montagne, il rappelle le séjour du Christ au désert. Certains passages du quatrième livre rappellent la cène. Zarathoustra est également une figure de François d'Assise, le saint qui aimait les animaux .
2
Zarathoustra descendit seul des montagnes, et personne ne croisa son chemin. Mais une fois entré dans les bois, soudain il vit devant lui un vieillard qui avait quitté sa sainte chaumière pour chercher des racines dans le bois. Et le vieillard dit à Zarathoustra :
[...]
« Zarathoustra s’est transformé, Zarathoustra s’est fait enfant, Zarathoustra s’est éveillé : que vas-tu chercher auprès de ceux qui dorment ?
« Tu vivais dans la solitude comme dans une mer et la mer te portait. Malheur à toi, veux-tu descendre à terre ? Malheur à toi, veux-tu de nouveau traîner toi-même ton corps ? »
Zarathoustra répondit : « J’aime les hommes. »
« Pourquoi donc, dit le saint, suis-je allé dans les bois et dans la solitude ? N’était-ce pas parce que j’aimais trop les hommes ?
« Maintenant j’aime Dieu : je n’aime pas les hommes. L’homme est pour moi une chose trop imparfaite pour moi. L’amour de l’homme me tuerait. »
[...]
Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : « Serait-ce donc possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’as pas encore entendu dire que Dieu est mort ! »
Zarathoustra prend conscience d'un nouvel état de fait : la mort de Dieu. Sa disparition est un fait dans nos sociétés modernes. Le dernier homme s'en réjouit : la parole du Seigneur était trop exigeante. L'homme supérieur fait comme si de rien n'était, il remplace simplement la Loi par un code de valeurs humaines identiques. Pour le créateur, en devenir vers le surhomme, il s'agit d'une étape : une phase de destruction en vue de la construction.
Ce dieu de carnaval romain se meurt sur les étals des marchands. L'ermite fuit l'amour des hommes – un commandement semblable à celui qui appelle à l'amour de Dieu.
Apprenant qu'il avait fermé la bouche aux Sadducéens, les Pharisiens se réunirent en groupe, et l'un d'eux lui demanda pour l'embarrasser : « Maître, quel est le plus grand commandement de la Loi ? » Jésus lui dit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit : voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. A ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes. »
Mt, 22, 34-40 (trad. Bible de Jérusalem)
Il importe que le mot amour
Soit rempli de mystère et non de tabou,
De péché, de vertu, de carnaval romain
(Léo Ferré, Le Chien, 1970)
3
Lorsque Zarathoustra arriva dans la ville voisine, à la lisière du bois, il trouva une grande foule rassemblée sur la place : car un danseur de corde avait été annoncé. Et Zarathoustra parla ainsi au peuple et lui dit :
« Je vous enseigne le Surhomme. L’homme est quelque chose qui doit être surmonté. Qu’avez-vous fait pour le surmonter ?
[…]
« Qu’est le singe pour l’homme ? Un objet de risée ou une honte douloureuse. C’est cela que doit être l’homme pour le Surhomme : un objet de risée ou une honte douloureuse.
[…]
« Voici, je vous enseigne le Surhomme : il est cette mer où peut sombrer votre grand mépris.
Quel est le plus sublime moment que vous puissiez vivre ? C’est l’heure du grand mépris. L’heure où votre bonheur même se change en dégoût, comme votre raison et votre vertu. »
La lucidité conduit Zarathoustra à détruire toutes les illusions rémanentes de l'ancienne culture (la culture occidentale) et à renverser les anciennes valeurs.
Nietzsche détruit pour construire dans le même temps.
Sa nouvelle morale, l'immoralisme qu'il appelle, loin des facilités de l'immoralité prisée par l'homme, est en quelque sorte surhumaine : c'est d'elle que peut naître le surhomme.
Le funambule est le premier compagnon de Zarathoustra, une figure de l'homme supérieur avant le créateur et le surhomme.
4
« L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhomme, – une corde sur l’abîme.
« Il est dangereux de passer de l’autre côté, dangereux de rester en route, dangereux de regarder en arrière, dangereux de frissonner et de s'arrêter.
[…]
« J’aime ceux qui ne savent pas vivre à moins de se perdre, car ce sont ceux qui passent sur l'autre rive.
[…]
« J’aime tous ceux qui sont comme de lourdes gouttes tombant une à une du nuage sombre suspendu au-dessus de l'homme : ils annoncent l’éclair qui vient, et périssent en annonciateurs.
« Voici : je suis l'annonciateur de la foudre, une goutte lourde tombant du nuage : mais cette foudre s’appelle Surhomme. »
Mû par la nouvelle vertu d'une nouvelle morale, la volonté de puissance *, le surhomme passe à la seconde étape de la transmutation ** des valeurs : la création de nouvelles valeurs.
* La volonté de puissance selon Zarathoustra est le dépassement de soi-même, la volonté, venue des forces inhérentes à tout être vivant, à toute chose, d'accéder à la souveraineté.
** Transmutation : changement de nature inspiré de l'alchimie et par lequel le « oui » prend la place du « non ».
5
« Malheur ! Le temps viendra du plus méprisable des hommes, de l'homme qui ne peut plus lui-même se mépriser.
« Voici ! Je vous montre le dernier homme.
[…]
« Nous avons inventé le bonheur », disent les derniers hommes en clignant les yeux.
[…]
« Un peu de poison de temps en temps : cela donne des rêves agréables. Et beaucoup de poisons pour finir, cela donne une mort agréable.
[...]
« Point de pasteur et un seul troupeau ! Tous veulent la même chose. Tous sont égaux : qui pense autrement va de son plein gré à l'asile de fous.
[…]
Et ici s'achève le premier discours de Zarathoustra, celui qu'on appelle « Prologue » : car en cet endroit il fut interrompu par les cris et les transports de joie de la foule. « Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra, criaient-ils, rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te ferons cadeau du Surhomme ! » Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue. Zarathoustra fut attristé et il dit à son cœur :
« Ils ne me comprennent pas : je ne suis pas la bouche qu’il faut à ces oreilles. »
Plus bas que l'homme, le dernier homme : il ne comprend pas que « tout est permis » veut dire « tout est possible », il croit que cela lui donne tous les droits. Pour lui, si Dieu est mort, il n'y a plus ni devoir, ni loi, ni morale. Il confond l'immoralisme avec son désir d'immoralité.
Ainsi la mort de Dieu qui devrait amener une nouvelle morale, une nouvelle culture fondée sur une nouvelle exigence, peut conduire à la déchéance ultime, au nihilisme (au sens de dévalorisation du monde au nom d'un au-delà, dépréciation de cet au-delà, contrairement au nihilisme nietzschéen qui permet d'agir sans justification transcendante, et par la volonté de déclin, de révolte, de destruction des anciennes valeurs, inhérente à la volonté de construire de nouvelles valeurs).
Tous veulent la même chose : le désir mimétique produit le conflit.
Tout le monde se servait d'une même langue et des mêmes mots.
Genèse, XI, 1-9 – Babel (trad. Bible de Jérusalem)
6
Mais alors il advint quelque chose qui ferma toutes les bouches et rendit tous les yeux hagards. Car entre-temps le danseur de corde s’était mis à l’ouvrage : il était sorti par une petite porte et marchait sur la corde tendue entre les deux tours, au-dessus de la place et de la foule. Comme il avait fait la moitié du chemin, la petite porte se rouvrit et livra passage et un compère au costume bariolé, tel un bouffon, qui bondit et suivit à grands pas le premier.
[…]
… quand il ne fut plus qu’à un pas, il advint cette chose terrible qui ferma toutes les bouches et rendit tous les yeux hagards – il poussa un cri de démon et sauta par-dessus celui qui lui barrait le passage. Mais en voyant la victoire de son rival, le danseur perdit la tête et lâcha la corde...
[…]
[Il s'écrase aux pieds de Zarathoustra]
« Si tu dis la vérité, dit-il ensuite, je ne perdrai rien à perdre la vie. Je ne suis pas beaucoup plus qu’un animal à qui on a appris à danser en lui donnant des coups et de maigres bouchées. »
« Non pas, dit Zarathoustra, tu as fait du danger ton métier, il n’y a là rien de méprisable. Voici maintenant que ton métier te tue : pour cela, je t’enterrerai de mes propres mains. »
Sur la corde, il est impossible de s'arrêter, impossible de revenir en arrière, impossible de s'échapper. L'homme supérieur, dont le funambule est une figure, a bien compris le dépérissement des anciennes valeurs, mais il s'arrête en chemin, il reprend l'ancienne Loi en l'humanisant.
7
Alors Zarathoustra a fait aujourd’hui une belle pêche ! Ce n'est pas un homme qu'il a pris, mais un cadavre !
« Inquiétante est l'existence humaine, et toujours aussi dénuée de sens : un bouffon peut sceller son destin.
« Je veux enseigner aux hommes le sens de leur existence : qui est le Surhomme, l’éclair jailli du sombre nuage qu'est l'homme.
« Mais je suis encore loin d’eux et mon esprit ne parle pas à leurs sens. Pour eux, je tiens encore le milieu entre un fou et un cadavre. »
Qui pense autrement va de son plein gré à l'asile de fous. (Prologue, 5)
La vie n'est qu'un fantôme errant, un pauvre comédien
qui se pavane et s'agite durant son heure sur la scène
et qu'ensuite on n'entend plus ; c'est une histoire
dite par un idiot, pleine de fracas et de furie,
et qui ne signifie rien…
William Shakespeare, Macbeth, V, 5 (trad. François-Victor Hugo)
La foule ne veut pas entendre le discours de Zarathoustra : l'action et le danger lié à l'action.
8
Le bouffon et les fossoyeurs chassent Zarathoustra.
Les valeurs traditionnelles sont tombées si bas qu'il n'y a rien à regretter à leur mort, malgré le risque d'une déchéance encore plus profonde.
Au milieu des bois, pris par la faim, il s'arrête à une maison isolée.
Zarathoustra frappa à la porte de la maison. Un vieillard apparut ; il portait la lumière et demanda : « Qui vient vers moi et mon mauvais sommeil ? »
« Un vivant et un mort, dit Zarathoustra. Donnez-moi à boire et à manger. J’ai oublié de le faire pendant le jour. Celui qui nourrit l'affamé réconforte sa propre âme : ainsi parle la sagesse. »
Le vieux partit, mais revint aussitôt, et offrit à Zarathoustra du pain et du vin.
9
Zarathoustra dormit longtemps et non seulement l'aube mais le matin passa sur son visage. Enfin il ouvrit les yeux : étonné, Zarathoustra regarda la forêt et le silence, étonné il regarda en lui-même.
[...]
Mes yeux se sont ouverts : j’ai besoin de compagnons, de compagnons vivants, et non de morts et de cadavres que je porte avec moi où je veux.
[...]
Mes yeux se sont ouverts : ce n’est pas à la foule que parlera Zarathoustra, mais à des compagnons ! Zarathoustra ne sera pas le berger et le chien d’un troupeau !
[...]
Le peuple et le troupeau se fâcheront contre moi : les bergers traiteront Zarathoustra de brigand .
Je dis bergers, mais ils se nomment les bons et les justes. Je dis bergers, mais ils se nomment les croyants de la vraie foi.
Voyez les bons et les justes ! Qui haïssent-ils le plus ? Celui qui brise leurs tables de valeurs, le destructeur, le criminel – mais c’est celui-là qui crée.
[...]
Je ne serai pas berger, ni fossoyeur. Je ne veux même pas parler à la foule : pour la dernière fois j’ai parlé à un mort.
Je veux me joindre à ceux qui créent, récoltent et célèbrent leur fête : je leur montrerai l’arc-en-ciel et tous les escaliers qui montent vers le Surhomme.
10
Zarathoustra avait dit cela à son cœur quand le soleil était encore au zénith son midi : alors il leva les yeux et interrogea le ciel, car il avait entendu le cri perçant d’un oiseau. Et voici ! Un aigle décrivait dans les airs de larges cercles et un serpent était attaché à lui, non comme une proie, mais comme un ami : car il s'enroulait autour de son cou.
« Ce sont mes animaux ! dit Zarathoustra, et il se réjouit de tout son cœur.
[...]
« Que mes animaux me conduisent ! »
Quand Zarathoustra eut dit cela, il se souvint des paroles du saint dans la forêt, il soupira et parla à son cœur :
« Je souhaiterais être plus rusé ! Je souhaiterais être foncièrement rusé, comme mon serpent !
Mais je demande l’impossible : je prie donc ma fierté d'aller toujours de pair avec ma sagesse.
Et si ma sagesse m’abandonne un jour – hélas ! elle aime s’envoler ! – que ma fierté vole encore avec ma folie ! »
– Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.
Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups ; montrez-vous donc prudents comme les serpents et candides comme les colombes.
Mt, 10, 16 (trad. Bible de Jérusalem)
Le fond et la forme
L'ancienne culture – la culture occidentale – est fondamentalement rationaliste, jusque dans son écriture bien ordonnée. Nietzsche fondant une culture nouvelle et inventive l'annonce dans un style prophétique et poétique, riche de proverbes, d'aphorismes, d'allégories, de chants, de métaphores, de maximes, de parodies.
Au demeurant, le lyrisme ne néglige pas la rigueur.
« J'y [dans le texte de Nietzsche] remarquais je ne sais quelle intime alliance du lyrique et de l'analytique que nul encore n'avait aussi délibérément accomplie. [...] Dans le jeu de cette idéologie nourrie de musique, j'appréciais fort le mélange et l'usage très heureux de notions et de données d'origine savante. »
Quatre lettres de Paul Valéry [à Henri Albert] au sujet de Nietzsche, 1927
Dans Ecce Homo, Nietzsche se souvient de la spontanéité de l'inspiration : « On entend, on ne cherche pas. […] Une pensée vous illumine comme un éclair. »
Gaston Bachelard parle de l'écriture de Nietzsche dans L'air et les songes, Nietzsche et le psychisme ascensionnel, Librairie José Corti, 1943.
L'éternel retour
Le concept apparaît chez Héraclite (VIe siècle av. J.-C.) qui proclame le feu comme le principe même du monde.
« Ce monde a toujours été et il est et il sera un feu toujours vivant, s'alimentant avec mesure et s'éteignant avec mesure. »
Le feu connaît des fluctuations périodiques dues la Moïra, tantôt plus rare, tantôt plus dense, créant et détruisant le monde selon un retour éternel.
Dans le Prologue, 10, un aigle décrit de larges cercles : une figure de l'éternel retour – le mouvement circulaire de toute chose dans le temps circulaire, rejoignant la mystique du cercle et la notion d'impermanence de la sagesse bouddhiste.
En somme, nous possédons déjà la vie pleine et entière, éternelle, dans ce monde où nous agissons – comme on l'entend dans la Parole de l’Évangile...
Par l'éternel retour, le devenir est – puisqu'il est éternel. Moralement, je suis responsable de l'éternité dès que je suis responsable d'un instant. L'éternité signifie la fin du ressentiment.
Les discours de Zarathoustra
Autour d'un thème central, le surhomme (Prologue, 3), apparaissent les concepts fondamentaux de la pensée de Nietzsche :
– la transmutation du nihilisme comme dévalorisation du monde au nom d'un au-delà en nihilisme comme volonté de déclin, de révolte, de destruction de l'ancienne Loi, inhérente à la volonté de construction d'une nouvelle Loi (Prologue, 1, 2, 3, 4, 8, 9) ;
– la volonté de puissance (Prologue, 4, et Deuxième partie) : dans un premier sens, tendance profonde d'un être vivant ou d'une chose (un fait historique, …) à exister selon les forces qui l'animent ; pour Zarathoustra, dépassement de soi-même, volonté de transcender la puissance en plus de puissance, en pouvoir, en souveraineté ;
– l'éternel retour (Prologue, 10, et Troisième partie)
– le nihilisme comme dépréciation de ce monde et de l'au-delà, et comme tentative (tentation) de maintenir les valeurs traditionnelles en les fondant sur l'humain et non plus le divin (Prologue, 5, 6, et Quatrième partie).
QUATRIEME PARTIE
LE SIGNE
Mais le matin qui suivit cette nuit, Zarathoustra sauta de sa couche, se ceignit les reins et sortit de sa caverne, ardent et fort comme le soleil du matin au sortir de sombres montagnes.
Grand astre, dit-il, comme il avait parlé jadis, œil de bonheur profond, que serait tout ton bonheur, si tu n’avais pas ceux que tu éclaires !
[…]
Ainsi parla Zarathoustra ; mais alors il arriva qu’il se sentit soudain entouré comme si d'innombrables oiseaux voltigeaient autour de lui – cependant le bruissement de tant d’ailes et la foule autour de sa tête étaient si grands qu’il ferma les yeux. Et, en vérité, c'était comme un nuage qui tombait sur lui, comme une nuée de flèches se répandant sur un nouvel ennemi. Mais voici, ici c’était un nuage d’amour qui tombait sur un nouvel ami.
[…]
« Le signe vient », dit Zarathoustra et son cœur se transforma. Et en vérité, lorsqu’il fit clair devant lui, il vit à ses pieds une énorme bête jaune qui appuyait la tête contre ses genoux et ne voulait pas le quitter, tant elle l'aimait, et faisait comme un chien qui retrouve son vieux maître. Les colombes cependant n’étaient pas moins empressées que le lion dans leur amour et chaque fois qu’une colombe frôlait de ses ailes le nez du lion, le lion secouait la tête, s'étonnait, et riait.
[…]
Allons ! Le lion est venu, mes enfants sont proches, Zarathoustra a mûri, mon heure est venue : –
Voici monmatin, ma journée commence : lève-toi maintenant, lève-toi, grand midi ! – Ainsi parla Zarathoustra et il quitta sa caverne ardent et fort comme un soleil du matin au sortir de sombres montagnes.
* * *
Les extraits de Ainsi parlait Zarathoustra sont donnés dans la traduction de Marthe Robert, CFL, 1958

Michel Onfray, 2012 – Friedrich Nietzsche, studio Gebrüder Siebe, Leipzig, 1869
Ainsi parlait Zarathoustra est, Nietzsche l'a suffisamment dit, "un livre pour tous et pour personne". Longtemps, il est resté un livre pour personne - ou si peu de lecteurs.
[…]
Ce livre dont Nietzsche affirmait qu'il était "le vestibule de (s)a philosophie" est un temple païen crypté et quiconque ne dispose pas des codes se perd dans ce labyrinthe. Il faut le méditer longuement, "ruminer", pour le dire avec un mot du philosophe lui-même, s'en imprégner, vivre avec au long cours et, un jour, parce qu'on l'aura mérité, avec force patience intellectuelle, on découvre le fil d'Ariane.
[…]
Pendant la Seconde Guerre mondiale, des Français patriotards font du surhomme un surboche... Quelques commentateurs estampillés par l'institution philosophante contribuent à propager encore aujourd'hui ce genre de boniments. Jamais malentendu ne fut plus grand à propos d'un livre de philosophie.
[…]
N'entrons pas dans le détail polémique, mais la haine qu'avait Nietzsche de l'État, son mépris des médiocres qui font carrière dans la politique, sa détestation des antisémites doublée d'un éloge du génie juif, sa lutte perpétuelle contre le ressentiment qui est le moteur du national-socialisme, son combat contre l'idéal ascétique paulinien consubstantiel à tout fascisme témoignent contre un usage de Nietzsche à des fins de justification du régime hitlérien.
[…]
La responsabilité du mésusage de Nietzsche en revient d'abord à Elisabeth Förster-Nietzsche, sa soeur. [...] On doit à cette vipère la constitution d'un faux livre, La volonté de puissance, un collage de textes qu'elle récrivit dans le but militant de montrer que son frère philosophe aurait soutenu les aventures fascistes...
[…]
Qui est Zarathoustra ? Le prophète du surhomme. Quel est son message ? Il annonce la mort de Dieu, le ciel vide de toute idole, la terre devenue le seul espace pour une vie surhumaine ; il enseigne les pleins pouvoirs du vouloir vers la puissance, autrement dit de la force qui, dans la vie, veut la vie ; conséquemment, il affirme l'inexistence du libre arbitre ; il professe l'éternel retour de ce qui est, et cela, à l'identique : nous vivons ce que nous avons déjà vécu et nous le vivrons éternellement dans les mêmes formes ; il invite à savoir ces vérités et à les aimer, amor fati, autrement dit : aime ton destin.
Michel Onfray, Faire la révolution avec Nietzsche
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Hans Hildenbrand, Editions Kimé, 2012
Pierre Héber-Suffrin, Lecture d'Ainsi parlait Zarathoustra, quatre tomes, Editions Kimé, 2012 –
– De la vertu sommeil à la vertu éveil ; A la recherche d'un sauveteur ;Penser, vouloir et dire l'éternel retour ; Au secours des hommes supérieurs
Pierre Héber-Suffrin, Le Zarathoustra de Nietzsche, PUF, 1988

- cliquer sur l'image pour écouter des morceaux choisis (Bibliothèque > Philosophie > Nietzsche)
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, lecture : Olivier Gaiffe – trad. Henri Albert, 1898
Nietzsche a été évoqué ici, à propos de la musique selon Michel Onfray :
Michel Onfray avec Jean-Yves Clément, La raison des sortilèges – Entretiens sur la musique