Michel Onfray avec Jean-Yves Clément, La raison des sortilèges – Entretiens sur la musique, Editions Autrement, 2013
La musique selon Onfray, ce sont d'abord les musiciens qu'il écoute :
Satie, Chostakovitch, Bach – Jésus que ma joie demeure, Concerto italien interprété par Gould, Schubert, Mahler – un Thoreau musicien, Berlioz, Nietzsche, Eric Tanguy (compositeur originaire de Caen, auteur d’œuvres sur des textes de Michel Onfray), Boulez, Dutilleux, Xenakis « que je place au plus haut », Philippe Hurel, Gérard Grisey, Bruno Mantovani, Philip Glass, John Adams, Steve Reich, François Dufaut, Nicolas Hotman, Jean Lacquemant dit Dubuisson, Marin Marais, Sainte-Colombe, Schubert – Quintette pour deux violoncelles, Trio opus 100, Lieder et notamment Le Voyage d'hiver, Wagner... Stravinsky – Le Sacre du printemps, « coup de génie de 1913 », Scriabine, Ravel – Boléro, Luigi Russolo – un futuriste italien, fondateur du bruitisme en 1913, Schönberg – un nitzschéen, Pierre Thilloy – dont on ne peut entendre les œuvres.
Où sont les femmes compositeurs dans le passé ? Aujourd'hui, elles sont très peu.
Au-delà d'une différence d'éducation, qui tend seulement à s'estomper, et de la domination sociale des hommes, dont les femmes font encore les frais, on peut chercher du côté d'une différence ontologique. Les hommes sont plus souvent animés par une pulsion de mort : corrida, guerre, crime, meurtre – les femmes constituent moins de 4% de la population carcérale, chasse, pêche... Les femmes répondent plutôt à une pulsion de vie.
« Elles n'ont pas forcément besoin des hochets qui amusent les hommes. »
Michel Onfray dit son goût particulier pour le XIXe siècle : les paysages de C. D. Friedrich, le rêve communiste planétaire de Marx, les socialistes utopiques.
Il cite les philosophes qui ont, selon lui, le mieux parlé de la musique :
Jankélévitch, Rousseau, Schopenhauer, Clément Rosset, Adorno « la matérialité de l'art ici et maintenant », Eduard Hanslick – Du beau dans la musique, 1854, un précurseur tenant de l'hypothèse que la musique n'exprime rien.
Il n'attend rien de l'enseignement et de l’Éducation nationale : « l'école fabrique des rouages pour la machine sociale. […] A quoi bon des poètes et des musiciens dans un monde qui se prosterne sans cesse devant le veau d'or ? »
Un air de pipeau, une dictée musicale, une note... sur le bulletin...
Berlioz et Debussy.
Berlioz trace un sillon hédoniste, vers Varèse, Xenakis ; Debussy, un sillon ascétique, en augmentant le silence, vers Webern, Cage.
Messiaen vient des deux.
« La modernité dominante, officielle, institutionnelle, s'est faite dans le sens de la raréfaction : raréfaction du sens avec Joyce, raréfaction du personnage et de l'intrigue avec le Nouveau Roman, raréfaction de la peinture avec le carré blanc sur fond blanc de Malévitch […], raréfaction de l'image avec parfois leur disparition dans le cinéma, je songe à Hurlements en faveur de Sade, de Guy Debord, soixante-quatre minutes d'écran blanc..., raréfaction de l'aliment dans l'assiette de la Nouvelle Cuisine, raréfaction du son dans la musique, donc, jusqu'au silence avec Cage, assassinat de l'image et des collisions de l'imaginaire dans la poésie lettriste d'Isou, raréfaction généralisée...
[…]
Une immense aspiration nihiliste vers le silence, le rien, le néant, la disparition... Triomphes des prophètes de ce rien devenu tout : Baudrillard, Virilio... »
Une autre modernité est là : profusion, abondance, Céline, Cobra, la Nouvelle Vague, Philippe Jaccottet...
La musique, écoutons-la. La musique ne raconte rien, ou seulement pour une musique délibérément narrative, elle n'exprime rien, ni elle-même ni le monde.
« Elle ne se dit pas, elle ne dit rien, elle est l'une des modalités du monde. […] La musique est un monde dans le monde, mais elle ne dit pas ce monde, ce qui supposerait une extériorité à son endroit. Or elle constitue ce monde. Schopenhauer aura peut-être le plus et le mieux approché cette saisie d'un monde dans le monde qui n'exprime pas le monde. »
« Le Beau n'est plus une notion possible ou pensable depuis la mort de Dieu qui a entraîné celle du Beau, du Bien, du Juste, du Vrai et autres idoles majuscules. »
Lors de son exil à New York, Duchamp a emporté L'Unique et sa propriété de Stirner et Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche.
« La musique est – comme modalité voulue du réel sonore. […] La musique est un bruit volontaire. »
« Et l'on retrouve Stravinski : la musique ne dit pas la musique, elle ne dit rien, elle est. »
Contre les musicologues – « la musicologie est à la musique ce que la gynécologie est à l'amour », Michel Onfray défend une écoute subjective de mélomane, un jugement de goût d'amateur, au sens étymologique, au gré des humeurs changeantes – auxquelles échappent Bach, Palestrina, Mozart, Mendelssohn, Chopin : le perspectivisme des sophistes contre la Vérité platonicienne.
Des choses cachées depuis la composition des Psaumes, au moins : une scène primitive.
« Le christianisme, ridicule sur ce sujet comme sur tant d'autres, a tenu la voix pour l'instrument du diable, de la séduction au sens étymologique : la voix écarte du droit chemin.
[…]
Dans notre civilisation chrétienne, les Pères de l’Église ont été nombreux à refuser le chant, trop hédoniste, pour célébrer Dieu.
[…]
La voix de femme, voilà l'ennemie, la voix de la séduction, la voix libidinale, la voix du péché, la voix de l'érotisme, la voix du corps, la voix de la matière... »
[…]
Je me souviens, à Bordeaux, d'un concert de Cecilia Bartoli dont chaque respiration profonde faisait gonfler la poitrine et pigeonner le corsage. Ses seins menaçaient de déborder le bustier à chacune de ses respirations. Elle ouvrait immensément la bouche pour avaler goulûment l'air. Elle écartait les bras, pompait l'oxygène comme un animal insatiable. Elle faisait ensuite sortir de son ventre, de son bas-ventre qui bougeait en même temps, un chant qui faisait vibrer la totalité du théâtre, les fauteuils et ceux qui s'y trouvaient, les velours et les ors, le plafond... Les vibrations pénétraient alors l'intimité de chaque auditeur. Le corps entier des cinq cents personnes présentes subissait la loi de cette petite femme transformée en sirène, en sorcière, en magicienne, en fée... Philippe Sollers qui était là jouissait comme un enfant, oscène à souhait, sans souci du public (ou alors : n'ayant de souci que de s'exhiber en public...), exhibant sa jouissance régressive avec de bruyantes onomatopées... On assistait là à une scène primitive jouée par un fœtus rapportant sa jouissance primitive dans les premiers rangs du théâtre de sa ville natale... »
Contre la recherche du plaisir, « la haine chrétienne de la polyphonie ».
La Messe, suite de pièces musicales accompagnant la parole et l'eucharistie, est à l'origine purement vocale et composée en chant grégorien, un répertoire liturgique illustré dans le style musical du plain chant, monodique, que l'on retrouve dans les rites hébreux, musulmans ou bouddhistes.
Ainsi parlait Zarathoustra est « un chef-d'oeuvre musical comme une monodie grégorienne », selon Michel Onfray.
La polyphonie apparaît vraisemblablement au IXe siècle. Le chant du soliste est soutenu par une voix de basse, un bourdon. Cette polyphonie ancienne est dissonante – et en cela, pour nous, moderne.
Le philosophe Jean Scot Érigène, un clerc irlandais venu à la cour de Charles le Chauve dans les premières décennies du IXe siècle, parle d’une musique à plusieurs parties, dans son ouvrage De divisione naturae. Il est considéré comme un libre penseur, notamment du fait de son De divina praedestinatione, où le péché et l'enfer sont comme des fables.
Chants de l’Église de Rome, VIe-XIIIe siècles, Ensemble Organum, Marcel Pérès, Zig Zag Territoires, 2008 – Messe de minuit, Offertoire, Letentur celi et exultet terra
Chants de l'Église de Rome, VIe-XIIIe siècles, Ensemble Organum, Marcel Pérès, Zig Zag Territoires, 2008 – Messe du jour, Introït, Puer narus est nobis
L'odore della tonaca.
Vous souvenez-vous de vos premiers chocs littéraires (en tant que lecteur) ?
Oui, bien sûr. J'avais dix ans, j'étais dans un orphelinat, j'ai lu Le vieil homme et la mer d'Hemingway et j'ai découvert ce jour qu'en ouvrant les pages d'un livre, la puanteur d'une pension de garçons et de prêtres pédophiles peut laisser la place aux odeurs d'embruns du grand large...
Michel Onfray a connu des prêtres pédophiles, il parle d'expérience, il a beaucoup souffert, et il le rappelle dans tous ses essais, de l'orphelinat où ses parents l'ont envoyé pendant plusieurs années.
Écoutons une fois encore la Messe de Tournai, datée du XIVe siècle, ou le Requiem composé par Johannes Ockeghem, probablement en 1461 pour l'enterrement de Charles VII, ou la cantate de Jean-Sébastien Bach, Jésus que ma joie demeure.
Ensuite, foin du sillon pieux !
Marche de la 4e brigade de partisans, Albanie, 1944-1990
Enver Hoxhoa et ses partisans ont créé un musée de l'athéisme à Shkodra, dans le Nord de l'Albanie où la religion catholique était majoritaire avant novembre 1944.
一代又一代,我們沒有忘記毛主席的恩情
Génération après génération nous n'avons pas oublié la gentillesse du président Mao, au temps de la grande révolution culturelle prolétarienne, Chine, 1966-1968
La Chine connaît également et fort heureusement des musiques célestes.
Freud, le retour.
Michel Onfray, crépusculaire, à notre grande joie
« Freud a sciemment menti, inventé des cas, travesti des faits, détruit des traces, racheté des correspondances pour les détruire, supprimer tout ce qui n'entrait pas dans la légende qu'il a construite sciemment dès le début de son apostolat.
[…]
Le plus grave est la falsification des résultats qui masque la vérité la plus cruelle : la psychanalyse ne soigne pas, elle n'a jamais permis à Freud, contrairement à ce qu'il a écrité, publié, dit, proclamé, de guérir un seul des cas dont il a annoncé la résolution. Le fameux homme aux loups, par exemple, a été analysé par Freud, mais aussi par une dizaine d'autres analystes et ce pendant près de soixante-dix ans, sans jamais enregistrer un seul bénéfice.
[…]
De Nietzsche, il dit ne pas l'avoir lu pour éviter de trouver chez un autre ce qu'il savait se trouver déjà chez lui ! Extraordinaire : il ne l'a pas lu, il ignore donc ce qu'on peut trouver en le lisant, mais il s'interdit cette lecture pour ne pas trouver chez un tiers ce qui est chez lui, pas mal, non ? »
Quand Michel Onfray parle de fraternité, de laïcité, de paix aux hommes de bonne volonté.
Bourdin direct : Michel Onfray, BFMTv, 24 mai 2013
La veille, il était à la Grande Loge Nationale Française où l'on jure sa foi en Dieu à l'entrée !
A venir : une page sur Nietzsche compositeur, une autre sur Zarathoustra, « grand opéra wagnérien sans musique », et encore... Vinteuil, Scriabine, Dutilleux... et Thoreau...
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DOCUMENTS
Jean Scot Érigène
Philosophe irlandais, le seul philosophe « de génie » en Occident entre Boèce et Anselme de Cantorbéry. Jean Scot naquit en Irlande (Eriu-gena = Scottus) au cours des premières décennies du IXe siècle. Il fit carrière à la cour de Charles le Chauve, en enseignant les arts libéraux à l’école du palais.
En 851, à la demande des évêques de Reims et de Laon, il écrivait le De diuina praedestinationecontre la thèse de Godescalc selon laquelle il y aurait une double prédestination, celle des élus au repos éternel et celle des réprouvés à la mort. Jean Scot se chargeait de prouver, à l’aide de la dialectique, que cette thèse est logiquement et ontologiquement inconsistante. Il réduisait l’augustinisme de la prédestination par l’augustinisme de la simplicité divine qui implique l’identité, en Dieu, de l’être et du vouloir. Il commençait (chap. 1) par professer l’identité de la vraie philosophie et de la vraie religion. B. Hauréau voyait là un signe de libre pensée. En réalité, J. Scot ne faisait que citer saint Augustin, De vera religione, 5, 8. Son audace n’était pas là, mais dans la réduction qu’il opérait immédiatement de la philosophie à la dialectique et aux quatre voies nécessaires pour résoudre tout problème : diairetikè, oristikè, apodeiktikè, analytikè. Ce sont les dialektikai methodoi des commentateurs alexandrins d’Aristote.
Après cette première œuvre, qui n’eut pas l’heur de plaire aux théologiens, mais qui n’en manifeste pas moins déjà la vigueur de sa réflexion, J. Scot revint à ses occupations coutumières en rédigeant un commentaire du De nuptiis Philologiae et Mercurii de Martianus Capella. Vers 860, à la demande de Charles le Chauve, il se mit à traduire les œuvres du Pseudo-Denys l’Aréopagite, puis celles de Maxime le Confesseur et le traité de Grégoire de Nysse sur la création de l’homme (De imagine). Il doubla ainsi sa culture latine et son information doctrinale, principalement augustinienne, d’une connaissance approfondie, exceptionnelle à son époque, de la littérature patristique grecque. Sans avoir eu accès aux œuvres de la tradition platonicienne, sauf le Timée dans la traduction de Calcidius, il fut le premier à mettre en œuvre la « loi des platonismes communicants », comme disait E. Gilson, en synthétisant de manière originale l’augustinisme et le dionysisme.
La nouvelle dynamique doctrinale, acquise à la fréquentation des Pères grecs, permettait à J. Scot d’écrire, vers 865, son chef-d’œuvre, communément appelé De divisione naturae, mais dont le titre original est Periphyseon. La structure formelle en est régie par la division quadripartite : 1) Nature qui crée et n’est pas créée : Dieu comme principe de tout ce qui est et de tout ce qui n’est pas 2) Nature qui est créée et qui crée : causes primordiales de toutes choses, créées dans l’acte même de la génération du Verbe, mais non coessentielles à Dieu 3) Nature qui est créée et qui ne crée pas : les créatures invisibles (spirituelles) et visibles (matérielles) qui sont, suivant leurs rangs dans la hiérarchie de l’être, les diverses manifestations de Dieu (théophanies) 4) Nature qui ne crée pas et n’est pas créée : Dieu comme fin ultime, qui attire et ramène à lui la création tout entière. Mais en deçà de cette structure s’exerce le double mouvement fondamental de la procession (proodos, exitus) et de la conversion (épistrophè, reditus), que J. Scot hérite de la tradition néo-platonicienne par l’intermédiaire du Pseudo-Denys, et selon lequel s’opèrent la multiplication théophanique des êtres et leur réunification en Dieu. À ce double mouvement correspondent les deux termes que J. Scot retient désormais des « méthodes dialectiques » : la diairetikè (divisio, productio) et l’analytikè (resolutio, reductio), qui définissent et constituent la réalité dialectique de l’univers dialectique qui est ontogonique et théogonique, puisque Dieu comme principe (Nature 1) se crée lui-même dans les êtres créés qui le manifestent et puisque tout se réunifie en Dieu comme fin (Nature 4). Cette théophanie universelle n’autorise pourtant pas à parler de Dieu au sens propre (proprie), pas plus qu’elle ne favorise le panthéisme. Dieu en son essence demeure radicalement insaisissable et ineffable il réclame la célébration de la théologie négative, dans la tradition dionysienne et néo-platonicienne.
Mais il serait fallacieux de confiner la pensée érigénienne dans la philosophie au sens étroit qui l’oppose à la théologie. L’entreprise de J. Scot, comme celles d’Augustin et d’Anselme de Cantorbéry, est bien d’intelligence de la foi chrétienne il s’agit pour lui d’accomplir l’identité de la vraie religion et de la vraie philosophie, par l’application de la raison droite au donné de l’autorité vraie, entre lesquelles il ne saurait y avoir d’opposition, puisqu’elles découlent d’une source unique, la sagesse de Dieu. C’est en ce sens que l’œuvre de J. Scot est « une exégèse philosophique de l’Écriture sainte » (E. Gilson), spécialement des premiers chapitres de la Genèse (Hexaemeron, semaine de la création). C’est pourquoi également aux notions de procession et de conversion sont étroitement liées celles du péché d’Adam et du salut dans le Christ.
Après le Periphyseon, J. Scot rédigea un commentaire de la Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys, l'Homélie sur le prologue de l’Évangile de Jean, et le commentaire de cet Évangile, qui est inachevé, peut-être interrompu par la mort. On ne sait rien des dernières années de J. Scot.
Le Periphyseon exerça une importante influence sur la théologie jusqu’à la fin du xiie siècle mais les thèses « panthéistes » d’Amaury de Bène ou de ses disciples en amenèrent la condamnation par le Concile de Paris de 1210 et par le pape Honorius III en 1225, qui interdit de le lire sous peine d’excommunication. Les traductions et le commentaire des œuvres du Pseudo-Denys ont, en revanche, fait autorité durant tout le Moyen Âge. Au xixe siècle, la doctrine érigénienne fut particulièrement prisée par les idéalistes allemands. Actuellement les études érigéniennes sont en plein essor, comme en témoignent les trois colloques internationaux qui ont eu lieu en moins de dix ans.
Goulven Madec (prêtre assomptionniste)
Érigène, De la division de la nature, Periphyseon, PUF, Épiméthée, 2009
Dans ce livre V du Periphyseonconsacré à l’eschatologie, Érigène examine la quatrième division de la Nature (la Nature qui ne crée pas et qui n’est pas créée, le Dieu-Fin, auquel retourneront nécessairement tous les étants qui ont procédé du Dieu-Principe). En régime néoplatonicien, la procession implique une conversion qui compense l’écart avec l’origine : les divisions de la Nature postulent donc l’unification des natures sensibles et intelligibles.
Dans le langage de la « divisio Naturae », cela signifie que tous les effets issus de la troisième division de la Nature (les coordonnées de l’espace-temps) passeront dans les causes primordiales structurant la deuxième division de la Nature, qui à leur tour passeront dans le Dieu-Principe et Fin. Car le niveau supérieur absorbe le niveau inférieur. En ce qui concerne le composé humain, le corps sera absorbé dans l’âme et l’âme absorbée dans l’intellect.
Jean Scot considère le Verbe divin comme Fin du retour de toutes les natures créées, car c’est en Lui que s’opère l’unification des natures, et il est aussi le prototype de la résurrection générale, qui marquera l’abolition du mal, accident, qui n’affecte en rien l’intégrité substantielle de la nature humaine, dont les composantes restent incorruptibles.
L’auteur du Periphyseon se livre à une critique de la mythologie biblique de l’Enfer. Seule la conscience malheureuse pâtira et c’est exclusivement en cela que consistera la damnation. Lors de la résurrection générale, tous les hommes ressusciteront dans leurs corps spirituels soustraits à la dualité des sexes, à la matérialité, à la corruptibilité, et à toute insertion dans des contextes spatio-temporels. Le temps et l’espace cesseront de circonscrire le cosmos, qui sera transfiguré en Dieu. C’est alors que Dieu sera tout en tous. Les élus entameront une ascension infinie vers le Dieu invisible et inconnaissable, qui se rendra visible et connaissable dans des théophanies toujours plus transparentes, et leur accordera la déification.
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Théodor Gérold, Les Pères de l'Église et la musique, F. Alcan, 1931
« Il me semble à moi que cet homme de Thrace (Orphée) et le Thébain (Amphion) et celui de Methymée (Arion) n'ont pas été des hommes, mais des trompeurs qui, sous le prétexte de musique, ont rendu la vie plus mauvaise et qui, étant au service des démons, ont par un enchantement artistique... conduit les hommes vers les idoles. La belle liberté dont jouissaient ceux qui habitaient sous le ciel, ils l'ont, par leurs odes et épodes, converti en esclavage. Ce n'est pas ainsi qu'est mon chanteur. Il a été envoyé pour détruire l'amère servitude des démons tyraniques... Le seul de tous ceux qui ont existé, il a dompté les bêtes les plus sauvages, les hommes : celles qui ont des ailes — les hommes légers ; les animaux rampants — les trompeurs ; les lions — les coléreux ; les cochons — les licencieux ; les loups — ceux pleins de rapine... Vois le nouveau chant, comme il a été puissant ! des pierres et des bêtes sauvages il a fait des hommes. Ceux qui auparavant étaient comme morts, ceux qui n'avaient aucune part à la véritable existence, reprirent de la vie dès qu'ils entendirent ce chant. » (1)
Dans son langage imagé et vivement coloré Clément d'Alexandrie met ainsi en opposition les effets malfaisants des anciens mythes propagateurs de l'idolâtrie, et la bienfaisante et seule vivifiante action du Verbe de Dieu. Mais cetté page allégorique reflète aussi les opinions des Docteurs de l’Église sur l'utilité des chants chrétiens et les résultats salutaires qui en découlent vis-à-vis de la musique profane. On retrouve dans les fréquentes énumérations des bienfaits de la psalmodie les idées émises par Clément sur les effets de la parole divine, les chants religieux étant considérés comme de puissants moyens d'actions sur les âmes des fidèles.
Aux mélodies profanes on oppose le plus souvent le chant des psaumes, mais certains auteurs s'expriment d'une façon plus générale, ainsi Diodore de Tarse qui dans l'ouvrage connu sous le titre de Quaestiones et responsiones ad orthodoxos (composé vers 370) écrit: « Le cantique éveille dans l'âme un ardent désir pour le contenu du morceau chanté ; il calme les passions suscitées par la chair ; il éloigné les mauvaises pensées qui nous ont été suggérées par des ennemis invisibles ; il inonde l'âme pour qu'elle soit féconde et rapporte divers bons fruits; il rend ceux qui combattent avec piété aptes à supporter les épreuves les plus terribles ; il est pour toutes les personnes pieuses mi remède contre les maux de la vie terrestre. L'apôtre Paul dénomme le cantique « glaive de l'esprit », parce qu'il donne une arme aux pieux combattants contre les . esprits invisibles ; car la « parole de Dieu », quand elle occupe l'esprit, qu'elle est chantée et énoncée, peut chasser les démons. Tout cela procure à l'âme la faculté de se perfectionner dans toutes les vertus et est donné aux personnes pieuses par les chants ecclésiastiques.» (2)
Basile préconise plus spécialement la psalmodie : « Le psaume est la tranquillité de l'âme, l'arbitre de la paix, calmant les pensées tumultueuses et turbulentes. Il donne le repos à l'âme agitée, il assagit l'homme dissolu. Le psaume est le soutien de l'amitié, le trait d'union pour ceux qui sont désunis, le moyen de réconciliation entre ennemis. Car qui pourrait encore considérer quelqu'un comme ennemi après avoir une fois envoyé sa voix vers Dieu avec lui ? La psalmodie procure donc le plus grand des biens, l'amour.» Mais le psaume a encore bien d'autres vertus. « Le psaume chasse les démons et attire l'aide des anges. C'est une arme contre les craintes nocturnes et un repos dans les fatigues du jour ; c'est une aide pour ceux qui sont encore faibles d'esprit, un ornement pour ceux qui sont encore dans la fleur de la jeunesse, une consolation pour les plus vieux, la parure la plus séante aux femmes. La psalmodie peuple les déserts, donne aux marchés un caractère sérieux. Pour les débutants c'est un commencement, pour ceux qui sont plus avancés un moyen de progresser, pour ceux qui sont déjà fermes, un soutien. C'est la voix de l’Église. Le psaume rend les fêtes joyeuses, il donne au deuil le caractère qui lui convient selon Dieu. Le psaume peut même faire sortir des larmes d'un cœur de pierre. Il est l’œuvre des anges, la conversation céleste, l'encens spirituel ».... (3).
Saint Ambroise développe les mêmes idées et il semble même qu'il se soit inspiré du texte de Basile. « Le psaume calme la colère, délivre des soucis, allège la tristesse ; dans la nuit, c'est une arme, dans le jour, une règle de conduite ; un bouclier dans les moments de peur, un soutien de la sainteté, une image de la tranquillité ; un gage de paix et de concorde ; de même que la cithare qui, avec plusieurs sons divers et de différente sorte ne produit qu'une seule mélopée. » (4)
Reprenant cette dernière image, il dit, un peu plus loin : « Les cordes de la cithare sont différentes entre elles, mais il y a concordance unique. Dans ces quelques cordes les doigts du virtuose se trompent assez souvent, l'esprit divin artiste (spiritus artifex) ne saurait faire d'erreur. »
Ensuite, pourtant, il donne une définition du rôle du psaume, qui est intéressante à noter : « Certat in psalmo doctrina cum gratia simul. Cantatur ad dilectionem, discitur ad eruditionem. » Il y a deux éléments dans la psalmodie : d'une part elle nous donne une jouissance agréable, de l'autre elle contribue à notre instruction. Et Saint Ambroise, s'appuyant sans doute sur des expériences personnelles ajoute: « les préceptes inculqués avec violence ne de-meurent pas ; mais ce que tu auras appris d'une façon agréable, ne disparaîtra plus, une fois bien introduit dans l'esprit. » (5)
Quoique s'inspirant, comme nous l'avons dit, de théories déjà émises avant lui, Saint Ambroise sait ajouter à ces doctrines une note originale. D'autres se sont contentés de résumer ce qui avait été énoncé avant eux. Un passage d'un ouvrage de Proclus, patriarche de Constantinople, pourra servir d'exemple d'une de ces énumérations schématiques, indiquant les influences de la psalmodie tant sur le corps que sur l'âme de celui qui la pratique (6) : « La psalmodie est toujours une source de salut (Σωτήφιος άεί ή ψαλμωδία) sa mélodie calme les passions ; ce qu'est la faucille contre les buissons d'épine, le psaume l'est contre la tristesse. Car le psaume, quand il est chanté (Ψαλμός μελωδούμενος), supprime la dépression de l'âme, détruit la douleur par la racine, atténue les passions, sèche les larmes, chasse les soucis, console ceux qui sont en affliction, pousse les pécheurs à la repentance, incite à la piété, peuple les déserts, donne de la sagesse aux citoyens des villes, fonde des monastères, provoque la virginité, enseigne la douceur, prêche l'amour, célèbre la charité, exhorte à la patience, élève l'âme vers le ciel, donne de la fermeté à l’Église, sanctifie le prêtre, bannit les mauvais démons, prédit l'avenir, initie aux mystères, enseigne la Trinité. »
On remarquera qu'au début de ce long passage, où sont énumérés, un peu pêle-mêle, les effets bienfaisants de la psalmodie sur la vie religieuse et morale, la vie civique et les institutions ecclésiastiques, l'auteur insiste particulièrement sur la mélodie. Ce n'est pas la simple lecture ou récitation des psaumes qui a des résultats si heureux, c'est le chant.
Nicète, évêque de Trèves au VIe siècle, après avoir démontré l'utilité des psaumes pour les enfants, les femmes, les jeunes gens, les vieil. lards, continue ainsi : « Dominus itaque Deus noster per David servum confecit potionem quae dulcis esset gustu per cantionem (7). »
Cassiodore, un peu plus tard, vantera également les vertus de la psalmodie (dans la préface`aux psaumes) « Psalini sunt denique, qui nobis gratas esse faciunt vigilias ; quando silenti nocte psallentibus choris humana vox erumpit_in musicam, verbisque arte modulatis ad ilium redire facit, a quo pro salute humani generis divinum venit eloquium. Cantus est qui sures oblectat et animas instruit ; fit vox una psallentium et cum angelis Dei, quos audire non possumus, laudum verba miscemus. »
L'idée que les chœurs des anges se mêlent au chant des fidèles se rencontre aussi chez les Pères des églises d'Orient (8) ; elle semble aussi déjà se trouver dans de très anciennes liturgies. Le culte terrestre idéal est celui qui correspond le mieux à celui qu'observent les anges. (9)
La mélodie n'avait naturellement pas la même importance que les paroles. Celles-ci étaient l'essentiel ; c'était par elles que se répandait l'évangile de Dieu, la mélodie n'était qu'un moyen, souvent très important, de faciliter la propagation et la compréhension du texte biblique. Quelques chefs de communautés voyaient même un certain danger dans le chant. Chrysostome fait bien remarquer que David ne chante pas ses psaumes pour donner du plaisir et de l'agrément à nos oreilles, mais pour réjouir l'âme et lui être utile (10).
Athanase insiste sur la nécessité d'établir une harmonie entre les paroles, la mélodie et le rythme de l'âme et de l'esprit. Ceux qui chantent ainsi font du bien non seulement à eux-mêmes mais aussi à ceux qui les écoutent (11).
Saint Augustin avoue qu'il éprouve toujours encore du plaisir à entendre les mélodies qui animent la parole de Dieu chantées par une belle voix bien conduite. e Cependant, dit-il, je crains parfois de leur faire plus d'honneur qu'il ne convient, lorsque je remarque que nos âmes sont poussées avec plus de ferveur et d'ardeur à la piété par ces mélodies, quand elles sont chantées ainsi que dans le cas contraire. » (12) Se rappelant combien lui-même a été ému par des chants bien exécutés, il en reconnaît pleinement l'utilité pour l’Église. « Et pourtant, ajoute-t-il, quand il m'arrive d'être plus ému par le chant que par les paroles qu'il accompagne, je con-fesse que je me suis rendu coupable d'un grave péché. »
Il est très compréhensible que les chefs des diverses communautés aient cherché à établir, par des règles, les limites dans lesquelles le chant liturgique pouvait se mouvoir, et à donner des instructions tant aux prêtres qu'aux fidèles, afin d'éviter les excès de toute sorte.
1. Protrept. I, 2.
2. Voir Ad. Harnack,Diodor von Tarsus dans Texte u. Untersuchunges sur Gesclrichte d. altchristl. Litiratur, Neue Folge, VI. Bd., 4. Heft, Leipzig, 1901, p. zz8.
3. Homil. I in ps. (Migne, 29, COl. 212-13).
4. Enarr. in XII ps. Davidicos (Migne, XIV,9os et s.).
5. « Cantatur ad dilectionem, discitur ad eruditionem. Nam violentiora praecepta non permanent : quod autem cum suavitate perceperis, id, infusum semel praecordiis, non consuevit elabi. » Basile avait exprimé la même idée Homil. in ps. I.) ; Ambroise se l'est peut-être appropriée, en ayant reconnu la justesse.
6. Orat. de incarnat. Dons. 2, i (Migne P. gr., 65, col. 692).
7. Gerbert, Scriptores I, p. lo b.
8. Chrysostome, In ps. 7 : « άγγελοτ περιχορεύουσι τους ήμετέρους » cf. aussi Basile, El. II, 2, 2-
9. Wetter, Altchristl. Ltturgien, Gôttingen 1921, p. 6, 22.
10. In ps. 100, 1.
11. Epist. ad Marcell. (Migne, P. gr. 27, col. 39).
12. Conf. d. X, ch. 33. «Aliquando plus mihi videor honoris eis tribuere quam decet, dum ipsis sanctis dictis religiosius et ardentius sentio moveri animos nostros in fiammam pietatis, cum ita cantantur, quam si non ita cantarentur. »