Jules Barbey d’Aurevilly, Le Chevalier Des Touches, 1863, édition Le club français du livre, 1963
Nadar, Jules Barbey d’Aurevilly, 1860-1865
C’était vers les dernières années de la Restauration. La demie de huit heures, comme on dit dans l’Ouest, venait de sonner au clocher, pointu comme une aiguille et vitré comme une lanterne, de l’aristocratique petite ville de Valognes.
Le bruit de deux sabots traînants, que la terreur ou le mauvais temps semblaient hâter dans leur marche mal assurée, troublait seul le silence de la place des Capucins, déserte et morne alors, comme la lande du Gibet elle-même. Tous ceux qui connaissent le pays, n’ignorent pas que la lande du Gibet, ainsi appelée parce qu’on y pendait autrefois, est un terrain, qui fut longtemps abandonné, à droite de la route qui va de Valognes à Saint-Sauveur-le-Vicomte, et qu’une superstition traditionnelle la faisait éviter au voyageur… Quoiqu’en aucun pays, du reste, huit heures et demie ne soient une heure indue et tardive, la pluie qui était tombée, ce jour-là, sans interruption, la nuit, — on était en décembre, — et aussi les mœurs de cette petite ville, aisée, indolente et bien close, expliquaient la solitude de la place des Capucins et pouvaient justifier l’étonnement du bourgeois rentré, qui peut-être, accoté sous ses contrevents strictement fermés, entendait de loin ces deux sabots, grinçants et haletants sur le pavé humide et au son desquels un autre bruit vint impétueusement se mêler.
Valognes, petite ville bien close, avec ses vieilles demeures retranchées derrière de hauts murs lézardés par le temps et laissant entrevoir une végétation impénétrable au regard du passant tout en permettant aux indolents aisés d'observer la rue sans être vus.
Valognes, de nos jours : où l'on pourra suivre ces deux sabots jusqu'à la porte des demoiselles de Touffedelys
La lande du Gibet, devenue lieu de sédentarisation des nomades dans les années '30 et '40
On observera, sur le plan, le tracé des croisements en trivium, dont la tradition s'est établie dans les bourgs ruraux.
Trivium – (1797) Du latin trivium qui signifie proprement « embranchement de trois voies », c’est en particulier le carrefour des petits villages créés spontanément par l’homme, sans l’aide des augures qui prônent un plan en croix, sur l’axe céleste nord-sud. De là le sens de « place publique commune », surtout par rapport au forum, le seul que l’adjectif français trivial ait gardé.
Dictionnaire de l’Académie française, huitième édition, 1932-1935
La personne aux sabots, l'abbé de Percy, vient de Saint-Sauveur-le-Vicomte. Elle est passée devant la lande du Gibet. Elle entre dans Valognes par la voie aujourd'hui nommée « rue Barbey d'Aurevilly ».
Hôtel du Mesnildot de la Grille – aujourd'hui, Sainte-Marie, école et collège privés, rue des Religieuses
rue des Religieuses
Sans doute, en tournant la place, sablée à son centre et pavée sur ses quatre faces, et en longeant la porte cochère vert-bouteille de l’hôtel de M. de Mesnilhouseau, qu’on avait, à cause de sa meute, surnommé Mesnilhouseau des chiens, les sabots qu’on entendait réveillèrent cette compagnie des gardes endormie, car de longs hurlements éclatèrent par-dessus les murs de la cour et se prolongèrent avec la mélancolie désolée qui caractérise le hurlement des chiens dans la nuit.
[...]
cette place solitaire, qui n’était pas grande, il est vrai, mais qui, de riante qu’elle était autrefois, quand elle ressemblait à un square anglais, avec ses arbres plantés en carré et ses blanches balises, était devenue presque terrible depuis qu’en 182… on avait dressé au milieu une croix sur laquelle, colorié grossièrement, se tordait, en saignant, un Christ de grandeur naturelle.
« Quand je donne un nom inventé à mes personnages, je l'invente comme on coule un verre. Je le veux transparent, – voilant et dévoilant le Nom Réel que je n'écris pas. J'ai connu à Valognes un M. de Mesnildot des Chiens [...]. Ce nom de Mesnildot, je l'ai indiqué dans ce nom de Mesnilhouseau. »
Lettre à Trébutien du 17 décembre 1854
Gravure de Félix Buhot, 1879 (la couleur est celle de notre édition) : on distingue, sous le Christ, la silhouette du chevalier Des Touches de Langotière
De la rue Siquet au milieu de la place des Capucins, la lanterne qui projetait sa pointe de lumière sous le parapluie incliné s’éteignit, juste en face du grand Christ. Et ce n’était pas le vent qui l’avait soufflée, mais une haleine ! Les nerfs d’acier qui tenaient cette lanterne l’avaient élevée jusqu’à la hauteur de quelque chose d’horrible, qui avait parlé. Oh ! ce n’avait pas été long ; un instant ! un éclair ! Mais il est des instants dans lesquels il tiendrait des siècles ! C’est à ce moment-là que les chiens avaient hurlé. Ils hurlaient encore, quand une petite sonnette tinta à la première porte de la rue des Carmélites, qui est à l’extrémité de la place, et quand la personne aux sabots entra, mais sans sabots, dans le salon des demoiselles de Touffedelys, qui l’attendaient pour leur causerie du soir.
[...]
Aux deux côtés d’une cheminée en marbre de Coutances cannelée et surmontée d’un bouquet en relief, ces deux demoiselles de Touffedelys, droites sous leurs écrans de gaze peinte, auraient pu très bien passer pour des ornements sculptés de cette cheminée, si leurs yeux n’avaient pas remué et si ce que venait de dire l’abbé n’avait terriblement dérangé la solennelle économie de leur figure et de leur pose.
Au salon, Sainte et Ursule de Touffedelys devisent en compagnie du Baron Hylas de Fierdrap et de Barbe-Pétronille de Percy, la sœur de l'abbé qui vient de rencontrer un revenant :
au sortir de la rue Siquet et quand j’ai tourné le coin de la place, ramassé sous mon parapluie pour éviter le vent qui me fouettait l’averse au nez, j’ai tout à coup senti une main qui m’a saisi le bras avec violence, et je t’assure, Fierdrap, que cette main-là avait quelque chose de très corporel, et j’ai vu, à deux pouces de ma figure et dans le rayon de ma lanterne, car presque tous les réverbères de la place étaient éteints, un visage… est-ce croyable ? sur mon âme, plus laid que le mien ! un visage dévasté, barbu, blanchi, aux yeux étincelants et hagards, lequel m’a crié d’une voix rauque et amère : « Je suis le chevalier Des Touches ; n’est-ce pas, que ce sont des ingrats ? »
[...]
le quart après neuf heures, Aimée-Isabelle de Spens, comtesse de Spens, marquise de Lathallan, rejoint l'assemblée.
[...]
celle qu’ils nommaient mademoiselle Aimée, et qui allait décider de leur soirée, ouvrit la porte sans qu’on l’annonçât, et entra.
[…]
– Ne vous dérangez donc pas, fit une voix fraîche du fond de la cape rabattue d’un mantelet, car la nouvelle arrivée était entrée dans le salon comme elle était venue, n’ayant laissé dans le corridor que ses patins. Elle répondait plus aux mouvements qu’aux paroles de ses amies. Je ne suis pas mouillée, ajouta-t-elle, je suis venue si vite et le couvent est si près !
Et, pour prouver ce qu’elle disait, elle pencha, dans le jour ambré de la lampe, son épaule, où quelques gouttes d’eau perlaient sur la soie de son mantelet. Le mantelet était d’un violet sombre, l’épaule était ronde, et les gouttes d’eau tremblaient bien, à cette lueur de lampe, sur cette rondeur soyeuse. On eût dit une grosse touffe de scabieuses où fussent tombés les pleurs du soir.
Il y a plus d'une touffe dans l'histoire.
Touffe de scabieuses, touffes de roses... aux yeux de qui savait voir, cette vieille fille valait mieux à son petit doigt sans anneau qu’à tout leur corps, dans leurs robes de noce, les plus jeunes châtelaines de ce pays, dont les femmes ressemblent pourtant aux touffes de roses des pommiers en fleurs !
… touffes de lys... ces armoiries charmantes et parlantes des Touffedelys, qui portent, comme vous le savez, de sinople à trois touffes de lys d’argent, avec la devise au jeu de mots héroïques : ILS NE FILENT PAS.
… et des fleurs... Si mademoiselle Aimée avait été brune, pas de doute que déjà, sur ces nobles tempes qu’elle aimait à découvrir, quoique ce ne fût pas la mode alors comme aujourd’hui, on eût pu voir germer ces premières fleurs du cimetière, comme on dit des premiers cheveux blancs que le temps, dans de cruels essais, nous attache au front brin à brin, en attendant que le diadème mortuaire qu’il tresse à nos têtes condamnées soit achevé ! Mais mademoiselle Aimée était blonde.
… Nous avions partout remplacé les lys par des lilas. Des lilas, c’est peut-être des lis en deuil ?
… fleur de farine, dont les Douze saupoudrent leurs chapeaux pour se fondre dans la foule, au cours de leur première expédition.
[…]
C’est dont quelque chose de bien terrible pour mademoiselle Aimée, ce que vous allez raconter. J’avais bien ouï dire autrefois qu’elle avait perdu son fiancé dans la fameuse expédition des Douze...
Mademoiselle de Percy commence son récit, l'Histoire des Douze : je me sens obligée, avant d’entrer dans mon histoire, de vous rappeler ce qui se passait en cette partie du Cotentin, vers la fin de 1799.
Vers la fin de 1799, le chevalier Des Touches est courrier, agent de liaison, ayant mission de porter les dépêches échangées entre les derniers Chouans et les émigrés partis pour l'Angleterre. A bord d'un simple canot, il brave les Bleus et les flots.
Je ne vous peindrai pas le chevalier… Vous le disiez, il n’y a qu’un instant, à mon frère, vous l’avez connu à Londres et vous l’appeliez la belle Hélène, beaucoup pour son enlèvement, et un peu aussi pour sa beauté ; car il avait, si vous vous en souvenez, une beauté presque féminine, avec son teint blanc et ses beaux cheveux annelés, qui semblaient poudrés, tant ils étaient blonds !
Les femmes en sont jalouses.
Un jour, dans une foire, à Bricquebec, j’avais vu le chevalier, traité de chouan avec insolence, sous une tente, faire tête à quatre vigoureux paysans, dont il tordit les pieds de frêne dans ses charmantes mains, comme si ç’avaient été des roseaux ! Je l’avais vu, pris brutalement à la cravate par un brigadier de gendarmerie taillé en hercule, saisir le pouce de cet homme entre ses petites dents, ces deux si jolis rangs de perles ! le couper net d’un seul coup et le souffler à la figure du brigadier, tout en s’échappant par un bond qui troua la foule ameutée autour d’eux ; et depuis ce jour-là, je l’avoue, la beauté de ce terrible coupeur de pouce m’avait paru moins efféminée !
Bricquebec
Le chevalier Des Touches a été capturé par les Bleus après une trahison. Il est enfermé à la prison d'Avranches, puis transféré à celle de Coutances où il est condamné à mort.
La première expédition échoue, l'un des Douze est tué. La seconde expédition doit réussir : la guillotine est déjà dressée.
La troupe venant du château de Touffedelys, près d'Avranches, trouve asile à la ferme des Mauger, des paysans de La Varesnerie, l'un des Douze, près de Coutances.
* On nous dit que le Mauger est le mauvais gérant. Il y en a, de nos jours, mais ces Mauger de La Varesnerie étaient de braves gens. Nous ne retiendrons pas cette fantaisie onomastique ; - )
— Vive le Roi ! » fîmes-nous en entrant dans le cachot de Des Touches… Prisonnier une semaine à Avranches, prisonnier à Coutances depuis quelques jours, maltraité par ses ennemis, qui voulaient broyer son énergie sous les tortures de la faim et le montrer sur l’échafaud dans une déshonorante faiblesse, Des Touches était assis sur une espèce de soubassement de pierre, tenant au mur de la prison et qui avait la forme d’une huche ; lié de chaînes, mais fort calme.
Il savait les chances de la guerre comme il savait les inconstances de la vague, ce partisan et ce pilote ! Pris un jour, délivré l’autre, repris peut-être ! il avait usé cette pensée…
— Eh bien, dit-il avec son beau sourire, — ce ne sera pas pour demain encore ! — Tenez, ajouta-t-il, déferrez cette main et je vous aiderai pour le reste ! »
Au cours de la sortie, M. Jacques, le fiancé d'Aimée, est abattu.
— Messieurs, nous dit-il, le Roi vous doit un serviteur qui va recommencer son service. Ce soir, j’aurai repris la mer. Le soleil va bientôt décliner ; mais il est trop haut encore pour que nous puissions nous montrer sur les chemins réunis et en armes. Il faut nous égailler. Seulement dans deux heures nous pouvons nous rejoindre à ce moulin à vent qui est ici à votre droite, sur une hauteur et qui la couronne, et je vous y donne rendez-vous.
— C’est le Moulin bleu, dit La Varesnerie.
— Bleu, en effet, reprit sombrement Des Touches, car c’est dans ce moulin-là, messieurs, que les Bleus m’ont pris par trahison et vous ont donné la peine de me reprendre. J’ai juré dans mon cœur que je leur payerais, argent comptant, cette peine qu’ils vous ont donnée. J’ai juré, — fit-il d’une voix éclatante comme un cuivre, — que je vengerais la mort de M. Jacques. Vous verrez si je tiendrai mon serment ! Avant que ce soleil, qui dit trois heures d’après-midi, ait disparu sous l’horizon, et moi dans la brume des côtes d’Angleterre, je vous donne ma parole de Chouan que le Moulin bleu sera devenu le Moulin rouge, et que, dans la mémoire des gens de ces parages, il ne portera plus d’autre nom ! »
D'une main, Des Touches se saisit du meunier, le Judas qui m'a livré aux Bleus ! Il l'attache à une aile du moulin, qu'il avait retenue de l'autre main, et le fait tourner vivement, avant de l'abattre, sur la demande de ses compagnons pris de pitié à cet horrible spectacle.
Le Moulin bleu se couvre de sang.
Aimée est veuve et vierge. Vers les dernières années de la Restauration, elle s'est retirée au couvent proche de la maison des Touffedelys.
D'où lui vient cette rougeur irrésistible lorsqu'elle entend parler du chevalier ?
Elle lui a sauvé la vie. Elle le cachait dans sa maison. Un soir, les Bleus, qui le filaient toujours, se sont placés en embuscade devant la maison. Ils ont vu Aimée, cette demoiselle chaste et pure et pudique, se déshabiller, se mettre nue, à l'heure du coucher.
Vingt ans après, le chevalier se souvient.
— Ah ! reprit-il, elle pria Dieu… entr’ouvrit les rideaux pour qu’ils la vissent bien… C’était l’heure de se coucher… Elle se déshabilla. Elle se mit toute nue. Ils n’auraient jamais cru qu’un homme était là, et ils s’en allèrent ! Ils l’avaient vue…. Moi aussi…. Elle était bien belle… rouge comme les fleurs que voilà ! désignant les fleurs du parterre. »
= = =
De quoi est-il question ?
Une narration peut être conduite de trois points de vue :
- le point de vue universel (on dit aussi point de vue de Dieu ou focalisation 0) : le narrateur est omniscient et omniprésent ;
- le point de vue (ou focalisation) externe : le narrateur décrit ce qu'il perçoit, il ne connaît les sentiments des autres personnages que par leur manifestation objective ;
- le point de vue (ou focalisation) interne : le narrateur dit ce qu'il ressent et parle des autres personnages de son point de vue et non objectivement.
Le narrateur premier de notre aventure n'est pas un personnage, semble-t-il : il connaît tout et en tout lieu, mais il n'est pas dans l'action, semble-t-il.
La narratrice de l'Histoire des Douze, mademoiselle de Percy, raconte ce qu'elle a vu et entendu. Elle était de la seconde expédition.
Dans les dernières pages, le narrateur premier parle à la première personne : « Je... ».
Il révèle la présence d'un témoin jusque-là occulté, un enfant qui se tenait sagement près de la cheminée, dans le salon des demoiselles.
Cet enfant, dont la mémoire autorise le récit, part en quête du chevalier Des Touches, vingt ans après la soirée. Il le rencontre (on n'en dira pas plus).
De 1845 à 1852, [Jules Barbey] a écrit Une vieille Maîtresse, les Prophètes du passé, le Dessous de Cartes, l'Ensorcelée, il a commencé à penser à une autre œuvre normande : le Chevalier Des Touches.
Jean-Pierre Seguin (dans notre édition)
Qui est cet enfant, témoin d'une mémorable narration ?
Jules Amédée parle de son histoire, de Valognes, la « bourgade » qu'il connaît bien, cette petite ville aisée, indolente et bien close, éternelle, une petite ville sans histoire...
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Clin d'oeil à Yueyin qui nous promet Le Bonheur dans le crime.
Remerciements à notre correspondant de guerre, qui a chouannement accompagné nos tribulations.
Le titre rappelle deux sœurs jumelles, les demoiselles de Rochefort, de l'immense Jacques Demy. La semaine prochaine, nous partirons en travelling avec Lola.