Lou

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  • : Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).

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Survival

 

Uncontacted tribes

 

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29 novembre 2012 4 29 /11 /novembre /2012 00:01

  

  Philip Roth, Némésis

Philip Roth, Némésis (Nemesis, Houghton Mifflin Harcourt, 2010), traduit de l'anglais (États-Unis) par Marie-Claire Pasquier, Gallimard, 2012

 

Philip Roth

 

Ce court roman constitue avec Everyman, 2006, Indignation, 2008, Le Rabaissement, 2009, une tétralogie définie par le romancier comme une séquence de réflexion sur le cataclysme.

Une méditation douloureuse sur la fragilité de la condition humaine livrée aux caprices du hasard.

Le titre pourrait évoquer Ivan Illich, Némésis médicale : L'expropriation de la santé, Seuil, 1975. L'histoire rappelle José Saramago, Ensaio sobre a Cegueira, Caminho, 1995 - L'Aveuglement, Seuil, 1997.

 

Bucky Cantor, 23 ans, athlète, est à Newark, New Jersey, en juin 1944, quand apparaît une épidémie de poliomyélite.

Il aime Kafka, Céline, Tchekhov, Henry James, beaucoup, et quelques autres, Joyce ? Proust ? Je n'ai pas réussi à entrer dans Finnegans Wake, et pas vraiment non plus dans Proust, ce que mes amis ne comprennent pas.

 

Le premier cas de polio, cet été-là, se déclara début juin, tout de suite après Memorial Day, dans un quartier italien pauvre à l'autre bout de la ville. Dans le quartier juif de Weequahic, au sud-ouest, nous n'avions entendu parler de rien, et nous n'avions pas non plus entendu parler de la douzaine de cas qui s'étaient déclarés ici ou là, sporadiquement, dans presque tous les quartiers de Newark, sauf le nôtre.

 

Battements d'ailes de papillons.

 

« Je pensais que tu allais mourir ! s'exclama-t-elle. Je pensais que tu allais être paralysé et que tu mourrais ! Je n'arrivais pas à dormir, tellement j'avais peur. Je venais ici chaque fois que je pouvais pour être seule et prier Dieu de te garder en bonne santé. Je n'ai jamais de ma vie prié aussi fort pour quelqu'un. "Je Vous en supplie, protégez Bucky !" Si je pleure comme ça, c'est de bonheur, mon chéri ! Un immense, immense bonheur. Tu es là ! Tu y as échappé. Oh, Bucky, serre-moi contre toi, serre-moi aussi fort que tu peux ! Tu es saint et sauf ! »

 

Le rêve l'emporte sur la réalité : Bucky, estropié de la vie, comme le narrateur qui se souvient du jeune athlète.

 

Il lança le javelot à plusieurs reprises cet après-midi-là, chacun des lancers fluide et puissant, chacun d'eux accompagné par la combinaison sonore d'un cri et d'un grondement, et chacun d'eux, pour notre plus grande joie, dépassant de quelques mètres le lancer précédent. Lorsqu'il courait avec le javelot bien haut, tirait en arrière le bras qui allait lancer, puis le ramenait en avant pour que le javelot soit placé nettement au-dessus de l'épaule au moment du lancer, et qu'il le larguait alors comme pour le faire exploser, il nous paraissait invincible.

 

* * *

 

Sur l’œuvre de Philip Roth, lire les chroniques de Thomas Sinaeve.

 

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25 novembre 2012 7 25 /11 /novembre /2012 00:01

 

Damien Saez, Messina

Damien Saez, Messina, paroles, musique, composition orchestre, interprétation, mix et graphisme : Damien Saez, Cinq7, 2012

 

Damien Saez pour Messina

 

Messina, un triptyque, est un hymne à la rage, au combat, à l'amour.

 

Damien Saez, Embrasons, Embrassons-nous, Victoires de la musique, 2009

 

Finance, consommation, démocratie sans âme.

 

Marie, une prière, s'adresse aux statues auxquelles [il n'a] jamais cru et peut-être en même temps à Marie qui n'est plus, au moment de quitter Bertrand Cantat, sa voix et les attaques fiévreuses de Noir Désir.

 

Marie est une chanson pas gaie pour Jacques Brel, Léo Ferré, Jacques Demy, l'accent, les mots, l'orchestre.

 

 

Damien Saez, Messina, Marie

 

Désespérés, échoués, maudits, pourris, paumés.

 

Un jour le peuple se lèvera.

 

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21 novembre 2012 3 21 /11 /novembre /2012 00:01

  

Gonçalo M. Tavares, Un voyage en Inde

Gonçalo M. Tavares, Un voyage en Inde (Uma viagem à India, Caminho, 2011), traduit du portugais par Dominique Nédellec, Viviane Hamy, 2012

 

Gonçalo M. Tavares

 

L’œuvre de Gonçalo M. Tavares a reçu les éloges de José Saramago, Enrique Vila-Matas, Alberto Manguel.

Un voyage en Inde, pèlerinage en dix chants, reprend les chemins tracés par Luís de Camões, au XVIe siècle, dans Les Lusiades, Homère dans l'Odyssée, Virgile dans l'Enéide, James Joyce dans Ulysse : le héros de l'aventure se nomme Bloom.

Le récit parcourt le paysage du capitalisme délirant : machinisme des temps modernes, industrie dominante, pollution de l'esprit.

Bloom parle ainsi : ma bien-aimée a été assassinée par mon père, que j'ai tué.

Bloom a fui Lisbonne, par Londres et Paris, jusqu'en Inde à la recherche d'un asile, d'un pardon, d'une paix intérieure.

Le silence du vieux sage en méditation près du Gange n'est-il pas un masque du mensonge ?

Revenu à Lisbonne, Bloom pourrait-il retrouver la tranquillité au terme d'une quête tissée de mensonges, de l'aveu même du narrateur ?

 

I.1

Nous ne parlerons pas du rocher sacré

sur lequel la cité de Jérusalem fut construite,

ni de la pierre la plus respectée de la Grèce antique

qui se trouve à Delphes, sur le mont Parnasse,

cet omphalos – le nombril du monde –

vers quoi tu dois orienter ton regard,

parfois tes pas,

toujours ta pensée.

 

I.2

Nous parlerons de Bloom

et de son voyage en Inde.

Un homme qui partit de Lisbonne.

 

I.75

Bloom regarde par la fenêtre.

[…]

La vie est désormais habitée par des machines (inodores)

et, chaque jour, des marques de puissantes firmes industrielles accèdent

à la renommée que les plus grands conquérants ont perdue.

 

I.76

Certaines marques de voitures sont aujourd'hui

bien plus connues que le nom

d'Alexandre le Grand. (Qui ? demanderont les plus jeunes.)

Le fait est qu'en un an le climat change moins

que la réputation d'un homme.

Dans les mythologies, l'usine et les machines

ont pris la place des empereurs

et de la Licorne. Voilà le progrès de l'imagination, se dit Bloom.

 

II.71

Paris est voluptueuse.

Les éditeurs vivent dans le dénuement afin de permettre aux poètes de posséder une cave

et une bibliothèque.

 

II.107

Le capitalisme sait qu'une marchandise

avec une patte en moins perd de sa valeur :

c'est pour cela qu'il n'arrache ni pattes, ni oreilles,

ni têtes entières à coups de dents. Mais si sa valeur s'en trouvait augmentée,

il serait prêt à arracher une patte à la tour Eiffel.

 

III.124

J'aimais une femme qui s'appelait Mary […] et mon propre père l'a fait assassiner.

 

III.134

Bloom fit tuer les assassins de Mary.

 

IV.51

Les chiens, les chats, les poules imbéciles, en cercles

inutiles, synchronisées avec le pas des soldats les jours de fête.

Les différentes parties du corps qui semblent ne pas être justifiées

dans l'organisme,

la gorge d'un muet, le stylo dans la main d'un analphabète

qui n'a même pas appris à dessiner.

Le monde est difforme et mesquin.

C'est Bloom qui le dit.

 

IV.74

Son père avait tué la femme que Bloom aimait et

Bloom avait tué son propre père.

 

V.37

Une forêt ne contamine pas une usine, pense Bloom.

[…]

Ce qui est fondamental au XXIe siècle, on le sait depuis longtemps,

c'est que l'usine ne soit pas contaminée par la forêt.

 

VI.79

Les arbres ne sont pas des œuvres d'art bourgeoises,

ils existaient bien avant le XXIe siècle, ils viennent

d'une indication ludique de la terre.

 

VII.21

En Inde, des hommes âgés qu'on a écoutés

pendant des heures et qu'on croyait éternels

se lèvent subitement et se mettent à

uriner en pleine rue, sur les ordures

que des chiens, quelques secondes auparavant, tentaient de mâcher.

Respect et dégoût coïncident étrangement

dans ce qu'inspire le même homme : le monde n'est

pas clair puis obscur ; le monde, chaque morceau du monde,

est clair et obscur.

Et lorsqu'un mystique urine négligemment à côté de nous,

il nous enseigne cela, et d'autres choses encore.

 

VIII.16

La démocratie, par exemple.

De fait, il y avait quelque chose de surnaturel

dans un système qui prévoyait que les hommes

aient des droits égaux.

 

IX.37

Des cravates se lient d'amitié

tandis que descendent des pantalons excités

sur la femme qui n'a pas de compte bancaire

pour se défendre.

Tout est désir et néant. Et le néant a toujours fatigué.

 

X.156

mais rien de ce qui se passe ne pourra empêcher l'ennui définitif de

Bloom, notre héros.

 

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17 novembre 2012 6 17 /11 /novembre /2012 00:01

 

Bartók, Eötvös, Ligeti

Bartók / Eötvös / Ligeti, 'naïve', 2012

 

Les trois compositeurs réunis dans cet album ont en commun le souffle du Prince des Ténèbres, bien connu dans les Carpates.

 

Le concerto de Béla Bartók est hanté de hululements nocturnes, de grincements, de chants désespérés scandés de déchirures éclatantes. Bien des solistes ont renoncé. Patricia Kopatchinskaja nous l'offre en caressant les cordes, en les pinçant parfois, en libérant leur feulement sauvage.

 

 

Béla Bartók, Concerto pour violon n°2, 1938, int. Patricia Kopatchinskaja, Orchestre symphonique de la Radio de Francfort, dir. Peter Eötvös – 1er mouvement, fin, incluant la cadence

 

Peter Eötvös a écrit Seven en mémoire des sept cosmonautes morts en 2003 dans la navette spatiale Columbia. Un concerto en miettes dont ne restent que les cadences brisées.

 

 

Peter Eötvös, Seven, 2006, int. Patricia Kopatchinskaja, Orchestre symphonique de la Radio de Francfort, dir. Peter Eötvös – 5e mouvement, extrait

 

Le concerto de György Ligeti, dans sa version définitive de 1992, évoque la folie du monde en discordances rageuses proches de celles qu'on peut lire dans le Jardin des Délices de Jérôme Bosch.

 

 

György Ligeti, Concerto pour violon, 1992, cadence Patricia Kopatchinskaja, int. Patricia Kopatchinskaja, Ensemble Modern, dir. Peter Eötvös – 5e mouvement, extrait

 

 

Le langage est partie intégrante de la musique chez György Ligeti : Patricia Kopatchinskaja parle, babille, discute, elle séduit.

 

 

Patricia Kopatchinskaja

Patricia Kopatchinskaja

 

De jolis pieds et le sourire mutin, elle est charmante.

Patricia Kopatchinskaja est née en Moldavie dans une famille de musiciens. Elle vient régulièrement en concert avec les meilleurs orchestres et les meilleurs chefs. La musique de chambre est son jardin privé. Tous ses enregistrements sont édités par 'naïve'. Son violon est un Giovanni Francesco Pressenda de 1834.

 

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13 novembre 2012 2 13 /11 /novembre /2012 00:01

  

_ salut, les p'tits godets, salut Mimile ! Toujou dans l'mille ?

_ salut Popol ! Ah ben, de c't'heure, où qu't'étais t'y passé ? Tu prends un blanc-cass avec les olives ?

_ …

_ alors, t’accouches ?!

_ tout juste Auguste, c'est ma femme...

_ … elle est pas... ?

_ elle fait la Poste-Par-Tom.

_ eul facteur ?

_ non, c'est eune maladie qu'tu l’attrapes quand c'est qu't'as accouché.

_ ça risque pas.

_ elle est à la sale plâtrière. Mimile, si que t'as pas la Poste, tu nous en r'mets un p'tit, faut tout y dire.

_ sale temps ! Et toi ?

_ on a eu des sexe-tu-m'plais.

_ c't'y pas mieux quand no s'entend ?

_ tu comprends rin, on en a fait sisse d'un coup !

_ eh ben, mon fion, t'es pire qu'eune bête ! R'mets-le nous, Mimile.

_ et les sisse euq'tu dis ?

_ ça va, y a un jeune écolo qui les couvre.

_ ah ?

_ dans une couvreuse, faut tout y dire.

_ c'est-y des gars ou des fumelles ?

_ trois gars, trois filles, Achille, Adhémar, Adrien, Alizée, Ambre, Angèle, on avait pus qu'la page un du facteur.

_ t'sais quoi ? Avec les allocs, t'as pus qu'à prend' eune familiale nombreuse ! Mimile, quoi !

_ les allocs, c'est pus c'que c'était. On a l'assoce à Christine Boutentrain, tudju ! elle est bonne, c'te fumelle, è nous a r'filé des clapiers, ça traînait dans un camp à l'aut', t'sais, le marrant... Seltz ?

_ Vals !

_ c'est d'la même eau. Mimile, t'as 'core la luxure du poignet ?! Et pas d'l'eau !

_ t'as des nouvelles de çui qu'lui d'à côté y connaît ?

_ l'ancien maît' d'école ? Y fait des calculs.

_ les reins ?

_ des-cal-culs, soye à c'qu'on t'dit. R'garde un peu.

 

Étant donnés : 1° une baignoire de 50 l, 2° un robinet qui coule à un débit de 5 l/mn. En sachant que la baignoire a une fuite et que l'eau s'échappe à un débit de 0,5 l/mn, en combien de temps la baignoire sera-t-elle remplie ?

 

_ qu'y j'peux en savèr' ?! J'vais pas faire un trou à ma bainoire pour regarder l'heure.

_ Mimile ! Un dernier pour la route, les journées d'chasse, a z'en finissent pus. Popol, tu viens avec ?

 

 

* * *

 

 

Chez Mimile - les routes ne sont plus sûres

http://www.libellus-libellus.fr/article-chez-mimile-les-routes-ne-sont-plus-sures-76113033.html

 

Chez Mimile_02 – Oursel et Avarie

http://www.libellus-libellus.fr/article-chez-mimile_02-oursel-et-avarie-77106636.html

 

Chez mimile_03 – dans le commerce, rien ne va plus

http://www.libellus-libellus.fr/article-chez-mimile_03-dans-le-commerce-rien-ne-va-plus-103922190.html

 

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9 novembre 2012 5 09 /11 /novembre /2012 00:01

   

Russell Banks, Lointain souvenir de la peau

Russell Banks, Lointain souvenir de la peau, HarperCollins Publisher, 2011, trad, française, Actes Sud, 2012

 

Le Kid était tout seul dans sa chambre au fond de la maison.

[...]

Quand il pouvait s'occuper à faire le ménage et à organiser la maison de façon rationnelle, il se sentait moins seul.

[...]

Il pourrait dire qu'Iggy est la seule personne qu'il aime.

[...]

Pendant toutes ces années, Iggy a été le principal ami du Kid, parfois même le seul.

[...]

[sous le Viaduc] Il fait semblant d'être seul ici.

 

Le Kid est un jeune relégué. Il porte un bracelet électronique à la cheville. Malgré un petit boulot, il ne peut rentrer dormir, rêver peut-être, que dans sa tente, sous le Viaduc, en silence, auprès d'Iggy, l'iguane de sa solitude.

Autour de lui, les autres porteurs de bracelets. Au fond du fond, les baiseurs de bébés, dans le dessus du panier, les violeurs, les toucheurs d'adolescents, au-dessous, ceux qui séduisent des petits garçons ou des petites filles, les hétéros sont classés au-dessus des pédés, il y a une sorte de classement.

 

Iggy, silence, Viaduc.

 

Iggy.

 

Russel Banks, Iggy

Photographie : Aldra / Vetta / Getty Images

 

L'iguane du Kid, lui, est attaché est attaché à un parpaing par une chaîne un peu plus longue [que celle du vélo du Kid]. Il s'appelle Iggy [...] Quand l'iguane était bébé, il ne mesurait que vingt ou vingt-cinq centimètres, il était très vif, d'un vert éclatant et tout mignon. Décoratif, presque. Douze ans plus tard, il a la taille et le poids d'un alligator adulte – un mètre quatre-vingts, de la tête au bout de la queue et douze kilos – et il n'est plus mignon du tout. Absolument rien de décoratif.Son corps épais et musclé est recouvert d'écailles gris foncé. Une crête dorsale hérissée part de sa tête et parcourt tout son dos ainsi que sa longue queue. C'est une bête tout droit venue de l'ère des dinosaures, mais pour le Kid, son aspect est aussi normal que celui de sa mère. Un fanon pend de sa mâchoire osseuse en replis souples, et, sur ses pattes griffues, il y a des membranes de peau qui se durcissent et se soulèvent comme si elles saluaient le Kid quand celui-ci s'approche. Il a les tympans à la surface de la tête, juste au-dessous des yeux et derrière eux. Au sommet du crâne se trouve un troisième œil primitif : une lentille grise, semblable à une hostie, qui surveillent les prédateurs venant de dessus, pour la plupart de gros oiseaux.

[...]

« Les mecs glauques, il aime pas. »

 

Silence.

 

Au début, le Kid parlait à son iguane. En espagnol, puisque l'ami était venu du Mexique. N'arrivant à rien avec l'espagnol, il passa à l'anglais et continua à n'arriver à rien. Un peu plus tard, il s'arrêta totalement de parler à l'iguane parce qu'il s'était mis à apprécier le silence entre eux, à s'y fier comme s'ils étaient potes dans un vieux film muet.

[…]

Le camp est silencieux, immobile ; plongé dans l'obscurité, il demeure invisible au reste du monde.

 

Viaduc.

 

Le Viaduc relie le centre-ville de Calusa, Floride, à son luxueux front de mer donnant sur la baie où s'étire, au long de trente kilomètres, la Grande Barrière de Calusa.

Il y a cent ans, des promoteurs immobiliers, des spéculateurs, des politiciens et des hôteliers ont inventé les îles de la Grande Barrière de Calusa en draguant de la boue et du calcaire écrasé du fond de la baie peu profonde, et ils en ont rempli les mangroves infestées de moustiques et de crocodiles depuis Bougainvillea Shores, trente kilomètres au nord, jusqu'à la passe de Kydd au sud, ce chenal en eau profonde qui ouvre le port international de Calusa vers l'océan Atlantique. Les promoteurs, les spéculateurs, les politiciens et les hôteliers ont transporté des dizaines de milliers de tonnes de sable blanc depuis un autre Etat situé à des centaines de kilomètres au nord et ils s'en sont servis pour créer une large plage de sable fin qui reflète le soleil et s'étend sur le bord océanique des îles d'une extrémité de la Grande Barrière à l'autre. Ils ont relié les îles de la chaîne au continent par un pont à chaque bout et un viaduc à quatre voies au milieu : le viaduc Archie B. Claybourne, du nom du président du consortium qui a financé ce projet.

 

Une nuit, un commando de nervis en uniforme, manière GIGN, investit le camp.

Les résidents se couvrent la tête de leurs bras et tentent vainement d'éviter les matraques, mais ça ne sert à rien, les flics les cognent sur les épaules, le dos et le crâne, leur lancent de grands coups de bâton en pleine figure. Le sang jaillit des nez, des bouches et des oreilles. Les gens hurlent de douleur.

Iggy est menacé. Il était menaçant. « Les mecs glauques, il aime pas. »

Le Kid parvient à s'enfuir. Il a perdu Iggy. L'iguane ira au Village des reptiles avec d'autres reptiles, il y sera peut-être mieux.

 

Et le matin se lève sur Calusa.

 

Le Kid s'éloigne du camp. Son emploi au MIRADOR, un hôtel-restaurant de front de mer, lui plaît bien. C'est lui qui débarrasse les assiettes, les couverts et les verres sales ainsi que les serviettes froissées, et qui ôte les nappes des tables.

Il lui reste du temps avant l'embauche. Il achète un plan de la ville, un journal pour les annonces immobilières, et il s'installe à une terrasse encore déserte. Il est assis tout seul à une table devant un petit café-librairie de Rempart Road.

Il pourrait louer un studio, il appelle une, deux agences. Les studios libres sont trop près des écoles, des aires de jeu, des classes de musique pour les enfants, et il n'a pas le droit.

 

Il vient prendre son service au MIRADOR. Le patron a retrouvé son passé, il le chasse, le Kid n'a plus nulle part où aller.

Nulle part, sauf à retourner au campement sous le Viaduc.

Il découvre, à la lumière du jour, les ruines de la nuit.

 

Iggy est mort, d'une balle au sommet de la tête, là où se trouvait son troisième œil.

 

C'était son meilleur ami.

[…]

Le Kid aimait Iggy – c'est peut-être la seule créature qu'il ait aimée en dehors de sa mère, sauf qu'il n'est pas tout à fait sûr de l'aimer, elle.

[…]

Et maintenant qu'Iggy est mort et que son corps est au fond de la baie, le Kid a envie d'être mort, au fond de la baie lui aussi.

 

Ce même jour, sous le Viaduc, se présente le Professeur, venu à la rencontre des sans-abri pour ses recherches en sociologie.

Serait-il un imposteur aux multiples facettes ?

 

Le temps passe, le Kid est devenu responsable du Viaduc sous l'égide du Professeur. Il y réside avec ses deux nouveaux compagnons, la chienne Annie et Einstein le perroquet.

 

Le temps passe. Un ouragan agite la ville, c'est fréquent. Le Professeur emmène le Kid et ses amis les animaux vers ce qui, un temps, semble un havre de béatitude. De nouvelles rencontres, une nouvelle vie, le Kid se sent guéri.

Pourtant, il n'est pas guéri, il n'est pas chez lui, il revient au Viaduc.

Le Kid est malade d'une société où règnent la finance, le porno, l'exclusion – le pouvoir de la Grande Barrière.

 

Coupable !

Coupable. Coupable. Coupable ! Il lui faudra attendre neuf ans dans l'obscurité, loin des regards, dans les profondeurs de la ville, avant de ne plus être en liberté conditionnelle.

Coupable ! Le monde de l'archipel ! Coupable !

 

 

* * *

 

Lire la chronique de des pas perdus qui nous a donné envie de lire ce très beau, triste et très beau livre, ce que nous espérons également avoir fait, à notre manière.

 

Russell Banks 

Russell Banks

 

Pour Iggy.

  

 

Bill Haley and the Comets, See You Later Alligator, Rock Around the Clock, 1956

 

 

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7 novembre 2012 3 07 /11 /novembre /2012 00:01

 

 

« Cette semaine, J.-C. est notre invité. On ne présente plus J.-C., on connaît les innombrables récompenses qui lui ont été décernées.

En 1951, il est à la maternelle, il remporte haut la main, son petit poing fermé, déjà, le prix des Camarades.

Le 13 mai 1968, il arrive en tête du marathon Gare-de-l'Est-Denfert-Rochereau.

La même année, à 20 ans seulement, il gagne le prestigieux Bastille-Nation.

L'année suivante, il récidive après un parcours effectué sous le pseudonyme de Jessie (J.-C.) et ne dévoile la supercherie, connue seulement de son éditeur, lui-même, qu'après la cérémonie de remise du prix.

C'est un grand moment de votre vie ?

_ Une anecdote.

_ En effet, J.-C. est de tous les défilés /.

_ / non, pas celui du 14 juillet.

_ Le seul qui manque à votre palmarès. Après une éclipse de trois jours, trois ans, trente ans, vous revenez aux feux de la rampe pour une nouvelle aventure stupéfiante.

_ Merci, je ne fume pas de ce pain.

_ Parlez-nous de Terra.

_ Il y a quelques années, une bande de fondus de la Toile a fondé un scryptorium à 18 mains pour 9 claviers. L'Araignée, la toile au vent, chanté par Léo, Nini, plus connue sous le sobriquet de Peaudchien, qui tenait la buvette à la Bastille et, de ce fait, ne passait jamais à l'antenne, Marquise, célébrée par un auteur dramatique en sa maison du Palais-Royal : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour – jolie phrase triturée dans tous les non-sens par quelque philosophe de salon. Et puis encore, Buggy.

_ Vous ne nous parlerez pas d'un bloody day de l'année 2011 ?

_ Non.

_ Et Terra ?

_ Nathan reçoit une lettre lui apprenant que sa fille est vivante. Chloé avait disparu un de ces jours dont le trompettiste et pataphysicien de l'écume avait fait un roman. Nathan était désespéré au point de consulter le mage Ubuntu. à la lettre était jointe une photo comme on en faisait encore avant l'ère du virtuel. D'où venait l'expéditeur ? Peut-être du quartier, peut-être de très loin sans avoir eu à se déplacer lui-même pour déposer l'enveloppe.

_ Vous écrivez, page 23 : Évidemment, l'auteur de la photo aurait pu placer cette enveloppe avec juste son nom dans une seconde, avec une petite note explicative, et un billet d'un montant assez élevé, destiné à dédommager le porteur de la missive. Un quidam tout-à-fait inconnu et du photographe et de Nathan pouvait avoir été choisi grâce à l'annuaire, et muselé grâce à la petite prime : certaines personnes ne se posent pas trop de questions. Quelles personnes ? Je vous pose la question.

_ La réponse est dans le courrier, en majuscules : tu as déjà trouvé.

_ On peut se tutoyer, camarade, l'émission passe à 3 h 33, après la rediffusion de Plus moche la mort et avant Très chaste très pécheur. Nathan est de retour, il prend une arme et une vieille cassette d'AC/DC et l'autoroute. On ne sait où il va. D'où revient-il ?

_ D'Athens. Sa guimbarde n'a plus de chauffage, il n'aime plus AC/DC, il voudrait écouter Boris Vian, Je bois, Le Déserteur.

_ Ecoutons-le.



_ Et voici Ted Turner, directeur de la NSA et commanditaire de l'enlèvement : Chloé possédait l'ADN idéal. Tu y crois ?

_ Ha ! Le chromosome du tueur, le segment des racailloux, le chaînon manquant d'Horteboutefeux ! Évidemment, chez l'homo socialistus, il y a quelque chose. Pour Chloé, on avait cru trouver un ADN compatible avec celui du sarcophage sumérien récemment inventé et porteur de tous les espoirs d'une énergie nouvelle autorisant la croissance exponentielle d'une intelligence génétiquement étudiée pour. Le projet Cassandra était né : analyser le présent, en déduire le futur et le modifier. Le GRIS, le Grand Retour des Idées Sincères, est au pouvoir, sous la protection des Compagnies d'Ordre Nouveau Sécurisé, les CONS.

_ Je lis, page 103 : La Suisse était conforme à ce qu'en avait imaginé Nathan.

_ Oui, proprette, prévisible, juste chaque chose à sa place et une place pour chaque chose... un chalet sur le côté de place en place.

_ Un peu plus loin, page 121, tu écris : De son côté, Chloé n'avait pas perdu de temps. Ainsi, ta Chloé est à la recherche du temps qui n'est pas perdu ?

_ ?

_ Du côté d'un chalet, une balise, un signe, un cygne ou swan ?

_ Ha ! Malgré l'exactitude des pendules suisses, on cherche midi à quatorze heures. Et pourtant, à Rivière-du-Loup, à Beijing, à Rome, c'est l'heure de la pensée de midi.

_ Tout finit bien pour Nathan et Chloé.

_ Et Sue.

_ Oui, Sue. Tu conclues ainsi : Un jour, les Inutiles, comme on les appelait maintenant, politiciens, tortionnaires, publicitaires, pseudo-journalistes "aux ordres", "artistes" du chobiz, se réunirent dans l'île de la Barbade, vidée de ses domestiques et autres serviteurs. Et puis l'île sauta. On ne les regretta même pas.

_ Oui. Enfin, non.

_ J.-C., nous te remercions.

C'était Scryptorium, votre moment culturel mieux-disant offert par AREVA, AREVA pour que la planète bouge.

Notre prochain invité sera Louis Gallois pour son roman La Compèt', édité chez PSA-RENAULT, Corée du Sud, 2012.

Dormez bien, sous une couette NORMALE ! NORMALE, dormez, nous rêvons pour vous ! »

 

Jingle.

Générique.

Off.

 

« Par-fait ! Quand tu as dit " Oui. Enfin, non", quelle émotion ! Ce Scryptorium restera dans les mémoires.

_ Oui, peut-être. »

 

J.-C. prit sa plume acérée et chassa les marchands du Temple.

 

 

* * *

 

Lire la chronique de des pas perdus.

 

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5 novembre 2012 1 05 /11 /novembre /2012 00:01

  
Scène 1

à la terrasse d'un petit café sis place de Clichy

 

_ pkoi on e la

_ p el chanjman

_ c glok

_ on sifai

 

 

Sibsi


_ slt ld11l sibsi kif rif g 1 mec o stup

_ fo ver

_ polherv armi le socio ds 1 bouic ac d roumenn kon pa 15 an

_ kom charled kom y di la kam sa va for iapa d manif grinpiss

_ pkoi on e la

_ 1 id dlou 1 t rondl an lol ilavai promi

_ lol

_ tfini pa taklop

 

 

Scène 2

avenue de Clichy, un repenti

 

_ mdem g + r1

_ ila pu r1 a perd

 

 

* * *

 

Le thérondelle

http://www.libellus-libellus.fr/article-29729004.html

 

Le thérondelle 02

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_02-a-va-casser-50786154.html

 

Le thérondelle 03

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_03-a-casse-de-partout-66024478.html

 

Le thérondelle 04

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_04-la-crise-n-est-pas-une-fatalite-66681861.html

 

Le thérondelle 05

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_05-banderille-ou-banderole-a-chie-de-partout-67717438.html

 

Le thérondelle 06

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_06-rondelle-ou-nuage-69437987.html

 

Le thérondelle 07

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_07-moi-j-aime-le-music-hall-et-charles-trenet-fukushima-03-70005841.html

 

Le thérondelle 08

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_08-la-dame-au-camelia-71042830.html

 

Le thérondelle 09

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_09-colchiques-dans-les-pres-73592474.html

 

Le thérondelle 10

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_10-un-cauchemar-74204346.html

 

Le thérondelle 11

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_11-des-idees-pres-de-chez-vous-75035415.html

 

Le thérondelle 12

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_12-fromages-78050510.html

 

Le thérondelle 13

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_13-voila-justement-ce-qui-fait-que-votre-fille-est-muette-103708088.html

 

Le thérondelle 14

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_14-le-macaron-111360683.html

 

Le thérondelle 15

http://www.libellus-libellus.fr/article-le-therondelle_15-y-a-bon-banania-111362006.html

 

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3 novembre 2012 6 03 /11 /novembre /2012 00:01

 

Je suis la Guerre civile, je suis la bonne guerre, écrivait Montherlant pour la voix de son coryphée.
Il n'y a pas de bonne guerre, il n'y a que de sales guerres mimétiques, des meurtres selon Camus.
Les résistants syriens ne sont pas blanc-bleu. Et les résistants français, au temps de l'Occupation ?

 

Alep se meurt.

 

Cet article a été précédemment publié, le dimanche 29 juillet 2012.

 

Depuis, il y a du changement, en pire : la répression du pouvoir fantôme ou fantoche de Bachar el-Assad tue tout le monde.

 


On se dressera nation contre nation et royaume contre royaume.
Lc, 21, 10

Des profondeurs je crie vers toi, Yahvé.
Seigneur, écoute mon appel. Que ton oreille se fasse attentive à l'appel de ma prière !
Ps, 130, 1-2

Alep se meurt.

Tant pis pour le Sud,
C’était pourtant bien,
On aurait pu vivre,
Plus d'un million d'années,
Et toujours en été.



Le Salon de Musique d'Alep, Taqsîm, improvisation de luth, int. Qâdri Dâlal, Le Chant du Monde, 1998
 

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1 novembre 2012 4 01 /11 /novembre /2012 00:01

 

Philip K. Dick, Loterie solaire

 

Loterie solaire (Solar lottery) est un roman de Philip K. Dick, publié en 1955 (Ace Books, Inc.) et traduit en français en 1968 (Éditions OPTA).

 

En mai 2203, la planète avait connu bien des tourments depuis 1953.

 

Au XXe siècle, le problème de la production avait été résolu. Ensuite, ce fut le problème de la consommation qui affligea l'humanité. Dès 1950-1960, les produits fermiers et manufacturés s'empilèrent dans le monde occidental. On en donna autant que possible – mais cela constituait une menace pour le marché libre. En 1980, la solution momentanée fut d'en brûler pour des milliards de dollars, semaine après semaine.

Tous les samedis, citadins et citadines s'attroupaient en une foule sombre et rancunière pour regarder l'armée arroser d'essence les automobiles et les grille-pain, les vêtements, les oranges et le café que personne ne pouvait acheter, puis les allumer avec une aveuglante déflagration. Chaque ville avait ainsi un emplacement ceint de barbelés, une espèce de champ de cendres et de détritus où l'on détruisait systématiquement toutes les belles choses qui ne trouvaient pas acquéreurs.

Les jeux avaient un tout petit peu amélioré la situation. Les gens qui ne pouvaient acheter les coûteuses marchandises manufacturées pouvaient au moins espérer les gagner. Pendant des décennies, l'économie reçut un coup de fouet grâce aux mécanismes complexes qui distribuaient des tonnes de marchandises rutilantes. Maos pour chaque homme qui gagnait une auto, un réfrigérateur ou un poste de télévision, il y en avait des millions qui ne gagnaient rien. Graduellement, les prix que l'on pouvait gagner aux jeux passèrent des simples objets matériels à des « marchandises » plus réalistes : le pouvoir et le prestige. Et, au sommet de la pyramide, le distributeur du pouvoir, celui que l'on nommait le Meneur de Jeu.

La désintégration du système socio-économique fut lente, progressive et profonde. A tel point que les hommes refusèrent de croire en l'exactitude des lois naturelles. Plus rien n'était stable ; l'univers était un flux perpétuel. Nul ne savait ce qui suivrait. Nul ne pouvait compter sur quoi que ce fût. La prédiction statistique devint populaire... Le concept de causalité disparut de la pensée humaine. Les hommes cessèrent de croire qu'ils pouvaient contrôler leur environnement ; il ne restait que le calcul des probabilités : de bonnes chances dans un univers livré à un hasard anarchique.

La théorie du Minimax – le jeu M – était une sorte de désistement stoïque, une non-participation au tourbillon sans but au sein duquel luttaient les hommes. Le joueur de M ne s'engageait jamais – il ne risquait rien, ne gagnait rien... et n'était pas submergé. Son but était d'accumuler les chances et de durer plus longtemps que les autres joueurs. Le joueur de M attendait tranquillement la fin de la partie ; il n'y avait rien d'autre à espérer.

Le Minimax, méthode pour survivre au grand jeu de la vie, avait été inventé au Xxe siècle par deux mathématiciens, von Neumann et Morgenstern. La méthode avait été utilisée au cours de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre de Corée et de la guerre finale. Les stratèges militaires, puis les financiers, avaient joué avec cette théorie. Vers le milieu du siècle, von Neumann fut nommé à la Commission Américaine de l’Énergie Atomique, reconnaissance évidente de la valeur de sa théorie. Et, deux siècles et demi plus tard, celle-ci devint la base même du gouvernement.

 

Ne rien espérer d'autre que le néant.

 

« Je me demande, s'interroge Ted Benteley, biochimiste de classe 8-8, à quoi sert mon travail en fin de compte. Ce qu'on en fait. Où il disparaît.

_ Et où disparaît-il, demanda Eleanor.

_ Dans le néant. Il ne sert à rien, à personne.

_ Et à qui devrait-il servir ? »

Benteley eut du mal à trouver une réponse.

 

Comme on vient de le lire en quelques phrases, le propos est d'une étonnante actualité.

 

En ce joli mois de mai 2203, le « Numéro Un », le « Maître du monde », le « Meneur de jeu », n'est plus élu mais désigné « par une imprévisible saute de la bouteille », « instrument socialisé du hasard ».

Les augures, un vol de corneilles blanches au-dessus de la Suède, une série d'incendies inexpliqués, la naissance d'un veau à deux têtes, font la fortune des diseurs de bonne aventure. Pourtant, nul ne peut prédire le moment d'un caprice fortuit de « la bouteille » ni ce qu'il s'ensuivra.

Un lambda, « inclassifié » (« ink »), les « classifiés » œuvrant dans une colonie industrielle (une « Colline ») n'ayant plus leur « carte de pouvoir » pendant la durée de leur contrat, est ainsi promu à la tête du « Directoire » tant que la bouteille ne saute pas à nouveau.

Leon Cartwright, simple réparateur électronicien, fraîchement licencié et, de ce fait, retrouvant sa liberté, est le gagnant de cette loterie des « neuf planètes ». Il reprend le siège de Reese Verrick, Premier désormais déchu.

 

« Ce que j'ai fait, admit Cartwright, c'est de trafiquer le mécanisme de la bouteille. Au cours de ma vie, j'ai eu mille fois accès au centre de Genève. Comme il m'était impossible de prédire les sautes de la bouteille, j'ai adopté la meilleure solution de rechange : je l'ai réglée de façon à ce que les neuf prochains numéros à sortir soient ceux des neuf cartes que j'avais en ma possession. »

 

« Ce n'est pas un instinct animal qui nous rend fiévreux et insatisfaits. Je vais vous dire ce que c'est : c'est le but le plus élevé de l'homme – le besoin de grandir, de progresser... de découvrir de nouvelles choses... d'avancer, de s'étendre, d'atteindre de nouveaux territoires, de nouvelles expériences, de comprendre et de vivre en évoluant. De rejeter la routine et la répétition, de rompre avec la monotonie de l'habitude, d'aller de l'avant. De ne jamais s'arrêter... »

 

Fin du roman.

 

 

À vous de jouer.

 

Certains doutent des vertus du suffrage universel et de la vertu des élus. Si on tirait au sort un citoyen lambda en lui confiant le gouvernement du monde, ce serait plus vite fait et moins coûteux.

 

La « bouteille » a sauté. Lou, lambda inclassifiable, préside à la destinée hasardeuse du monde.

 

Que se passe-t-il ?

 

Certes, selon les règles, l'assassinat du « Meneur de jeu » est autorisé, mais il est protégé par un « Corps » de policiers télépathes.

 

Saurez-vous le faire sauter, espérant ainsi profiter à votre tour de « la bouteille » ?

 

Et que feriez-vous alors ?

 

 

* * *

 

Cet article est venu d'un dialogue avec babelouest, chez des pas perdus.

BAB nous invitait à lire, en regard, le roman de Gérard Klein, Le Sceptre du Hasard, publié en 1968 au Fleuve Noir, puis en 1974 chez Laffont sous le pseudonyme de Gilles d'Argyre.

 

- - -

 

 

ANNEXE

 

Théorème du minimax de von Neumann

Un article de Wikipédia, l'encyclopédie libre.

 

[Un extrait. Vous décrocherez à partir de Pierre-feuille-ciseaux, au mieux. Si vous voulez jouer, ajoutez le puits : pierre#feuille, 0-1 ; pierre#ciseaux, 1-0 ; pierre#puits, 0-1 ; feuille#puits, 1-0, la feuille couvre le puits, etc.]

 

Le théorème du minimax de John von Neumann (parfois appelé théorème fondamental de la théorie des jeux à deux joueurs), démontré en 1928, est un résultat important en théorie des jeux. Il assure que, pour un jeu non-coopératif synchrone à information complète opposant deux joueurs, à nombre fini de stratégies pures et à somme nulle, il existe au moins une situation d'interaction stable, à savoir une situation dans laquelle aucun des deux joueurs n'a intérêt à changer sa stratégie mixte si l'autre ne la change pas. Ce théorème est un cas particulier du théorème fondamental de la théorie des jeux à n joueurs de John Forbes Nash, démontré en 1950.

 

Le théorème du minimax fournit une méthode rationnelle de prise de décision dans un contexte bien précis : celui où s'affrontent deux adversaires (des entreprises concurrentes ou des États en guerre par exemple) lorsqu'on suppose qu'ils doivent prendre leurs décisions simultanément et que tout gain de l'un est perte de l'autre. Cette seconde hypothèse, rarement remplie dans la réalité, limite cependant beaucoup son intérêt pratique.

 

Un exemple de situation qu'il modélise bien est, au football, le duel entre un tireur de penalty et le gardien de but adverse. Le premier doit choisir où diriger son tir, le second quel secteur de sa cage protéger. En fonction du couple de décisions prises, les chances du tireur de marquer varient fortement. La pratique des joueurs est bien sûr de faire leurs choix de façon aléatoire et imprévisible. La théorie du minimax justifie cette méthode et détermine les probabilités qu'il est bon de donner à chacune des stratégies possibles ; les mesures effectuées sur les matchs de Bundesliga la valident : les probabilités constatées sont proches de celles que le théorème de von Neumann recommande.

 

Historiquement, le mathématicien Émile Borel a formalisé l'énoncé du théorème et est l'auteur de démonstrations parcellaires. La première preuve complète, un peu plus tardive, est l'œuvre de von Neumann.

 

La pertinence du modèle de von Neumann a été mise en cause. Outre l'inadéquation à la réalité de l'hypothèse de « somme nulle », des critiques ont été articulées contre la théorie sous-jacente de l'utilité bâtie par von Neumann et l'économiste Oskar Morgenstern pour donner un sens à la mesure du gain en situation d'incertitude ; le paradoxe d'Allais en est une des plus célèbres.

 

Si on fait abstraction de son utilisation en théorie de la décision, le théorème de von Neumann n'en demeure pas moins un résultat remarquable de mathématiques pures. En analyse fonctionnelle, c'est le premier d'une longue chaîne de théorèmes du minimax ; sa deuxième démonstration de 1937 par von Neumann, qui utilise un théorème de point fixe, a sans doute guidé les travaux ultérieurs de John Forbes Nash sur les jeux à somme non nulle ; sa démonstration de 1938 par Jean Ville, qui met en relief la relation avec la convexité et la théorie des inégalités, ouvre un pont vers la théorie de l'optimisation linéaire qui va émerger dans les années 1940.

 

[…]

 

Pierre

Feuille

Ciseaux

 

On suppose que deux protagonistes, X et Y, s'affrontent dans un contexte qui peut être un « jeu », au sens commun du terme (ainsi le pierre-feuille-ciseaux), mais aussi une compétition militaire ou économique.

 

Chacun dispose d'un nombre fini de coups possibles, appelés des « stratégies pures ». On note « k » le nombre de stratégies pures disponibles pour X et « n » le nombre de stratégies pures disponibles pour Y. On numérote les stratégies à la disposition de X et à celles de Y. Dans l'exemple du jeu de pierre-feuille-ciseaux, le formalisme sera le même pour X et pour Y : « 1 » codant « jouer pierre », « 2 » codant « jouer feuille » et « 3 » codant « jouer ciseaux » (on prendra garde que cet exemple peut être trompeur : on ne suppose pas le jeu symétrique et les deux joueurs n'ont pas nécessairement les mêmes stratégies pures à leur disposition, ni même le même nombre de stratégies pures.)

 

On suppose que les deux joueurs connaissent sans ambiguïté la règle du jeu, en particulier les gains ou pertes qui seront applicables pour chaque couple de choix de stratégies (le jeu est dit « à information complète »), et qu'à chaque coup ils jouent simultanément (le jeu est dit « synchrone » – on peut aussi utiliser l'expression « jeu à information complète imparfaite » pour exprimer ce synchronisme). Il leur est interdit de se concerter préalablement : le jeu est dit « non coopératif ».

 

Pour chaque choix d'une stratégie pure numérotée « » par X et d'une stratégie pure numérotée « » par Y, les règles du jeu (bien connues des deux participants) définissent un gain remporté par X, qui est un nombre réel. Une valeur positive signifie que X est bénéficiaire de ce nombre d'unités, un gain négatif qu'il en est perdant. Ces gains peuvent être regroupés en un tableau rectangulaire, appelé matrice (les lignes correspondant aux stratégies d'Y et les colonnes à celles de X). Dans l'exemple de « pierre-feuille-ciseaux » avec ses règles les plus usuelles, la matrice représentant les gains de X serait ainsi :

 

X joue « pierre » X joue « feuille » X joue « ciseaux »

Y joue « pierre » 0 1 -1

Y joue « feuille » -1 0 1

Y joue « ciseaux » 1 -1 0

 

On pourrait définir de même le gain « » pour Y et la matrice représentant ces gains, mais ce ne sera pas nécessaire car on fait une dernière hypothèse : celle que le jeu est « à somme nulle », ce qui signifie que la société formée des deux joueurs ne gagne ni ne perd rien au jeu dans sa globalité, que tout ce que perd X, Y le gagne et réciproquement. La matrice des gains d'Y est donc la matrice et il n'est pas utile de lui donner un nouveau nom.

 

Soit l'exemple d'un jeu à trois stratégies pour chaque joueur où la matrice A des gains de X est la suivante :

 

X joue sa stratégie 1 X joue sa stratégie 2 X joue sa stratégie 3

Y joue sa stratégie 1 -1000 2 2000

Y joue sa stratégie 2 1010 2 -3000

Y joue sa stratégie 3 0 1 0

 

Considérant la règle du jeu, X se dit : « Si je joue 1, je risque de perdre 1000 unités, et si je joue 3 d'en perdre 3000 ; mais si je joue 2, je gagne une unité dans le pire des cas. »

 

Y, pour sa part, se dit : « Si je joue 1, je risque de perdre 2000 unités, et si je joue 2 d'en perdre 1010 ; mais si je joue 3 mes pertes sont limitées à une unité dans le pire des cas.

 

X peut poursuivre son raisonnement : « J'ai reconstitué le raisonnement d'Y, qui lui donne de bonnes raisons de choisir sa stratégie 3. Si elle le fait comme je m'y attends, la lecture de la 3e ligne de la matrice me montre que la stratégie 2 est le meilleur choix pour moi. Excellente raison de m'y tenir. »

 

Et symétriquement, après avoir observé la 2e colonne de la matrice, Y se sent confortée dans son choix pour la stratégie 3.

 

Finalement tout ceci mène à penser que le choix conjoint du 2e coup pour X, du 3e pour Y est plus rationnel que les autres, qu'il est le bon choix en un sens qui reste à préciser. Il est à cet égard instructif de considérer deux règles de décision inappropriées qui pourraient tenter X : en premier lieu, il pourrait chercher à maximiser la moyenne d'une colonne, en l'interprétant comme le gain moyen que lui rapporterait le choix de la stratégie correspondante, et il jouerait alors son 1er coup ; en second lieu, il pourrait être attiré par le « maximax », le gain le plus élevé figurant sur le tableau (ici c'est 2000), ce qui le conduirait à jouer son 3e coup. Dans les deux cas, il y perdrait, puisque Y – s'il joue bien – s'en tiendrait tout de même à jouer son coup numéro 3 et le seul résultat de la gourmandise de X serait qu'il ne toucherait rien au lieu de gagner le modeste 1 que la meilleure stratégie lui garantit.

 

Comparons à la situation suivante, variante minime du jeu de « pierre-feuille-ciseaux » (on a modifié de quelques centimes les enjeux pour éviter des situations d'indifférence entre stratégies qui n'apportent rien à la compréhension) :

 

X joue « pierre » X joue « feuille » X joue « ciseaux »

Y joue « pierre » 0 1,05 -1,07

Y joue « feuille » -1,03 0 1,04

Y joue « ciseaux » 1,02 -1,01 0

 

X et Y peuvent commencer à raisonner comme dans l'exemple précédent : si X veut minimiser la somme qu'il devra verser à Y, le coup à jouer est « feuille » où il ne perdra au pire que 1,01 unité. De même Y va dans un premier temps être tentée par jouer « ciseaux » où dans le pire des cas sa perte se limite à 1,02 unité. Mais lorsqu'il considère qu'Y a des raisons sérieuses de jouer « ciseaux » X, au lieu d'être conforté dans son choix initial de « feuille », s'aperçoit qu'il serait alors perdant et qu'il vaut bien mieux bifurquer sur « pierre ». Y, qui reconstitue mentalement les anticipations de X, anticipe qu'il jouera « pierre » et déplace son projet de coup vers « feuille ». À son tour X modifie ses anticipations... Rien ne se stabilise et aucun choix de stratégies pures n'arrive à s'imposer.

 

Où se situe la différence entre les deux exemples ? C'est que dans la première matrice, contrairement à la deuxième, figure ce qu'on peut appeler un point-selle, ou équilibre de Nash : une entrée qui est à la fois la plus petite de sa colonne et la plus grande de sa ligne.

 

 

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