Loterie solaire (Solar lottery) est un roman de Philip K. Dick, publié en 1955 (Ace Books, Inc.) et traduit en français en 1968 (Éditions OPTA).
En mai 2203, la planète avait connu bien des tourments depuis 1953.
Au XXe siècle, le problème de la production avait été résolu. Ensuite, ce fut le problème de la consommation qui affligea l'humanité. Dès 1950-1960, les produits fermiers et manufacturés s'empilèrent dans le monde occidental. On en donna autant que possible – mais cela constituait une menace pour le marché libre. En 1980, la solution momentanée fut d'en brûler pour des milliards de dollars, semaine après semaine.
Tous les samedis, citadins et citadines s'attroupaient en une foule sombre et rancunière pour regarder l'armée arroser d'essence les automobiles et les grille-pain, les vêtements, les oranges et le café que personne ne pouvait acheter, puis les allumer avec une aveuglante déflagration. Chaque ville avait ainsi un emplacement ceint de barbelés, une espèce de champ de cendres et de détritus où l'on détruisait systématiquement toutes les belles choses qui ne trouvaient pas acquéreurs.
Les jeux avaient un tout petit peu amélioré la situation. Les gens qui ne pouvaient acheter les coûteuses marchandises manufacturées pouvaient au moins espérer les gagner. Pendant des décennies, l'économie reçut un coup de fouet grâce aux mécanismes complexes qui distribuaient des tonnes de marchandises rutilantes. Maos pour chaque homme qui gagnait une auto, un réfrigérateur ou un poste de télévision, il y en avait des millions qui ne gagnaient rien. Graduellement, les prix que l'on pouvait gagner aux jeux passèrent des simples objets matériels à des « marchandises » plus réalistes : le pouvoir et le prestige. Et, au sommet de la pyramide, le distributeur du pouvoir, celui que l'on nommait le Meneur de Jeu.
La désintégration du système socio-économique fut lente, progressive et profonde. A tel point que les hommes refusèrent de croire en l'exactitude des lois naturelles. Plus rien n'était stable ; l'univers était un flux perpétuel. Nul ne savait ce qui suivrait. Nul ne pouvait compter sur quoi que ce fût. La prédiction statistique devint populaire... Le concept de causalité disparut de la pensée humaine. Les hommes cessèrent de croire qu'ils pouvaient contrôler leur environnement ; il ne restait que le calcul des probabilités : de bonnes chances dans un univers livré à un hasard anarchique.
La théorie du Minimax – le jeu M – était une sorte de désistement stoïque, une non-participation au tourbillon sans but au sein duquel luttaient les hommes. Le joueur de M ne s'engageait jamais – il ne risquait rien, ne gagnait rien... et n'était pas submergé. Son but était d'accumuler les chances et de durer plus longtemps que les autres joueurs. Le joueur de M attendait tranquillement la fin de la partie ; il n'y avait rien d'autre à espérer.
Le Minimax, méthode pour survivre au grand jeu de la vie, avait été inventé au Xxe siècle par deux mathématiciens, von Neumann et Morgenstern. La méthode avait été utilisée au cours de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre de Corée et de la guerre finale. Les stratèges militaires, puis les financiers, avaient joué avec cette théorie. Vers le milieu du siècle, von Neumann fut nommé à la Commission Américaine de l’Énergie Atomique, reconnaissance évidente de la valeur de sa théorie. Et, deux siècles et demi plus tard, celle-ci devint la base même du gouvernement.
Ne rien espérer d'autre que le néant.
« Je me demande, s'interroge Ted Benteley, biochimiste de classe 8-8, à quoi sert mon travail en fin de compte. Ce qu'on en fait. Où il disparaît.
_ Et où disparaît-il, demanda Eleanor.
_ Dans le néant. Il ne sert à rien, à personne.
_ Et à qui devrait-il servir ? »
Benteley eut du mal à trouver une réponse.
Comme on vient de le lire en quelques phrases, le propos est d'une étonnante actualité.
En ce joli mois de mai 2203, le « Numéro Un », le « Maître du monde », le « Meneur de jeu », n'est plus élu mais désigné « par une imprévisible saute de la bouteille », « instrument socialisé du hasard ».
Les augures, un vol de corneilles blanches au-dessus de la Suède, une série d'incendies inexpliqués, la naissance d'un veau à deux têtes, font la fortune des diseurs de bonne aventure. Pourtant, nul ne peut prédire le moment d'un caprice fortuit de « la bouteille » ni ce qu'il s'ensuivra.
Un lambda, « inclassifié » (« ink »), les « classifiés » œuvrant dans une colonie industrielle (une « Colline ») n'ayant plus leur « carte de pouvoir » pendant la durée de leur contrat, est ainsi promu à la tête du « Directoire » tant que la bouteille ne saute pas à nouveau.
Leon Cartwright, simple réparateur électronicien, fraîchement licencié et, de ce fait, retrouvant sa liberté, est le gagnant de cette loterie des « neuf planètes ». Il reprend le siège de Reese Verrick, Premier désormais déchu.
« Ce que j'ai fait, admit Cartwright, c'est de trafiquer le mécanisme de la bouteille. Au cours de ma vie, j'ai eu mille fois accès au centre de Genève. Comme il m'était impossible de prédire les sautes de la bouteille, j'ai adopté la meilleure solution de rechange : je l'ai réglée de façon à ce que les neuf prochains numéros à sortir soient ceux des neuf cartes que j'avais en ma possession. »
« Ce n'est pas un instinct animal qui nous rend fiévreux et insatisfaits. Je vais vous dire ce que c'est : c'est le but le plus élevé de l'homme – le besoin de grandir, de progresser... de découvrir de nouvelles choses... d'avancer, de s'étendre, d'atteindre de nouveaux territoires, de nouvelles expériences, de comprendre et de vivre en évoluant. De rejeter la routine et la répétition, de rompre avec la monotonie de l'habitude, d'aller de l'avant. De ne jamais s'arrêter... »
Fin du roman.
À vous de jouer.
Certains doutent des vertus du suffrage universel et de la vertu des élus. Si on tirait au sort un citoyen lambda en lui confiant le gouvernement du monde, ce serait plus vite fait et moins coûteux.
La « bouteille » a sauté. Lou, lambda inclassifiable, préside à la destinée hasardeuse du monde.
Que se passe-t-il ?
Certes, selon les règles, l'assassinat du « Meneur de jeu » est autorisé, mais il est protégé par un « Corps » de policiers télépathes.
Saurez-vous le faire sauter, espérant ainsi profiter à votre tour de « la bouteille » ?
Et que feriez-vous alors ?
* * *
Cet article est venu d'un dialogue avec babelouest, chez des pas perdus.
BAB nous invitait à lire, en regard, le roman de Gérard Klein, Le Sceptre du Hasard, publié en 1968 au Fleuve Noir, puis en 1974 chez Laffont sous le pseudonyme de Gilles d'Argyre.
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ANNEXE
Théorème du minimax de von Neumann
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[Un extrait. Vous décrocherez à partir de Pierre-feuille-ciseaux, au mieux. Si vous voulez jouer, ajoutez le puits : pierre#feuille, 0-1 ; pierre#ciseaux, 1-0 ; pierre#puits, 0-1 ; feuille#puits, 1-0, la feuille couvre le puits, etc.]
Le théorème du minimax de John von Neumann (parfois appelé théorème fondamental de la théorie des jeux à deux joueurs), démontré en 1928, est un résultat important en théorie des jeux. Il assure que, pour un jeu non-coopératif synchrone à information complète opposant deux joueurs, à nombre fini de stratégies pures et à somme nulle, il existe au moins une situation d'interaction stable, à savoir une situation dans laquelle aucun des deux joueurs n'a intérêt à changer sa stratégie mixte si l'autre ne la change pas. Ce théorème est un cas particulier du théorème fondamental de la théorie des jeux à n joueurs de John Forbes Nash, démontré en 1950.
Le théorème du minimax fournit une méthode rationnelle de prise de décision dans un contexte bien précis : celui où s'affrontent deux adversaires (des entreprises concurrentes ou des États en guerre par exemple) lorsqu'on suppose qu'ils doivent prendre leurs décisions simultanément et que tout gain de l'un est perte de l'autre. Cette seconde hypothèse, rarement remplie dans la réalité, limite cependant beaucoup son intérêt pratique.
Un exemple de situation qu'il modélise bien est, au football, le duel entre un tireur de penalty et le gardien de but adverse. Le premier doit choisir où diriger son tir, le second quel secteur de sa cage protéger. En fonction du couple de décisions prises, les chances du tireur de marquer varient fortement. La pratique des joueurs est bien sûr de faire leurs choix de façon aléatoire et imprévisible. La théorie du minimax justifie cette méthode et détermine les probabilités qu'il est bon de donner à chacune des stratégies possibles ; les mesures effectuées sur les matchs de Bundesliga la valident : les probabilités constatées sont proches de celles que le théorème de von Neumann recommande.
Historiquement, le mathématicien Émile Borel a formalisé l'énoncé du théorème et est l'auteur de démonstrations parcellaires. La première preuve complète, un peu plus tardive, est l'œuvre de von Neumann.
La pertinence du modèle de von Neumann a été mise en cause. Outre l'inadéquation à la réalité de l'hypothèse de « somme nulle », des critiques ont été articulées contre la théorie sous-jacente de l'utilité bâtie par von Neumann et l'économiste Oskar Morgenstern pour donner un sens à la mesure du gain en situation d'incertitude ; le paradoxe d'Allais en est une des plus célèbres.
Si on fait abstraction de son utilisation en théorie de la décision, le théorème de von Neumann n'en demeure pas moins un résultat remarquable de mathématiques pures. En analyse fonctionnelle, c'est le premier d'une longue chaîne de théorèmes du minimax ; sa deuxième démonstration de 1937 par von Neumann, qui utilise un théorème de point fixe, a sans doute guidé les travaux ultérieurs de John Forbes Nash sur les jeux à somme non nulle ; sa démonstration de 1938 par Jean Ville, qui met en relief la relation avec la convexité et la théorie des inégalités, ouvre un pont vers la théorie de l'optimisation linéaire qui va émerger dans les années 1940.
[…]
Pierre
Feuille
Ciseaux
On suppose que deux protagonistes, X et Y, s'affrontent dans un contexte qui peut être un « jeu », au sens commun du terme (ainsi le pierre-feuille-ciseaux), mais aussi une compétition militaire ou économique.
Chacun dispose d'un nombre fini de coups possibles, appelés des « stratégies pures ». On note « k » le nombre de stratégies pures disponibles pour X et « n » le nombre de stratégies pures disponibles pour Y. On numérote les stratégies à la disposition de X et à celles de Y. Dans l'exemple du jeu de pierre-feuille-ciseaux, le formalisme sera le même pour X et pour Y : « 1 » codant « jouer pierre », « 2 » codant « jouer feuille » et « 3 » codant « jouer ciseaux » (on prendra garde que cet exemple peut être trompeur : on ne suppose pas le jeu symétrique et les deux joueurs n'ont pas nécessairement les mêmes stratégies pures à leur disposition, ni même le même nombre de stratégies pures.)
On suppose que les deux joueurs connaissent sans ambiguïté la règle du jeu, en particulier les gains ou pertes qui seront applicables pour chaque couple de choix de stratégies (le jeu est dit « à information complète »), et qu'à chaque coup ils jouent simultanément (le jeu est dit « synchrone » – on peut aussi utiliser l'expression « jeu à information complète imparfaite » pour exprimer ce synchronisme). Il leur est interdit de se concerter préalablement : le jeu est dit « non coopératif ».
Pour chaque choix d'une stratégie pure numérotée « » par X et d'une stratégie pure numérotée « » par Y, les règles du jeu (bien connues des deux participants) définissent un gain remporté par X, qui est un nombre réel. Une valeur positive signifie que X est bénéficiaire de ce nombre d'unités, un gain négatif qu'il en est perdant. Ces gains peuvent être regroupés en un tableau rectangulaire, appelé matrice (les lignes correspondant aux stratégies d'Y et les colonnes à celles de X). Dans l'exemple de « pierre-feuille-ciseaux » avec ses règles les plus usuelles, la matrice représentant les gains de X serait ainsi :
X joue « pierre » X joue « feuille » X joue « ciseaux »
Y joue « pierre » 0 1 -1
Y joue « feuille » -1 0 1
Y joue « ciseaux » 1 -1 0
On pourrait définir de même le gain « » pour Y et la matrice représentant ces gains, mais ce ne sera pas nécessaire car on fait une dernière hypothèse : celle que le jeu est « à somme nulle », ce qui signifie que la société formée des deux joueurs ne gagne ni ne perd rien au jeu dans sa globalité, que tout ce que perd X, Y le gagne et réciproquement. La matrice des gains d'Y est donc la matrice et il n'est pas utile de lui donner un nouveau nom.
Soit l'exemple d'un jeu à trois stratégies pour chaque joueur où la matrice A des gains de X est la suivante :
X joue sa stratégie 1 X joue sa stratégie 2 X joue sa stratégie 3
Y joue sa stratégie 1 -1000 2 2000
Y joue sa stratégie 2 1010 2 -3000
Y joue sa stratégie 3 0 1 0
Considérant la règle du jeu, X se dit : « Si je joue 1, je risque de perdre 1000 unités, et si je joue 3 d'en perdre 3000 ; mais si je joue 2, je gagne une unité dans le pire des cas. »
Y, pour sa part, se dit : « Si je joue 1, je risque de perdre 2000 unités, et si je joue 2 d'en perdre 1010 ; mais si je joue 3 mes pertes sont limitées à une unité dans le pire des cas.
X peut poursuivre son raisonnement : « J'ai reconstitué le raisonnement d'Y, qui lui donne de bonnes raisons de choisir sa stratégie 3. Si elle le fait comme je m'y attends, la lecture de la 3e ligne de la matrice me montre que la stratégie 2 est le meilleur choix pour moi. Excellente raison de m'y tenir. »
Et symétriquement, après avoir observé la 2e colonne de la matrice, Y se sent confortée dans son choix pour la stratégie 3.
Finalement tout ceci mène à penser que le choix conjoint du 2e coup pour X, du 3e pour Y est plus rationnel que les autres, qu'il est le bon choix en un sens qui reste à préciser. Il est à cet égard instructif de considérer deux règles de décision inappropriées qui pourraient tenter X : en premier lieu, il pourrait chercher à maximiser la moyenne d'une colonne, en l'interprétant comme le gain moyen que lui rapporterait le choix de la stratégie correspondante, et il jouerait alors son 1er coup ; en second lieu, il pourrait être attiré par le « maximax », le gain le plus élevé figurant sur le tableau (ici c'est 2000), ce qui le conduirait à jouer son 3e coup. Dans les deux cas, il y perdrait, puisque Y – s'il joue bien – s'en tiendrait tout de même à jouer son coup numéro 3 et le seul résultat de la gourmandise de X serait qu'il ne toucherait rien au lieu de gagner le modeste 1 que la meilleure stratégie lui garantit.
Comparons à la situation suivante, variante minime du jeu de « pierre-feuille-ciseaux » (on a modifié de quelques centimes les enjeux pour éviter des situations d'indifférence entre stratégies qui n'apportent rien à la compréhension) :
X joue « pierre » X joue « feuille » X joue « ciseaux »
Y joue « pierre » 0 1,05 -1,07
Y joue « feuille » -1,03 0 1,04
Y joue « ciseaux » 1,02 -1,01 0
X et Y peuvent commencer à raisonner comme dans l'exemple précédent : si X veut minimiser la somme qu'il devra verser à Y, le coup à jouer est « feuille » où il ne perdra au pire que 1,01 unité. De même Y va dans un premier temps être tentée par jouer « ciseaux » où dans le pire des cas sa perte se limite à 1,02 unité. Mais lorsqu'il considère qu'Y a des raisons sérieuses de jouer « ciseaux » X, au lieu d'être conforté dans son choix initial de « feuille », s'aperçoit qu'il serait alors perdant et qu'il vaut bien mieux bifurquer sur « pierre ». Y, qui reconstitue mentalement les anticipations de X, anticipe qu'il jouera « pierre » et déplace son projet de coup vers « feuille ». À son tour X modifie ses anticipations... Rien ne se stabilise et aucun choix de stratégies pures n'arrive à s'imposer.
Où se situe la différence entre les deux exemples ? C'est que dans la première matrice, contrairement à la deuxième, figure ce qu'on peut appeler un point-selle, ou équilibre de Nash : une entrée qui est à la fois la plus petite de sa colonne et la plus grande de sa ligne.
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