Nicolas Bouvier, L'usage du monde, Récit, Genève, juin 1953-Khyber Pass, décembre 1954 – Quarante-huit dessins de Thierry Vernet, première édition à compte d'auteur, Librairie Droz, 1963, Editions La Découverte, 2014
A l’été 1953, un jeune homme de 24 ans, fils de bonne famille calviniste, quitte Genève et son université, où il suit des cours de sanscrit, d’histoire médiévale puis de droit, à bord de sa Fiat Topolino. Nicolas Bouvier a déjà effectué de courts voyages ou des séjours plus longs en Bourgogne, en Finlande, en Algérie, en Espagne, puis en Yougoslavie, via l’Italie et la Grèce. Cette fois, il vise plus loin : la Turquie, l’Iran, Kaboul puis la frontière avec l’Inde. Il est accompagné de son ami Thierry Vernet, qui documentera l’expédition en dessins et croquis.
Ces six mois de voyage à travers les Balkans, l’Anatolie, l’Iran puis l’Afghanistan donneront naissance à l’un des grands chefs-d’oeuvre de la littérature dite « de voyage », L’usage du monde, qui ne sera publié que dix ans plus tard – et à compte d’auteur la première fois – avant de devenir un classique.
Par son écriture serrée, économe de ses effets et ne jouant pas à la « littérature », Nicolas Bouvier a réussi à atteindre ce à quoi peu sont parvenus : un pur récit de voyage, dans la grande tradition de la découverte et de l’émerveillement, en même temps qu’une réflexion éthique et morale sur une manière d’être au monde parmi ses contemporains, sous toutes les latitudes.
4e de couverture
Nicolas Bouvier (1929-1998), écrivain, poète, photographe, dessinateur est né et mort près de Genève après une vie de voyages. Outre L’usage du monde, il est notamment l’auteur de Chronique japonaise, Le Poisson-Scorpion, Le Dehors et le Dedans, Journal d’Aran et d’autres lieux.
Thierry Vernet (1927-1993), peintre, dessinateur et graveur, ami de Nicolas Bouvier, a illustré leur voyage, relaté dans L'usage du monde.
4e de couverture
Avant-propos
J'avais quitté Genève depuis trois jours et cheminais à toute petite allure quand à Zagreb, poste restante, je trouvai cette lettre de Thierry :
« Travnik, Bosnie, le 4 juillet.
Ce matin, soleil éclatant, chaleur ; je suis monté dessiner dans les collines. Marguerites, blés frais, calmes ombrages. Au retour, croisé un paysan monté sur un poney. Il en descend et me roule une cigarette qu'on fume accroupis au bord du chemin. Avec mes quelques mots de serbe, je parviens à comprendre qu'il ramène des pains de chez lui, qu'il a dépensé mille dinars pour aller trouver une fille qui a de gros bras et de gros seins, qu'il a cinq enfants et trois vaches, qu'il faut se méfier de la foudre qui a tué sept personnes l'an dernier.
Ensuite je suis allé au marché. C'est le jour : des sacs faits avec la peau entière d'une chèvre, des faucilles à vous donner envie d'abattre des hectares de seigle, des peaux de renard, des paprikas, des sifflets, des godasses, du fromage, des bijoux de fer-blanc, des tamis de jonc encore vert auxquels des moustachus mettent la dernière main et, régnant sur tout cela, la galerie des unijambistes, des manchots, des trachomeux, des trembleurs et des béquillards.
Ce soir, été boire un coup sous les acacias pour écouter les Tziganes qui se surpassaient. Sur le chemin du retour, j'ai acheté une grosse pâte d'amande, rose et huileuse. L'Orient, quoi ! »
Thierry Vernet, Le lotus
J'examinai la carte. C'était une petite ville dans un cirque de montagnes, au cœur du pays bosniaque. De là, il comptait remonter vers Belgrade où l'« Association des peintres serbes » l'invitait à exposer. Je devais l'y rejoindre dans les derniers jours de juillet avec le bagage et la vieille Fiat que nous avions retapée, pour continuer vers la Turquie, l'Iran, l'Inde, plus loin peut-être... Nous avions deux ans devant nous et de l'argent pour quatre mois. Le programme était vague mais, dans de pareilles affaires, l'essentiel est de partir.
C'est la contemplation silencieuse des atlas, à plat ventre sur le tapis, entre dix et treize ans, qui donne ainsi l'envie de tout planter là. Songez à des régions comme le Banat, la Caspienne, le Cachemire, aux musiques qui y résonnent, aux regards qu'on y croise, aux idées qui vous y attendent...
Nishka Banja, traditionnel, Yougoslavie, Ensemble de musique Tzigane Bratsch, 1982
Une odeur de melon
Belgrade
Minuit sonnait quand j’arrêtai la voiture devant le café Majestic. Un aimable silence régnait sur la rue encore chaude. A travers les rideaux crochetés j'observai Thierry assis à l'intérieur. Il avait dessiné sur la nappe une citrouille grandeur nature qu'il remplissait, pour tuer le temps, de pépins minuscules. Le coiffeur de Travnik n'avait pas dû le voir souvent. Avec ses ailerons sur les oreilles et ses petits yeux bleus, il avait l'air d'un jeune requin folâtre et harassé.
Un voyage se passe de motifs.
Thierry Vernet, Le pont
Thierry Vernet, La chanteuse et l'accordéoniste
Dumbala Dumba, Tutti, Belgrade, 2011
A Kraguiévač, en Chumadia, un accueil culinaire de rêve.
Bière pour ouvrir l'appétit, salami, gâteau au fromage couvert de crème aigre.
Côtelettes panées, rissoles à la viande, vin blanc.
Lard, crêpes à la confiture, pruneau deux fois distillé.
Ce pourrait être un fil de lecture gourmand.
Le récit de voyage se continue, en de belles et brèves phrases.
Serbie, Macédoine, Kosovo... et des chemins qui appartiennent aux furets, aux meneuses d’oies, aux carrioles noyées de poussière. La vieille Fiat fait ce qu’elle peut : nous nous refusons tous les luxes sauf le plus précieux : la lenteur.
Istanbul, Anatolie. Une vie de nomade. Tabriz, Téhéran,
Et puis il y a toutes les rencontres, en Yougoslavie, mais aussi plus loin, avec des Tabrizi, des Kurdes, des Arméniens…
A Tabriz.
Concombres au sel
Noix vertes confites
Galettes et vin blanc au goût de fumée.
A Téhéran.
Compote de melon glacé
Riz à la confiture
Poulet grillé à la menthe
Lait caillé aux concombres et aux raisins secs.
Le voyageur retient l'odeur mûre et brûlée du continent indien.
Un récit culte pour les amoureux de voyage.