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  • : Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).

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3 février 2014 1 03 /02 /février /2014 00:01

 

Gérard Morel, La fille du bourreau

Gérard Morel, La fille du bourreau, Nous Deux, 123 pages, 2014

 

GMsans

Gérard Morel, né à Damville, Haute-Normandie, le 15 Avril 1965, est un écrivain et un magistrat.

 

A Venise en ce début du 18e siècle, la tradition imposait au doge de célébrer chaque année ses noces avec la mer, en s'embarquant sur un navire décoré avec faste pour jeter au milieu des eaux un anneau d'or. Les festivités qui s'ensuivaient étaient presque aussi joyeuses que celles du carnaval.

 

Cette année-là, en ce début du XVIIIe siècle, à Venise, le doge tombe à l'eau.

 

Bien sûr, tous les marins présents rivalisèrent pour plonger en premier et avoir l'honneur de ramener le doge sur le quai, et les festivités auraient dû se poursuivre sans encombre. Mais Giovanni Cornaro était farouchement superstitieux, comme la plupart des Vénitiens de son époque.

 

Mauvais augure.

 

Heureusement, son médecin traitant, le docteur Tolomei, veille.

 

Francesco Guardi, Santa Maria del Giglio, Venise, 1678-1681

 

En ce début de l'été 1722, le crépuscule commençait à assombrir Venise lorsque Lucrezia Focardi sortit du palais de son père pour aller assister à la dernière messe que donnait le curé de l'église Santa Maria del Giglio.

 

La belle Lucrezia est la fille du bourreau. Personne ne songerait à épouser la fille du bourreau. La plupart des Vénitiens de son époque sont farouchement superstitieux. Aussi, elle vit avec son père, dans son palais – le malheur des uns fait la fortune des autres : maître Focardi est riche –, en la compagnie de Catarina, la vieille servante.

 

Certes, le neveu du cardinal Lambergallo, Lafcadio Lambergallo, un ami d'enfance, resté boiteux après un accident mais plein de délicatesse, est amoureux d'elle. Il lui a demandé sa main. Elle a refusé. Elle l'aime trop. On n'épouse pas un ami d'enfance que l'on ne saurait contenter.

 

Près de l'église, Lucrezia rencontre Rosaria Avversano, la mendiante. La miséreuse, ordinairement si gentille, est pleine de colère, de hargne, de détresse.

 

Son fils Attilio est en prison. Il a été dénoncé par une lettre anonyme pour un prétendu complot. Demain, il sera torturé par maître Focardi.

 

Palais des Doges, bouche de lion

Dénonciations secrètes contre quiconque dissimule faveurs et services ou bien cherche à cacher ses vrais revenus.

 

[...] une tête de lion avait été sculptée à l'entrée du palais. Elle servait de tronc des dénonciations. Dans la gueule ouverte du fauve, n'importe quel anonyme pouvait révéler l'existence d'un crime ou d'un complot qu'il aurait surpris.

 

Lucrezia, émue par la souffrance de Rosaria, promet de prier son père de torturer Attilio avec douceur.

[…] si Attilio persiste à se déclarer innocent, je ne lui extorquerais pas d'aveux sous la souffrance, promet le père.

Attilio, ignorant la promesse de cette clémence et torturé par la détresse, échappe à ses geôliers et se noie.

 

Le jeune Tiberio Tolomei, le fils du médecin attitré du doge de Venise – celui qui est tombé à l'eau –, est un débauché. Il se ruine régulièrement au jeu dans un tripot à l'enseigne des Trois As de Cœur.

Seule solution : épouser la fille du bourreau et sa dot – sans avoir d'enfants, évidemment.

Dès que je l'aurai épousée, je l'installerai dans l'une des maisons que le doge a offerte à mon père et qui se trouve sur la route de Mestre.

Lucrezia refuse la demande. Son père s'inquiète : n'est-elle pas malheureuse en ce palais ?

Mais, balbutia Lucrezia, je ne me suis jamais plaint de vous.

 

Le désespoir point au crépuscule et notre cœur chavire.

Jamais je n'épouserai cet homme, répéta-t-elle obstinément.

Lucrezia se sentait prête à tout pour préserver sa liberté.

 

Charmante, mais obstinée.

 

Lafcadio, l'ami d'enfance, lui propose un mariage blanc : jusqu'à ce que tu décides toi-même, en femme libre, à me rejoindre dans ma chambre.

Non, répondit fermement Lucrezia. Je ne puis accepter un tel sacrifice.

 

Charmante, ferme, mais libre.

 

Lucrezia a un plan.

 

Il consistait à se marier au plus vite avec l'un des condamnés à mort qui attendait d'être exécuté par son père.

 

Palais des Doges, Prison, Pont des soupirs

 

Lucrezia vient à la prison, elle gagne la confiance des geôliers, elle apporte un message de réconciliation à un condamné. Lequel choisir ? Vittorio Visconti, condamné pour le meurtre d'un notable, hurle qu'il est innocent – un fou furieux.

Sur un signe du maître des prisons, Giacomo vint s'incliner respectueusement devant la jeune fille avant de la prier de la suivre dans les couloirs sombres et humides des « plombs » de Venise.

De nos jours, les « plombs » sont en haut, les geôles sont en bas. Il arrive que l'histoire s'inverse. Les « plombs » sont des cellules anciennes, situées sous le toit du palais des Doges. Le sol est vraiment revêtu de plomb, et, en été, la température dépasse 50°. Au XVIIIe siècle, l'enfermement se tenait dans la prison construite plus récemment à côté du palais. Pour passer de la salle des aveux et condamnations à la geôle, on empruntait le pont des « soupirs ». Le couloir de la mort, situé au niveau du canal, était froid, humide, parfois inondé.

 

Elle eut une pensée émue pour son père, qui avait tenté de la protéger de son mieux en ne décrivant jamais l'horreur des bas-fonds où il exerçait son rude métier de bourreau.

 

Que d'émotion ! Quel rude métier – il s'exerçait dans le palais, à un étage tempéré, mais quel métier ! Il n'y a pas de sot métier.

 

Vittorio est un jeune homme charmant, élégant, de belles manières. Lucrezia négocie, ferme, libre, et charmante.

Vittorio aurait poignardé Corrado Candiano, qui était un armateur honorable.

Vittorio souffre d'être ainsi déshonoré.

J'aurais donc pu mourir le front haut, si l'on m'avait accusé d'un crime que j'auais choisi de commettre en toute lucidité, avec la volonté d'éclairer les hommes ou de faire avancer leurs idées.

 

Avançons.

 

Lucrezia est sous le charme, Vittorio est éperdu, ils s'aiment.

Comment le sauver ?

 

Lucrezia a un plan.

 

Elle revient avec le père Francesco, de Santa Maria del Giglio, et le père Angelico, le témoin.

 

Elle ne regardait que lui, et à l'instant où leurs regards se croisèrent, étincela dans leurs yeux un bonheur qui ne devaient rien à la fierté.

[...]

Le père Francesco les déclara unis pour la vie, devant Dieu et devant les hommes.

La vie est trop courte. Et Dieu, dans tout ça ?

 

Le jeune Tiberio Tolomei, le fils du médecin attitré du doge de Venise, s'accroche.

Je vous posséderai, vous et les trésors de votre père !

Il aurait sans doute poursuivi ses menaces et ses insultes, si Lucrezia, ivre de colère, n'avait pas renversé un chandelier avant de sortir en claquant la porte.

Quand elles renversent un chandelier, c'est qu'elles sont fâchées.

 

Comment tout cela va-t-il finir ? Le suspense est insoutenable.

 

Seule solution : qu'elle évite à Vittorio d'être exécuté  parvenir jusqu'à la vérité.

 

Lucrezia a un plan.

 

Voir la famille de Corrado Candiano pour découvrir le coupable. Bianca Candiano, la jeune veuve éplorée, est innocente. Et la mendiante, cette femme meurtrie à jamais par un sort funeste ?

Peu m'importe le sort des Vénitiens, maintenant que mon fils est mort, persifla la mendiante.

« I shit on Venice. »

On la retrouve noyée dans le canal, tout près de sa maison.

 

Allons voir la fiancée d'Attilio, Minella Mascalda. La jeune marchande de poissons de la place des Schiavoni.

Ça sent le hareng.

 

Plus que trois jours.

 

Trois jours d'une enquête haletante au terme de laquelle le coupable est démasqué. Ettore, le propre frère du poignardé, a tenu le poignard, on ne saura jamais pourquoi. Dans la prison, Bianca, la jeune veuve éplorée, le poignarde, puis retourne l'arme contre elle.

 

Lucrezia et Vittorio Visconti étaient unis pour la vie, devant Dieu et devant les hommes.

 

Ils vécurent heureux et firent bientôt baptiser leur premier fils, sous le regard ému du bourreau de Venise.

 

Que d'émotion !

 

Un roman social, d'une actualité au fer rouge. Un récit rythmé par le retour des mêmes phrases, des mêmes séquences. Une belle histoire.

 

Et si... et si, sous des atours badins, ce roman posait la grande question, la question extraordinaire, la question métaphysique ?

Si Lucrezia, la fille du bourreau, en est réduite à l'extrémité d'un condamné, n'en est-il pas de même, tous les jours, de la fille du crémier d’en face, de la fille de l'épicier du bas de la côte, de l'institutrice blonde ?

Ne sont-elles pas contraintes par un sort funeste à épouser toujours un condamné à mort ?

Marie de Magdala, elle-même...

 

 

La Laitière, musique : Rue Socrate et Xavier Jamaux, 2011

 

* * *

 

Gérard Morel

 

Le 20 janvier 2014, Gérard Morel est venu partager ses « confidences interdites », au cinéma Le Viking, Le Neubourg, dans l'Eure, son pays natal.

 

Depuis 1994, chaque semaine, il a fait paraître une nouvelle historique ou policière dans la presse féminine : Nous Deux, Côté Femme, France Dimanche, Maxi, Hitchcock Magazine, etc.

Il a publié une douzaine de romans, historiques ou policiers, et deux études sur Maurice Leblanc, écrivain normand, créateur du personnage d'Arsène Lupin.

 

Parallèlement à sa carrière de juriste, Gérard Morel a été, pendant quinze ans, « nègre » dans l’édition. Il a écrit environ onze livres chaque année, des écrits notamment sous la forme de mémoires pour le compte de personnalités du show-business. Il a également rédigé de nombreux romans historiques ou politiques, dont quatorze romans concernant des personnages qui ont voulu s’assumer en marge de leur époque.

 

« Le nègre est plus proche du comédien que de l’écrivain. »

 

Gérard Morel écrit « les souvenirs de gens du spectacle : comédiens, actrices, chanteuses ou… hommes politiques. »

Le Courrier de l'Eure, Jean-Paul Adam, 15 et 20 janvier 2014

(les citations entre guillemets sont des propos de Gérard Morel)

 

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31 janvier 2014 5 31 /01 /janvier /2014 00:01

 

Electro-show

 

 

Enhancer, Electrochoc, 2006

 

« Tu as encore oublié de refermer le tube de dentifrice », je lui lance gentiment.

Elle me balance la brosse dans les gencives. Je me traîne à ses pieds, menus et fort mignons.

 

Le mois dernier, elle avait flingué la chaudière au shampoing. Elle était partie se laver la tête, un caprice, en me laissant la vaisselle.

Bien. Ça moussait à droite, mais, à gauche, c'était de plus en plus tiède. Parce que je lui avait offert le double bac – elle n'a pas vu l'ironie –, en vue d'éveiller une vocation hibernante. Le PALMOBA avec l'option mitigeur, classe VIP. Raté. Elle préférait la trempette, elle soignait les couettes qui nappaient son intersidéral.

« Y a plus d'eau chaude ! elle piaillait. »

Je rinçais dans un jus presque froid.

 

Foutue. Une tubulaire Berendorff d'époque, autant dire neuve, une affaire, comme m'avait dit la brocante.

 

J'ai fait venir un artisan, un vieux, avec l'expérience. Il a vu, il était sur le cul.

« En cinquante ans de métier, j'ai jamais vu ça. Une Berendorff ! Increvable ! »

Il avait l'ouïe.

« Y a comme un cliquetis.

Les culbuteurs ? j'ai risqué.

Elle est foutue. »

 

Blanchi sous le fer à souder, pépé, mais pessimiste. J'ai changé le DELCO, ça vient toujours du DELCO, et ça ronronne.

 

Déjà, aux noces, elle avait réussi à démâter la pièce montée, un fier esquif, tout meringue et sucre filé, pour la vie.

La vie est trop courte.

 

L'affaire du tube... Elle était fâchée, je l'ai su le soir. Pour me faire pardonner, le lendemain, je lui fais une surprise, un épilateur zones sensibles – elle n'a pas vu l'ironie. J'ai un peu bidouillé le machin à piles. L'électricité, ça me connaît, j'ai fait mon service dans la fanfare.

 

« Karina, ma douce, regarde ! »

Elle a eu comme un air ecstasique, limite orgasme.

 

Une chaudière, un trois-mâts, c'est rien. Le dentif, c'est sacré. Elle m'a tendu la main.

 

Elle était dans son bain.

Douze euros, une affaire !

Et puis le design !

 

C'était bien la première fois qu'elle faisait des étincelles.

 

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15 janvier 2014 3 15 /01 /janvier /2014 00:01

 

Déchetterie

 

 

Les Parisiennes, Le temps du lumbago, in Edouard Molinaro, La mandarine, 1971

 

Les ordures ne passaient plus.

 

Le maire achevait son cinquième mandat dans le sublime. Il avait commencé par liquider le café, où les vieux venaient taper le carton, où les jeunes se retrouvaient au baby. Les poignées tournaient, les tournées valsaient. Et il y avait même un vieux juke avec des 45 T pas encore repiqués en ADD. C'était gratuit – le patron distribuait la monnaie, mais seulement pour les consommateurs, et tout le monde était consommateur.

Les vieux, à l'asile ! Le maire était encore jeune. Les jeunes à l'usine ! Le maire n'était plus tout jeune.

Et quel raffut ! Ça gueulait autant à la belote qu'au foot et la boîte à musique était à fond. Il venait d'installer ses chambres d'hôtes pour voyageurs de commerce fatigués. Dans le calme trois étoiles de la campagne, ça faisait désordre.

Et puis la chopine venait d'être interdite.

 

Le boulanger faisait l'épicier : farine, beurre, sucre. Des conserves en bocaux et même des fruits et légumes frais, moins chers qu'au supermarché puisque c'était sur place. En plus, il livrait à domicile. Il laissait toujours la boutique ouverte. On prenait son pain derrière le comptoir, on posait ses pièces, le pain était encore chaud. Les vieux étaient contents, des nouveaux vieux. Pour les jeunes, il y avait du Coca, des chips et des machins indéterminés, mais colorés et sucrés.

On a interdit le sucre, sur la voie publique. Et le tabac. Parce qu'il faisait tabac.

On l'a retrouvé pendu. On n'a jamais su comment il avait pu grimper à cette poutre sans escabeau, sans même une chaise. Mais avec les dépressifs, on ne cherche pas.

 

L'église était moribonde depuis longtemps. Un monument historique sur la route de Saint-Jacques – historique jusqu'à ce qu'un gars vienne remplacer le portail dérobé par une grande porte en authentique contreplaqué de sapin, jamais volée ensuite.

 

Restait l'école, avec de futurs jeunes, encore très jeunes et déjà piaillant autour du filet de foot. Ils n'avaient pas connu le baby.

Un jour, le CM2 qui faisait Tarzan sur la barre est tombé, avec le saint goal. Cheville foulée. Exit le filet avec le toboggan dans la même charrette.

On venait d'interdire les aires de jeux non sécurisées dans les écoles.

 

Il y en a eu qui ont émigré vers l'école libre où on pouvait se balancer joyeusement sous le regard de Dieu et des bonnes sœurs, qui jouaient comme des gamines avec les enfants – la balançoire était solide –, ce qu'une professeure des écoles, comme on disait après l'IUFM, aurait fui, pour l'honneur de la république et le droit syndical à la pause café.

L'école n'était plus l'école émancipée d'antan, mais l'école étiolée. Elle est morte de langueur. Le maire a signé l'inhumation.

 

Plus de commerce convivial, plus d'école, et même plus d'église pour prier. Les ordures ! Bon Dieu, et les ordures ? Le maire a renvoyé les ordures, en accord parfait avec le service culturel de la communauté de communes.

 

Les ordures ne passaient plus.

 

Le maire m'a dit : « Faut aller à la déchetterie, dans le toutv'nant. »

 

Il y est. En petits morceaux. Recyclé avec le papier que vous êtes en train de lire.

 

Trois jours plus tard... Il n'était pas ressuscité. Il était déjà en pièces détachées et des pièces du puzzle flottaient dans un container étudié pour.

Trois jours plus tard, la Mouche me dit : « Vous n'avez pas vu Janmi ces derniers temps, il n'est pas rentré et sa femme s'inquiète ?

Janmi, je l'ai vu à la célébration de la mort de l'école, il y avait un pot, le dernier.

Vous étiez chez lui il y a trois jours, je vous ai vu partir, et le Gros vous a vu arriver, et repartir, avec des poubelles.

Là, je souffre, au moment où j'écris. Elle n'a pas souffert. La tronçonneuse, le charriage aux déchets, j'ai mal au dos.

 

Le Janmi, on savait qu'il fuguait. Il a fait la bleue sentimentale pour de bon. On ne l'a pas retrouvé, on ne l'a pas cherché.

 

La Mouche s'est cassé le coccyx cérébral du fémur en tombant, seule, chez elle. Très belles funérailles.

 

Le Gros a eu un accident de chasse en nettoyant son Verney Carron. Magnifiques condoléances à la veuve, qui avait déjà quelqu'un, et aux orphelins qui se sont consolés devant Trash 3, piraté.

 

Jim, mon compagnon de toujours, m'a passé la pommade. Soulagement du dos. Je prépare un petit souper genre amoureux, avec les bougies.

Il me susurre : « Comment sais-tu que le Gros carburait au Verney Carron ? Tu en sais des choses dont personne n'a parlé dans la presse. Juste le rapport de gendarmerie, secret mais... pour moi, il n'y a pas de secret. »

 

Adieu, Jim.

 

Et maintenant, qui va me masser le dos ?

 

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11 janvier 2014 6 11 /01 /janvier /2014 00:01

 

Caryl Ferey, Chérie noire

Caryl Férey, Chérie noire, illustré par Charles Berbérian, Les petits polars du Monde, 2013

 

Caryl Férey

Caryl Férey a grandi en Bretagne et voyagé de par le monde en écoutant The Clash.

 

Charles Berberian h357

Charles Berbérian est né en 1959 à Bagdad.

 

 

The Clash, Train In Vain, 1979

 

J'ai grandi dans une Roumanie ravagée, avec des parents qui l'étaient tout autant.

Notre bien-aimé dictateur ayant décidé, dans les années quatre-vingts, de raser tous les villages du pays pour y construire des fermes d’État selon un modèle communiste cher à son esprit malade, mes parents et moi-même vîmes arriver une armée de bulldozers patriotiques, chargés de rayer de la carte non seulement notre maison, mais aussi celle des voisins – de pauvres hères dépenaillés tout aussi dépassés par l'Histoire – avec le bourg qui constituait notre seul point d'ancrage avec le reste du monde (communiste), jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de notre présent, de notre passé, pour le plus grand bien, parait-il, de notre futur.

 

Un père violent, une mère soumise, un Camarade Directeur de l'école dont le sexe avait une odeur de pneu brûlé, de la cervelle qui gicle, chaude, gluante, dans la cuisine familiale, un hôpital psychiatrique qui a tout d'une prison, tout, Elena a tout connu dès son plus jeune âge, et elle s'en est sortie grâce à un artiste homosexuel amant d'un membre influent du Parti.

 

L'Enfance rouge, c'est l'histoire de Milena devenue l'auteur à succès d'un premier livre.

 

Si vous avez aimé mon histoire, vous êtes l'un des trois cent cinquante mille lecteurs qui ont acheté mon livre, L'Enfance rouge.

 

Un tel succès est dû à un story telling d'autant plus efficace qu'il tient du vécu. Et du mensonge. Milena a tout inventé, personne ne le sait, personne. Personne ne pourrait le savoir, jusqu'à la rencontre d'un navigateur roumain. A Brest, où conduit le train, l'Orient-Express, bien entendu.

 

Un magnat de la presse a eu l'idée de réunir les plus grands auteurs de roman noir pour un challenge lié à une course nautique autour du pôle Nord. Ils sont huit, dont Milena, au départ. Le Roumain a bien connu le village décrit dans L'Enfance rouge, trop bien. S'il parle, c'est la fin de la belle histoire.

 

Milena h357

Milena a l’œil.

 

Il s'ensuit un joyeux, logique et méthodique massacre, avec de vrais morceaux de cervelle qui gicle.

 

Une nouvelle à clés ? Saurez-vous dévoiler les visages derrière les masques ?

 

Un jour, peut-être, on découvrira que Lou de Libellus n'est qu'un conteur. Un jour... hélas ! pour le découvreur.

 

Les petits polars du Monde, treize, comme il se doit, nouvelles, constituent un recueil de perles rares dues aux meilleurs esprits noirs, dont Jean-Bernard Pouy et Marc Villard – déjà cités dans Libellus.

Les illustrations valent le voyage en même temps que les textes.

 

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19 décembre 2013 4 19 /12 /décembre /2013 00:01

  

Patrick Raynal, Au service secret de Sa Sainteté 357

Patrick Raynal, Au service secret de Sa Sainteté, L’Écailler, 2012 – photo de couverture : g.cl4renko

 

Chevrolet Corvette C1 357 nb

Chevrolet Corvette C1

 

Patrick Raynal, 2012

Patrick Raynal, 2012 – directeur de la Série noirechez Gallimard jusqu’en 2004, auteur de nombreux polars, il enseigne actuellement l’art du roman à Sciences Po Paris.

 

 

George Harrison, My Sweet Lord, in album All Things Must Pass, 1970

 

Ce qui étonnait le plus Swift pendant qu'il attendait d'être reçu par Mgr Di Roggero, ce n'était ni la hauteur des plafonds, ni les moulures qui les habillaient comme des guirlandes de lierre figées dans l'or fin, ni les rosaces et les encorbellements, ni même les fresques sombres recouvrant l'immensité des murs et qui mettaient en scène des histoires que la pénombre des lieux rendait encore plus obscures. Ce n'était pas non plus le large banc moelleux et tendu de velours pourpre qui donnait à Swift l'impression d'être assis sur le dos d'un chanoine. Non, ce qui l'étonnait c'était les volées déjeunes prêtres en soutanes impeccables et chapeaux ronds qui passaient devant lui en babillant, les yeux baissés, mais le regard en coulisse pour ne rien perdre du spectacle donné par ce drôle de curé en soutane défraîchie et chaussures de brousse, planté comme un épouvantail devant la porte d'un des cardinaux les plus puissants du Vatican.

A vrai dire, ils n'étaient pas les seuls à se demander ce que Swift faisait là. L'intéressé lui-même se posait la question depuis que son supérieur, l'évêque de Kaya, l'avait extrait de sa petite paroisse de Boussouma et lui avait remis un aller simple pour Rome en lui intimant l'ordre de se rendre le plus présentable possible avant de prendre rendez-vous avec le cardinal Di Roggero qui avait manifesté le désir impérieux de le rencontrer, lui, Jonathan Swift.L'évêque n'en savait pas plus, et Swift prit l'avion Ouagadougou-Paris, attrapa de justesse la correspondance pour Rome, descendit dans un petit hôtel pour pèlerins, repassa tant bien que mal la vieille soutane qu'il ne mettait plus depuis longtemps et téléphona au secrétariat du cardinal qui, effectivement, semblait l'attendre avec impatience.

Pardonnez-moi de vous avoir fait attendre, père Swift. La voix fit sursauter Swift. Perdu dans ses pensées, il n'avait pas entendu la porte s'ouvrir et, surtout, il ne s'attendait pas à ce qu'elle fut ouverte directement par le cardinal. Il se leva d'un bond, vaguement confus et furieux contre lui-même de l'être.

Grand, mince, les traits émaciés, Di Roggero avait l'allure d'un homme qui prend soin de sa forme. Les cheveux gris fer taillés en brosse, les lèvres fines, le nez long et aquilin, le regard bleu, il regardait le monde à travers de petites lunettes rondes qui le faisaient ressembler à un chef bolchevique d'avant la Révolution. Swift lui donna soixante-dix ans tout en se disant qu'il était probablement trop court d'au moins dix ans. Il s'effaça pour laisser entrer son visiteur dans une pièce assez grande pour accueillir un conclave, mais au lieu de le diriger vers la table imposante qui lui servait manifestement de bureau, il l'entraîna vers un petit salon dissimulé par une lourde tenture et meublé d'un canapé, de deux fauteuils club et d'une table basse.

Asseyez-vous, père Swift, dit-il en désignant un fauteuil. Installez-vous confortablement. Je sais d'où vous venez et combien ce genre de voyage est fatigant.

Swift jeta un coup d’œil méfiant sur le siège avant de poser ses fesses sur le bord. Pas question de se laisser aspirer par cet abîme de confort avant de savoir ce qu'on attendait de lui.

Vous ressemblez à l'oiseau sur la branche... Prêt à s'envoler... Détendez-vous, père Swift, sourit Di Roggero. Croyez-moi, vous ne craignez rien ici...

[…]

C'est ce décor, Monseigneur. L'or et la pourpre... Tout ce luxe... Mes quelque quinze années d'apostolat m'ont plutôt habitué à servir Dieu dans le dénuement.

[…]

« Tout est dans le ton », lui avait appris son père, un Irlandais qui affirmait descendre de l'auteur de la célèbre Modeste Proposition.

 

Jonathan Swift avait quinze ans en mai 68. En 1971, il a rejoint un groupe maoïste combattant, bientôt dissous. Jonathan disparaît en laissant sa trace à Berlin, à Alger, à Beyrouth, en Palestine, en Colombie, en Irlande du Nord. Il est passé maître dans l'art de la clandestinité. En 1982, il revient en France et débarque à Brest. Il disparaît, il est mort. Il s'est retiré dans une petite abbaye trappiste de la région et il y est resté huit ans, avant d'être ordonné prêtre et envoyé en Afrique, comme il le souhaitait.

 

Doué d'une nature bordélique, il s'était toujours soigneusement tenu à l'écart de toute activité bureaucratique. Avec le temps, il avait même atteint des sommets dans l'art de perdre des documents, d'égarer des dossiers et d'installer instantanément le chaos dans un simple tiroir pourvu qu'il contînt des papiers. Son évêque lui avait souvent fait remarquer qu'une telle tendance naturelle à l'entropie risquait de le freiner dans sa carrière ecclésiastique, admonestations d'autant plus inutiles que Swift éprouvait pour les fonctions d'archiprêtre ou de chanoine les mêmes appétences que pour la profession de comptable.

 

Mgr Di Roggero lui assigne une mission, en échange de sa résurrection et de la récupération de son héritage – son père était immensément riche : se rendre dans la principauté de San Bernardo pour faire annuler une demande de béatification de la princesse Lisa, morte au volant de sa Rolls. Le prince René IV, Renato, a besoin d'auréoler son paradis fiscal de la probité candide d'une sainte – toute ressemblance avec des principautés existant ou ayant existé serait totalement fortuite.

 

Swift quitte sa soutane et, avec la carte de crédit offerte par Di Roggero, dépense sans compter chez les tailleurs les plus luxueux, le coiffeur, la manucure. Il prend une chambre et une bouteille de Cristal Roederer à l'hôtel Saint-Georges.

 

Pendant ce temps, Di Roggero, ministre des Affaires étrangères, reçoit Mgr Filasto, le grand patron des finances du Vaticanqui s'intéresse à l'île de San Bernardo – nous venons d'y installer une grosse agence de l'Espirito Santo.

Et le fait que la principauté soit un repère notoire de trafiquants d'armes et de drogues, et une sérieuse blanchisserie d'argent sale, ne te gêne pas ?

Autant que les ravages que commence à faire dans les rangs des chrétiens l'illusion d'une Église pauvre.

 

Swift est le petit cousin, par sa mère, de Renato. Après avoir parcouru le monde sans parvenir à épuiser ses rentes, il rentre au bercail, en quelque sorte, riche de ses seuls yeux tranquilles et de sa fortune, très appréciée de l'Esperito Santo.

Il recrute un ami de longue date et ancien terroriste, Marco – un procureur spécialchargé des affaires financières, et, pour la circonstance, déguisé en curé pauvre, afin de tenir lieu de couverture à Swift.

Le colonel Ferrandi, ancien mercenaire, et le commissaire Graglia, adepte du Xanax, suivent de près Marco, probablement l'espion venu du Vatican, et laissent Swift s'installer tranquillement et visiter ce cher cousin Renato.

Rappelons-nous, avec le père Swift, que les voies du Seigneur sont impénétrables, et méfions-nous... When the shit hits the fan...

 

Ça va gicler... Marco relate son séjour à Di Roggero, écoutez.

[…] Comme ils attendaient l'arrivée d'un ecclésiastique enquêteur, j'ai donc servi de couverture à Swift en me faisant passer pour un curé en vacances. […] Swift est tombé sur quelqu'un qui l'a reconnu, mais, surtout, qui s'est débrouillé pour décovrir qu'il était devenu prêtre avant de débarquer sur l'île.

Et vous l'avez assassiné ?

Non. Je me suis contenté de le tuer avant qu'il ne puisse en parler à Ferrandi.

 

René IV avait perdu un gros paquet d'argent dans l'affaire des junk bonds, il était mouillé jusqu'au cou dans le Krach d'Enron et, pour se refaire, s'était lancé encore plus à fond dans le blanchiment d'argent sale, au point que la communauté internationale, Américains en tête, commençait à crier sérieusement au charron.

 

Alfred Hitchcock, La main au collet

 

La princesse Anna, fille cadette du prince, est une rebelle, un peu comme sa mère. Celle-ci collectionnait les amants au temps où, Lisa Lytton, de son nom de jeune fille, elle embrasait les écrans et les cœurs, à Hollywood et à la Une. Une fois couronnée, elle a continué à courir les amours.

La mission secrète de Swift consiste donc à établir l'impiété de la belle. Entre deux vodkas... Son Irlandais de père [...] prétendait sans rire que la réalité n'était qu'une hallucination provoquée par le manque d'alcool.

Seulement... les frasques de la jeunesse ne sont pas un obstacle à la sainteté, saint Augustin et bien d'autres le confirment. Quant à l'adultère, il n'est pas démontrable, feue la princesse ayant toujours été très discrète. Seuls les proches étaient au courant, son dernier et fidèle chevalier également, mais personne ne voudrait parler.

 

La princesse Lisa s'opposait à un projet hautement lucratif du prince qui revenait à chasser de leur résidence les habitants du quartier populaire de l'île. Elle est morte. Accidentellement. Si c'était un accident...

 

Anna, jeune fille libérée, emmène son cousin Jonathan dans un mas haut perché où la chère est luxuriante comme la nature généreuse à l'entour.

 

Austin Healey MK 3 nb

Oui, c'est une Austin Healey MK 3, c'était celle de Jonathan, autrefois. Anna lui laisse le volant pour monter. Il conduit vite, il a appris, en cavale on ne le rattrapait jamais. Au retour Anna est au volant, mais... déjeunons d'abord, voulez-vous ?

A peine installés autour d'une table bancale, on leur apporta un plat de jambon du pays, quelques petits pâtés maison, une énorme botte de radis du jardin, des oignons frais de même provenance, une poignée d'artichauts crus, un pot de beurre et un autre de vinaigrette, de larges tranches de pain de campagne et un grand pichet de rosé délicieusement frais.

[…] un énorme plat de raviolis [comme Jonathan n'en a jamais goûté]... une grosse marmite de daube à la provençale.

 

Anna conduit vite. Comme sa mère qui avait appris avec Graham Hill.

 

Elle descend pied au plancher, entre à 100 dans une épingle où l'on s'engage, au mieux, à 60, elle négocie (« En regardant ses mains manier le volant à petites touches légères, Swift ne put s'empêcher de rougir. » On ne vous dira pas pourquoi.), et arrête la voiture proprement dans un petit chemin de terre, avant le précipice. C'était une démonstration. Jonathan emprunte une Rolls semblable à celle de la princesse défunte et refait l'essai – même conclusion.

 

De la Rolls de la princesse on ne pourra rien tirer. Elle a été envoyée immédiatement à un casseur.

 

Elle doit ressembler à une sculpture de l'autre dingue. Celui qui a un nom de prénom...

_ Arman, suggéra Swift.

_ C'est ça. Un vrai malade... Un jour, la princesse Lisa l'a invité à venir voir la collection de voitures du Palais. Putain ! Il les regardait toutes comme un presse-purée devant un kilo de patates.

[...]

_ On dirait un savon de Marseille en beaucoup plus gros, renchérit Marco.

 

* Insignifiante (et fréquente) confusion entre Arman et César, qui porte un prénom pour nom et s'est fait connaître du grand public par ses Compressions.

 

Swift revint dans son village de brousse.

 

Personne ne sut qu'il était riche, mais il déploya de tels trésors d'imagination que la région connut alors une prospérité économique et culturelle étonnante. On le croyait un peu sorcier. A sa mort, une demande de béatification fut envoyée au Vatican.

 

* * *

 

Et pour le dessert ?

 

 

23e salon du livre de Colmar 2012
Hervé Weill,
Entretien avec Patrick Raynal pour la parution de son nouveau roman Au service secret de Sa Sainteté, 6 novembre 2012

 

- - -

 

Principato di Seborga

 

- - -

 

Quelle coïncidence !

 

 

Ronald Mack, He's So Fine, int. The Chiffons, 1963

 

- - -

 

Jonathan Swift, A Modest Proposal, 1729 Cover

Humble proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public(A Modest Proposal For Preventing the Children of Poor People in Ireland from Being a Burden to Their Parents or Country, and for Making Them Beneficial to the Public), un pamphlet publié anonymement par Jonathan Swift en 1729.

Texte original : http://www.gutenberg.org/files/1080/1080-h/1080-h.htm

Lecture : https://librivox.org/a-modest-proposal-by-jonathan-swift/

Traduction française : http://fr.wikisource.org/wiki/Modeste_proposition

 

- - -

 

Call for Blessed Grace

 

A Leading English Catholic layman has lent his voice to calls for the beatification of the late Princess Grace of Monaco.

Writing in this issue of The Catholic Herald, conservative backbencher Norman St JohnStevas explains why he soon came to modify his initial reaction of faintly amused shock at the announcement by Mgr Piero Moths that the first steps had been taken towards making Princess Grace a saint.

Mgr Pintus Is rector of San Lorenzo in Lucina, a Roman church with strong Monegasque connections. Celebrating Mass at San Lorenzo last week on the first anniversary of Princess Grace's death, Mgr Pintus proposed the Princess's beatification and announced that relevant petitions had been started in Hollywood and Rome.

Cardinal Hume's personal assistant, Mgr George Leonard, Is reported to have described the Idea as "lunacy".

One Hollywood wisecracker said the Princess's only miracle was winning an Oscar. Others, including Mgr Pintas, take the matter more seriously. Mgr Pintas said devout people other than religious should be considered for sainthood, citing the example the Princess gave to filmgoers and subjects alike.

Mgr Charles Brandt, Bishop of Monaco said he knew nothing of petitions for the beatification, but the actress Rita Gant, a lifelong friend of Princess Grace who is collecting support In Hollywood, is likely to seek episcopal support for an official request for beatification in Philadelphia, where Princess Grace was born in 1929.

Catholic Herald, 23 September 1983

 

- - -

 

George Harrison, My Sweet Lord, in album All Things Must Pass, 1970

 

My sweet lord

Hm, my lord

Hm, my lord

 

I really want to see you

Really want to be with you

Really want to see you, lord

But it takes so long, my lord

 

My sweet lord

Hm, my lord

Hm, my lord

 

I really want to know you

Really want to go with you

Really want to show you lord

That it won't take long, my lord (hallelujah)

 

My sweet lord (hallelujah)

Hm, my lord (hallelujah)

My sweet lord (hallelujah)

 

I really want to see you

Really want to see you

Really want to see you, lord

Really want to see you, lord

But it takes so long, my lord (hallelujah)

 

My sweet lord (hallelujah)

Hm, my lord (hallelujah)

My, my, my lord (hallelujah)

 

I really want to know you (hallelujah)

Really want to go with you (hallelujah)

Really want to show you lord (ahhh...)

That it won't take long, my lord (hallelujah)

 

Hmmm... (hallelujah)

My sweet lord (hallelujah)

My, my lord (hallelujah)

 

Hm, my lord (hare krishna)

My, my, my lord (hare krishna)

Oh hm, my sweet lord (krishna, krishna)

Oh-uuh-uh (hare hare)

 

Now, I really want to see you (hare rama)

Really want to be with you (hare rama)

Really want to see you lord (aaah)

But it takes so long, my lord (hallelujah)

 

Hm, my lord (hallelujah)

My, my, my lord (hare krishna)

My sweet lord (hare krishna)

My sweet lord (krishna krishna)

My lord (hare hare)

Hm, hm (Gurur Brahma)

Hm, hm (Gurur Vishnu)

Hm, hm (Gurur Devo)

Hm, hm (Maheshwara)

My sweet lord (Gurur Sakshaat)

My sweet lord (Parabrahma)

My, my, my lord (Tasmayi Shree)

My, my, my, my lord (Guruve Namah)

My sweet lord (Hare Rama)

 

[fade:]

 

(hare krishna)

My sweet lord (hare krishna)

My sweet lord (krishna krishna)

My lord (hare hare)

 

- - -

 

Ronald Mack, He's So Fine, int. The Chiffons, 1963

 

(Do-lang, do-lang, do-lang)

(Do-lang, do-lang)

He's so fine

(Do-lang-do-lang-do-lang)

Wish he were mine

(Do-lang-do-lang-do-lang)

That handsome boy overthere

(Do-lang-do-lang-do-lang)

The one with the wavy hair

(Do-lang-do-lang-do-lang)

I don't know how I'm gonna do it

(Do-lang-do-lang-do-lang)

But I'm gonna make him mine

(Do-lang-do-lang-do-lang)

He's the envy of all the girls

(Do-lang-do-lang-do-lang)

It's just a matter of time

(Do-lang-do-lang)

He's a soft [Spoken] guy

(Do-lang-do-lang-do-lang)

Also seems kinda shy

(Do-lang-do-lang-do-lang)

Makes me wonder if I

(Do-lang-do-lang-do-lang)

Should even give him a try

(Do-lang-do-lang-do-lang)

But then I know he can't shy

(Do-lang-do-lang-do-lang)

He can't shy away forever

(Do-lang-do-lang-do-lang)

And I'm gonna make him mine

(Do-lang-do-lang-do-lang)

If it takes me forever

(Do-lang-do-lang)

He's so fine

(Oh yeah)

Gotta be mine

(Oh yeah)

Sooner or later

(Oh yeah)

I hope it's not later

(Oh yeah)

We gotta get together

(Oh yeah)

The sooner the better

(Oh yeah)

I just can't wait, I just can't wait

To be held in his arms

If I were a queen

(Do-lang-do-lang-do-lang)

And he asked me to leave my throne

(Do-lang-do-lang-do-lang)

I'll do anything that he asked

(Do-lang-do-lang-do-lang)

Anything to make him my own

(Do-lang-do-lang-do-lang)

For he's so fine

(So fine) so fine

(So fine) he's so fine

(So fine) so fine

(So fine) he's so fine

[Fades]

(So fine) oh yeah

(He's so fine) he's so fine

(So fine) uh-huh

(He's so fine)

He's so fine...

 

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14 décembre 2013 6 14 /12 /décembre /2013 05:59

 

Jean-Bernard Pouy, Samedi 14

Jean-Bernard Pouy, Samedi 14, Éditions La Branche, 2011 – scions la branche, selon Jean-Bernard Pouy, La Librairie francophone, France Inter, 15 octobre 2011

 

Jean-Bernard Pouy, Mauves-sur-Loire, 2011

Jean-Bernard Pouy, Mauves-sur-Loire, 2011 – Photo Presse Océan - Olivier Lanrivain

 

« Terrassé par les habitudes

de maux qui tentent d'aboutir

le pauvre dans sa solitude

attend le moment de partir... »

Raymond Queneau, Les Ziaux.

 

Ce putain de lumbago.

Au réveil, faut déplier la carcasse avec précaution, en espérant que ça ne couine pas trop, en guettant les coups de poignard dans le bas du dos, et il faut mettre en pratique toute une stratégie ergonomique pour enfiler les chaussettes. Mais on tient le choc, car on pense au café brûlant qui va suivre, au long moment pendant lequel on va l'aspirer, les lèvres en cul de dinde, le regard perdu en direction de la petite fenêtre de bois bleu, vers les noisetiers immobiles, les bourdons bedonnants, coincés dans les fleurs de balsamine, et les roses trémières avec les merles qui cavalent dessous.

Une journée se profile alors, une journée de plus. Hier, c'était soi-disant un jour béni. Mais rien n'est venu troubler ma verte retraite, en bien ou en mal, chance ou malchance, ça fait quatre ans maintenant que les jours ressemblent aux jours, que j'ai quitté la noirceur de ma vie d'avant. Je ne regrette rien car je l'ai bien mérité, ce repos de l'âme. C'est une décision intime. Un jour, le couvercle de la marmite a sauté. A peine cinquante balais, une petite bicoque prêtée par un pote définitivement parti pour les Iles se dorer la couenne et le RSA qui tombe aussi régulièrement que la pluie, bien suffisant à une survie de quasi-stylite. De temps en temps, je pense à mon vrai boulot, mais comme ma spécialité est le plomb, pas celui des dentistes, non, celui des imprimeurs, ce n'est donc pas souvent.

 

Aubusson, Creuse

La bicoque du stylite.

Les stylites sont des ermites chrétiens des premiers siècles s'installant au sommet d'une ruine, d'un portique ou d'une colonne pour vivre mieux à l'écart du monde.

 

Saint Siméon le Stylite, Salle de Qabr Hiram, Musée du Lo

Anonyme, Saint Siméon le Stylite, Salle de Qabr Hiram, Musée du Louvre, plaque d'argent, VIe siècle

 

Maurice Lenoir s'est donc mis au vert, près de La Souterraine dans la Creuse. Un père tranquille, retiré avec Pierrot mon ami, de vieux disques de rock, quelques pieds de chanvre au fond du jardin.

Et surtout, le travail, n, i, fini. Ça aussi, c'est difficile au début, c'est ardu de remplir sa journée quand on n'est pas obligé de pointer. Le travail obligatoire empêche l'homme de se poser des questions. Ne pas travailler est un vrai taf pour qui n'est pas prévenu. Après on s'habitue. Le loisir devient roi.

Un jour sur deux, le guignolet avec les petits vieux d'à côté, Monsieur et Madame Kowa.

Même un vendredi 13... Seulement, le vendredi 13 mars 2009, un nouveau ministre de l’Intérieur a été nommé, Stanislas Favard, le fiston des voisins (qui avait pris, pour fomenter son ambition, le nom de sa mère). Le lendemain, dès l'aube, les schtroumphs occupent le terrain pour assurer la sécurité des parents.

Maurice Lenoir est un chevelu, barbu, éleveur de hautes herbes prohibées. Voué à la garde à vue ! Il est inquiet. Vous rappelez-vous le collectif Van Gogh, ces agités qui enlevaient nos grands patrons, hauts fonctionnaires, politiciens et nous les rendaient après leur avoir coupé une oreille ? Leur tête pensante, Maxime Gerland, oui, c'est lui. Heureusement, on ne l'a pas reconnu, mais une fois en cellule... la parano m'a gagné.

On a oublié de l'enfermer à double tour après lui avoir apporté une soupe, et une cuillère en alu. Il n'a pas oublié. Rien ne se perd et rien ne se crée. Rien de secret.

J'ai pris mes affaires et je suis sorti, lentement, étudiant les bruits, rasant les murs, passant devant la salle de garde où deux pandores tétanisés avaient les yeux rivés sur un grand pré vert électrique.

Il rentre chez lui, tout simplement.

Au matin, l'évadé laisse entrevoir à un pantin en civil, Jean-Alain Dormeaux – de la DCRI –, une faute professionnelle grave. Le type s'est mis à réfléchir. Dans sa tête, ça devait être la bataille de Wagram plus celle d'Eylau. Eylau, le soleil brille, brille, brille.

Maurice-Maxime se retrouve en liberté surveillée. Statu quo.

 

 

Status Quo, Rossi, Young, Caroline, 2003

 

Le rock & roll en zone rurale, y a que ça de vrai.

 

J'étais comme pestiféré. Ils se méfiaient. A présent, j'étais le type qui sortait des cellules comme dans un roman de Marcel Aymé. Une sorte de Garcimore anarchiste.

 

Et Stanislas Favard ? Ce type était apparemment un genre de requin aux dents longues et à l'haleine de hyène. Grimpette accélérée dans les sphères du pouvoir. Populiste à cran, extrême droitier parfois, chrétien de gauche de temps en temps. Réactionnaire se faisant toujours passer pour progressiste. Cinquième maroquin. Sans parler du nombre de Marocains qu'il avait déjà fait raccompagner dans leur beau pays.

Rien à voir avec un ministre de l'Intérieur bien connu.

Laisse aller, c'est une valse.

 

Juliette Gréco, Complainte 255

 

 

Raymond Queneau, Joseph Kosma, Juliette Gréco, Complainte, 1957

 

Et hop, en deux ou trois jours, j'ai décidé de me barrer... un petit sac à dos... mon Victorinox... quelques fringues... un livre... la Pléiade des romans de Raymond Queneau... et un souvenir... un doudou... ma petite vache de métal.

 

A la gare, le vendeur de billets regardait un match, sur une petite télé. Décidément. On en était à la seconde mi-temps.

Le foot avait définitivement remplacé Chateaubriand.

 

Le temps m'égare, le temps m'étreint. Le temps m'est gare, le temps m'est train... Je crois que c'est Prévert qui avait écrit ça.

 

Dans une de ses anciennes caches, près de Lorient – et d'une petite gare, toujours, il récupère quelques billets et un passeport. Je vais passer de l'autre côté, signer une déclaration de guerre. Moi contre tous.

Y a pas de raison.

C'est eux qui avaient commencé. J'avais réussi à les oublier et à me moquer de leurs petites existences. C'est eux qui étaient venus me chercher, bordel.

 

Gerland envoie le récit de son évasion au Canard enchaîné, couvrant la police, la gendarmerie et les « officines » de honte et de ridicule.

Il a dû récupérer une nouvelle identité. […] Ce qui remettait une couche supplémentaire de noir sur l'obscurité générale. Un vrai Soulages.

Dormeaux, sur l'ordre de son chef, Yvonne Berthier, se retrouve au placard à Saint-Hilaire-de-Riez en Vendée, là où il espérait passer ses vieux jours.

Yvonne Berthier aime les fromages – comment le dire ? – qui ont vécu : un Camembert marchant tout seul, un Livarot « puissant », un Rocamadour « quasiment orangé » et « un chèvre d'exception. […] c'était comme si un militaire venait de se déchausser dans les parages. ». Avec « un imposant bol de café », et « un grand verre de Brouilly ». Une femme qui en a, quoi !

 

Devenu Patrick – comme Patrick Raynal, directeur de la collection Vendredi 13, Gerland s’installe au pied du Stromboli, dans la baie de Naples, à Ginostra, le village où Ingrid Bergman et Rossellini ont vécu pendant le tournage du film.

Il rencontre une jeune femme. Après quelques vers de Queneau et quelques verres de ce vin blanc métallique de Salina, ils se tutoient.

 

Tu t'appelles comment ?

Justine. Mais rien à voir avec Sade.

Avec Lawrence Durrell, alors.

Avec qui ?

 

Justine est Béatrice Kowa, la petite sœur du nouveau locataire de la place Beauvau... Aimant la liberté, n'aimant pas son frère, elle a tout plaqué, incognito : Quand on veut être seule et tranquille, on pète les ponts.

Randonnée nocturne au sommet du volcan, tendre fin de séjour.

Justine... J'aime pas les traînes de comète.

Dernière terrasse de café. Photos des amoureux, en souvenir...

 

 

Fenesta che lucive, chanson napolitaine, int. Enrico Caruso, 1913

 

Elles sont envoyées à Voici, et publiées. La petite sœur du ministre et le terroriste le plus recherché, ensemble !

Vous pensiez à une coïncidence ? Vous lisez trop les romans de la collection Nous Deux.

 

Entre Dormeaux et Berthier, en revanche, ce n'est pas l'amour fou...

Et la Justine ? La Béatrice ?

Effondrée.

Elle s'est bien fait baiser.

Je vous en prie, Dormeaux. Elle s'est fait avoir, c'est tout.

 

Maxime Gerland avait trouvé Béatrice par hasard, grâce à une affiche de rock qui lui rappelait... Comme quoi le rock & roll sert toujours à quelque chose.

 

La cavale était comme une douce psychanalyse. Pour me pister, pour qu’un profiler quelconque prévoie ma prochaine étape, bon courage. Le zigzag analytique comme style de vie.

 

« Je ne pense pas non plus qu’il va se relancer dans des actions violentes ou subversives. Il va simplement tenter de nous emmerder un maximum, avait dit la DCRI. »

 

Les médias sont informés de diverses casseroles attachées au ministre de l’Intérieur. Secrets d'alcôve, secrets de banque et... dans le salon des Favard, un Girodet, valeur inestimable, tableau répertorié faisant partie des œuvres disparues pendant la guerre, chapitre vols de biens juifs, catalogue établi par la célèbre Rose Valland.

La panique !

 

J'ai passé de longues heures dans des salles moites de cinéma. Le nombre de merdes que j'ai vues... Ca ne s'arrangeait pas. Le monde disparaissait peu à peu des écrans au profit d'un autre figé dans le toc, le mensonge, le mythe, même actuel, le postmoderne clinquant en trois dimensions.

 

Le lendemain du vendredi 13 novembre [...] le ministre de l'intérieur, Stanislas Favard, [… avait présenté] sa démission au premier ministre qui, visiblement soulagé, l'avait acceptée séance tenante. C'était, d'après les dires du démissionnaire, pour éviter une déstabilisation de notre chère république, une et indivisible, mais toujours très fragile. Bref, il se sacrifiait. Pour, sans doute, rejoindre immédiatement un de ces cabinets de gestionnaires internationaux qui, eux, travaillent vraiment pour notre beau pays. Avec en plus, un salaire bien plus conséquent, c'est connu.

D'un vrai Soulages... à un visible soulagement.

 

Et ça finit comme ça ? Meuh non, sots ! Ça finit bien pour les tourtereaux, on a pensé à vous, et il y a une surprise à la fin...

 

* * *

 

Jean-Bernard Pouy le dit, à La Librairie francophone, il est facile de déstabiliser un gouvernement, cela s'est déjà fait (après un lundi 13), il faut de la stratégie et de la tactique, un plan et une réserve d'improvisation.

 

Une écriture caustique, réjouissante.

 

Ne pas se faire d'illusion.

Le lendemain du vendredi 13 novembre [...] le ministre de l'intérieur, Stanislas Favard, [… avait présenté] sa démission au premier ministre qui, visiblement soulagé, l'avait acceptée séance tenante. C'était, d'après les dires du démissionnaire, pour éviter une déstabilisation de notre chère république, une et indivisible, mais toujours très fragile. Bref, il se sacrifiait.

Tout le monde adopterait la version officielle, entre deux entrées de foot. Ne sommes-nous pas en démocratie ?

Qu'attendez-vous pour partir ?

 

Jean-Bernard Pouy, précédemment

 

Jean-Bernard Pouy, Marc Villard, Ping-Pong

 

Jean-Bernard Pouy, Spinoza encule Hegel – l'éthique reprend ses droits

 

* * *

 

J'connaîtrai jamais le bonheur sur terre

je suis bien trop con

Tout me fait souffrir et tout est misère

pour moi pauvre con

Tout ce qui commenc' va trop mal finir

toujours pour les cons

Tout plaisir s'efface, après c'est bien pire

du moins pour les cons

L'angoisse m'étreint m'étrangle et j'empire

de plus en plus con

Je ne sais que faire ou pleurer ou rire

comme font les cons

Quelquefois c'est bleu puis c'est noir de suie

la couleur des cons

On voudrait chanter mais voilà la pluie

qui arrose les cons

On voudrait danser, le sol est de boue

pataugent les cons

Nous sommes idiots bouffant la gadoue

nous sommes des cons

L'amour se balade en un autogyre

au-dessus des cons

Qui lèvent le nez 'vec un doux sourire

sourire de cons

Attendant encor la belle aventure

illusion de cons

Car ils sont réduits à leur seule nature

nature de cons

Les roses les fleurs et les clairs de lune

c'est pas pour les cons

Les cons ils y croient, mais c'est pour des prunes

aliment de cons

Raymond Queneau, Joseph Kosma, Juliette Gréco, Complainte, 1957

 

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11 décembre 2013 3 11 /12 /décembre /2013 00:01

 

Catherine Leroux, Le mur mitoyen 357

Catherine Leroux, Le mur mitoyen, Québec, Alto, 2013

 

Catherine Leroux, 2013 357

Catherine Leroux est née en 1979 non loin de Montréal, où elle vit aujourd’hui avec un chat et quelques humains. Elle a été caissière, téléphoniste, barmaid, commis de bibliothèque. Elle a enseigné, fait la grève, vendu du chocolat, étudié la philosophie et nourri des moutons puis elle est devenue journaliste avant de publier La marche en forêt. Finaliste au Prix des libraires du Québec, ce roman d’une grande humanité a charmé le public et la critique. Le mur mitoyen est son second roman.

 

Prenons la route (Jack Kerouac est mentionné dans l'aventure) en musique, avec les airs que l'on entend au fil des pages.

 

 

Willie Nelson, Crazy, int. Patsy Cline, 1961

 

Le vent qui tournoie vient encercler les chevilles d'Angie qui se surprend de cette onde au ras du sol. Le vent ne s'attarde pas au pied des gens, d'habitude. Sauf celui, bas et puissant, que produit le train qui passe. Comme un croc-en-jambe.

 

Quatre petites phrases, pour dire un commencement et une fin. Une écriture au petit point, d'un fil ténu et délicat. Un petit monde qui se décline en craquements, tremblements, vieillissements – signes de la déliquescence de la planète.

 

La vérité dans le minuscule. The devil in the details.

 

A neuf ans, Angie est aussi noueuse qu'une vieille.

[…]

Elle attend sa petite sœur [Monette] en scrutant les mouvements indolents du saule, leur arbre, le plus grand de la rue.

 

La rue est scindée de manière si déséquilibrée qu'on croirait qu'elle va basculer, comme une embarcation où tous les passagers se tiendraient du même bord. Du côté est, les maisons sont étroites, vétustes, la plupart revêtues d'une peinture qui se détache en délicates plumes blanches ; de l'autre, elles sont massives, impérieuses, couronnées d'un assemblage complexes de balcons et de baies vitrées. Mam prétend que c'est la voie ferrée qui justifie la modestie de la rangée est. Aucun bien nanti n'est prêt à s'installer là, juste à côté des rails. Pourtant, se dit Angie, les habitants d'en face doivent bien entendre, eux aussi, le sifflement du train et ses gémissements.

 

Le saule est un personnage, comme les jonquilles. Le renard, le chat, les abeilles sont des personnages. Le phare est un personnage.

Sur la pointe, le phare se tient comme un rappel d'humanité.

 

Le décor est craquelé, fissuré, crevassé. Les personnages sont comme des mauvaises herbes : Mam enseigne à aimer ces modestes pousses. Monette sait lire les lignes du trottoir.

 

C'est l'histoire de Madeleine et Madeleine, Ariel et Marie, Simon et Carmen.

Madeleine réunit en elle des jumelles qui ont fusionné avant la naissance et laissé un double code génétique. Son fils, Édouard, toujours errant, lui envoie des voyageurs croisés en chemin – ses cartes postales. Il revient chez elle au moment où il cherche un donneur en vue d'une greffe de rein.

Ariel est un militant, bientôt élu premier ministre. Marie, sa femme, est également son double, Tous les deux sont des enfants adoptés, ils ignorent leur origine familiale.

Simon et Carmen, frère et sœur, n’ont jamais connu leur père. Ils vivent entre des séismes, ceux de leur terre, en Californie, de leur mère et de leur existence.

Monette et Angie sont un peu les sœurs dans les murs. C'est un conte. Deux petites filles maltraitées par leurs parents se réfugient à l'intérieur d'une cloison dont elles ont trouvé l'entrée cachée aux autres. Elles disposent du garde-manger grâce à des fissures. Ceux qui ont l'oreille fine peuvent entendre un rire étouffé, une coquille d’œuf qui craque, le froissement d'une jupe et une main qui tourne une page grande comme un mur.

 

Ces personnages ne vivent pas au même endroit : on les trouve de Bathurst à San Francisco, de la Géorgie aux plaines de la Saskatchewan en passant par Montréal.

Les tranches de vie qui nous sont données ne se situent pas à la même époque : Angie et Monette sont des enfants en 1997, Madeleine retrouve son fils à la même époque (Édouard aperçoit les fillettes sur la voie ferrée), Simon et Carmen entendent à la radio un discours de Barack Obama, Ariel fête ses trente-cinq ans en même temps que son élection – Marie était âgée (comme Ariel) de quatre ans le jour où le World Trade Center est tombé.

Pourtant, d'une manière ou d'une autre, ils se croisent, sur la ligne, sur le fil, sur la voie, dans un roman polyphonique au tissage complexe.

 

Un univers usé : vieux, las, maigre, élimé, déchiré, mâché, raté, fendillé, gris, mort, détérioré, malade, désespéré  à la télévision passent des images d'enfants chauves qui demandent à réaliser un dernier souhait –, jonché de débris rejetés, homards complètement déroutés, calamars échoués, insectes nécrophages, cadavres d'animaux, charognards, puanteur de la mort, guerres, bidonvilles, cancers environnementaux, orage, morts-vivants, misère, abandonné, dépouillé, fatigué, morne, terrible, courbé, épuisé, terne, douloureux, avachi, fracturé, triste, froid, stérile, engourdi, lézardé, malodorant, éteint, grinçant, vide, cassant, froissé, déchirant, insalubre, fétide, mangé par la rouille, rétréci, fêlé, ravagé, exténué, défoncé, rongé par les fissures, délavé, moisi...

Même le chat se nomme Miteux.

Une mélodie s'échappe, tout en mineur, la gamme qui ne trouve jamais le bonheur mais qui ne désespère pas.

 

 

Neil Young, Cinnamon Girl, Live At The Cellar Door, 1970

 

Et le mur ? C'est ce qui sépare et rapproche : l'horizon, la frontière, l'instable symétrie du ciel et de la mer, la rivière qui sépare les vivants des éternels, une gigantesque haie...

 

Le train vient scier l'espace en deux.

 

Chacun a le sentiment d'une chute initiale et en même temps la foi en l'amour.

 

L'image du double est au cœur du récit (on ne peut pas tout révéler).

 

Joanna, une voyageuse de passage, dit à Madeleine : « Les victimes et les bourreaux vivent souvent en une même personne. »

Et Madeleine à son fils, après la greffe : « Maintenant, nous avons tous les deux un autre être en nous. »

 

La question de la filiation, de l'identité se pose pour chacun.

 

Un jour, le gardien du phare offre à Madeleine une pierre où le bleu et le blanc se mélangent en une sorte de spirale minérale.

« Je l'ai ramassée il y a bien longtemps sur la grève. »

 

Le mur mitoyen est un roman noir où l'espoir sourit, parfois au détour d'un trait d'humour.

Madeleine : « C'est vrai que les homards sont beaucoup plus sympathiques que les moules. »

La cuisine n'est pas oubliée et les mets sont animés, comme des gens.

Des lasagnes aux aubergines truffées de basilic, des tajines si épicés qu'ils donnent le vertige, les pains qui soupirent en sortant du four, des feuilletés aux légumes qui craquent comme des feuilles mortes tirées des pages d'un vieux dictionnaire.

 

Des questions graves.

La parenté vient-elle d'une définition génétique (parfois troublée) ou de l'histoire vécue ?

Le jeu de l'amour et du hasard est-il compatible avec les règles du jeu social ?

L'invraisemblable se rencontre-t-il en vrai ?

En fin de volume, Catherine Leroux rapporte les événements réels qui ont inspiré les passages les plus incroyables du récit. De cette manière, et avec quel esprit ! elle donne une apparence historique aux éléments imaginaires.

 

Écoutons Catherine Leroux – La Presse+, Josée Lapointe, Édition du 22 septembre 2013.

Une composition méditée et contrôlée.

« J'avais écrit La marche en forêt sans attente et sans pression, en improvisant un peu, même si je savais où je m'en allais. Cette fois, le processus a été différent, je dirais que j'étais plus consciente que j'écrivais. »

 

La famille ?

« Je ne sais pas pourquoi j'y reviens toujours. En même temps, la question ne se pose pas, on est tous formatés par nos familles d'une façon fondamentale. Et même quand on arrive à se détacher d'un héritage dont on ne veut pas, c'est quand même cette lutte qui définit notre existence. »

 

Ses personnages ?

« J'aime les rencontrer à des moments importants et décisifs de leur vie. Je m'intéresse à ce qu'on appelle dans les cours de philo les situations limites... »

 

Elle prépare son prochain roman, « sur la même longueur d'onde ».

 

« Après La marche en forêt, j'avais commencé un roman avec un couple qui vivait de façon assez isolée. Mais j'ai arrêté parce que je m'ennuyais ! On dirait que je ne suis pas capable d'attaquer la réalité, ou la vérité que je cherche à cerner, d'un seul angle. Il faut que j'y aille par plusieurs côtés, que je prenne plusieurs voix pour le faire. »

 

Quels murs ?

« Il y a des murs, mais ce sont nos murs à tous. C'est ça, le mur mitoyen, il est entre nous, mais il nous appartient à tous les deux. C'est ce qu'on a en commun, et c'est ce qui nous sépare. C'est un beau paradoxe. »

 

Walking the line ?

 

 

Johnny Cash, I walk the line, 1956

 

* * *

 

Précédemment dans Libellus : Catherine Leroux, La marche en forêt – C'est...

 

Karine est « sous le charme ».

 

Jules est « flabergastée ».

 

« Une merveille » pour Yueyin.

 

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3 décembre 2013 2 03 /12 /décembre /2013 00:01

 

Philip K. Dick, Ubik 357

Philip K. Dick, Ubik, 1969 – Traduit de l'américain par Alain Dorémieux, Robert Laffont, 1970 – Illustration © J. Paternoster, Ubik

 

Philip K. Dick

Philip K. Dick

 

L'action se passe en 1992.

 

Deep Purple, Blackmore, Gillan, Glover, Lord, Anya, album The Battle Rages On, 1992

 

1.

Les amis, tout doit disparaître !

Nous soldons la totalité

de nos Ubiks électriques, silencieux,

à des prix défiant toute concurrence.

Oui, nous liquidons l'ensemble de nos articles.

Et n'oubliez pas que tous les Ubiks de notre stock

ont été utilisés conformément au mode d'emploi.

 

Les annonces se terminent par un avertissement de précaution.

 

A 3 h 30 du matin la nuit du 5 juin 1992, le principal télépathe du système solaire disparut de la carte dans les bureaux de Runciter Associates à New York.

 

Glen Runciter, le directeur mondialement connu d'un organisme anti-psi, en est bouleversé. S. Dole Melipone a manifesté une aura télépathique exceptionnelle de 68,2 unités blr. Edie Dorn, l'une des anti-téléps de la Société, a perdu sa trace dans un motel nommé Les Liens de l'Expérience Érotique Polymorphe. Or, les télépathes et précognitifs menacent l'équilibre de la société – secrets industriels et vie privée : ils doivent être nullifiés par des neutraliseurs tels que ceux de Runciter Associates.

Ella Runciter, la jeune femme défunte de Glen, est maintenue en semi-vie au Moratorium des Frères Bien-Aimés– de Zurich, en Suisse – dont Herbert Schönheit von Vogelsang est propriétaire.

Glen vient la consulter.

 

2.

Le meilleur moyen de commander une bière,

c'est de dire : Ubik.

 

Debout dans son cercueil transparent, enrobée dans un effluve de brume glacée, Ella Runciter reposait les yeux fermés, les mains levées en permanence vers son visage impassible.

En rêve, lui reviennent des images du Bardo Thödol, Livre des morts tibétain, qu'elle lisait au moment de sa mort.

S. Dole Melipone a disparu sans laisser de traces, lui dit Glen.

– S. Dole Melipone, qu'est-ce que c'est que ça ?

Une voix vient ainsi interrompre l'entretien, celle de Jory Miller, un gamin mort à quinze ans, voisin de cercueil cryonique d'Ella et qui, parfois, imprègne Ella d'une émission de pensée plus forte.

 

3.

Ubik instantané possède tout l'arôme

du café filtre fraîchement moulu.

 

Joe Chip, un employé aux mesures chez Runciter, se réveille dans son conapt. Il écoute les potins de l'homéojournal :

« Londres (A.P.). Qu'est-ce que Stanton Mick, le spéculateur et financier universellement connu, peut bien s'apprêter à faire ? Stanton Mick, qui avait proposé un jour de faire construire gratuitement une flotte spatiale permettant à Israël de coloniser les déserts de Mars e de les fertiliser, aurait demandé (et, paraît-il, obtenu) un prêt ahurissant d'un montant sans précédent, pour »

 

A huit heures moins vingt, G. G. Ashwood, un collègue, se présente en compagnie d'un sujet d'avenir, Pat Conley. Le café a pris dix cents, la porte en demande cinq pour s'ouvrir, tout se paie en ce monde. Joe n'a plus de pièces, on ne lui fait plus crédit, il est toujours fauché.

Elle resta un moment immobile à dévisager Joe, pas plus de dix-sept ans d'allure, mince et la peau cuivrée, de grands yeux noirs.

[…]

Joe s'adressa à la fille :

– Votre tenue est bizarre.

– Je m'occupe de l'entretien des réseaux vidphoniques souterrains au kibboutz de Topeka, dit Pat.

[…]

– Cette inscription sur votre bras, ce tatouage [« Caveat emptor »], dit Joe. C'est de l'hébreu ?

 

Les parents de Pat travaillent pour Hollis, l'employeur de psis. Ils ignorent la venue de Pat chez Joe. Elle ne comprend pas elle-même son pouvoir.

– Je ne sais pas ; ça semble tellement négatif. Je ne possède aucun don ; je ne sais ni soulever les objets, ni changer les pierres en pain, ni donner naissance sans fécondation, ni enrayer les maladies. Je ne sais pas non plus lire dans les esprits ou dans le futur... pas même des pouvoirs aussi ordinaires que ça. Je ne fais que nullifier les facultés des autres. Ça a l'air... (Elle eut un geste de la main.) Un peu ridicule.

Elle peut changer le passé, et, de ce fait, le présent.

Joe établit un rapport favorable se terminant par deux signes, XX, connus seulement de Runciter et de lui-même : « A surveiller. Cette personne représente un risque et peut être dangereuse pour la firme. »

 

4.

Découvrez la nouvelle sauce salade Ubik,

un délice pour le palais.

 

Runciter, revenu de Zurich, reçoit une nouvelle cliente, Miss Wirt – elle a « quelques ennuis avec les télépathes ». Elle se présente comme l'adjointe de Mr Shepard Howard. En fait – Runciter l'apprend de sa télépathe personnelle –, elle est l'associée de Stanton Mick dans un projet de recherche sur un système de propulsion interstellaire nouveau permettant la colonisation de masse, actuellement monopole des gouvernements. Le Centre est situé sur la Lune. Un gros contrat se prépare.

En même temps, Pat Conley est engagée par Runciter.

 

5.

Si vous dites à votre femme :

« Chérie, je ne suis pas bien, j'ai mal à l'estomac. »

Vite, qu'elle vous fasse prendre Ubik !

 

Tippy Jackson, une anti-télépathe, fait un rêve étrange. Elle est chargée de nullifierun employé mythique de Hollis, doté de pouvoirs psioniques énormes.

– Je ne suis plus moi-même quand vous êtes là, l'informa son nébuleux adversaire.

Sur son visage apparut une expression de haine qui le faisait ressembler à un écureuil psychotique.

Dans son rêve, Bill, qui avait plus ou moins l'air d'être le jumeau du télépathe, déclara :

– « Moi qui suis démuni de cette harmonieuse proportion, privé d'avantages par la trompeuse nature... »

[…]

C'est dans Richard III, expliqua-t-il à Tippy.

Elle croit n'avoir jamais lu Richard III.

 

Runciter la convoque en vue de « l'opération montée pour Mick ».

 

L'équipe choisie pour la Lune se réunit avec Runciter : Edie Dorn, Al Hammond (un très grand Noir), … Là, Pat « fait quelque chose », et le présent change : Joe Chip et elle sont mariés depuis un an (elle porte une alliance), Stanton Mick a choisi un autre organisme de protection...

Ma femme [pense Joe] est un être unique ; elle peut accomplir quelque chose que personne d'autre sur Terre n'est capable de faire. En ce cas, pourquoi ne travaille-t-elle pas pour Runciter Associates ? Quelque chose n'est pas normal.

Pat remet les choses comme elles étaient, sa démonstration est faite, mais elle garde l'alliance. L'équipe est de retour (ils ont le souvenir, fugitif, de l'expérience) : Jon Ild, Francesca Spanish, Tito Apostos, Don Denny (un anti-animateur, le seul), Sammy Mundo (Une fois, à lui seul, il avait nullifié S. Dole Melipone), Wendy Wright (Joe Chip la voudrait bien pour maîtresse et même pour femme), Fred Zafski (un anti-parakinésiste).

 

6.

Le rasage que nous vous offrons est sans précédent.

[…]

Avec la lame Ubik en acier chromé de fabrication suisse,

finis les jours de joues qui grattent.

 

– Bienvenue sur la Lune, dit allègrement Zoe Wirt dont les yeux joyeux étaient grossis par les verres triangulaires de ses lunettes à monture rouge.

Joe prend la mesure du champ psi émis dans les parages : « Il n'y a pas de champ. »

Stanton Mick les rejoint.

Runciter a un pressentiment : « Rentrons sur Terre. »

Stanton Mick se met à flotter, jusqu'au plafond...

– J'ai entendu parler de ça, cria Runciter à Joe. C'est une bombe humanoïde à autodestruction. Tous hors d'ici ! Ils viennent de la mettre en automatique ; c'est pour ça qu'elle s'est mise à monter en l'air.

La bombe explosa.

 

 

Jimi Hendrix, Star Spangled Banner, Live at Woodstock, 1969

 

Tous sont blessés, Runciter est mourant.

Ils parviennent à rejoindre le vaisseau où ils placent Runciter en capsule cryonique. Ils s'étonnent que les autres les laissent repartir : ils n'ont rien prévu d'autre que la bombe qui devait les tuer.

 

Vous suivez ?

L'histoire ne fait que commencer...

 

Revenir en arrière pour changer le présent ? « Il est trop tard maintenant, dit Pat. »

 

7.

Ravivez vos parquets ternis en employant Ubik,

le nouveau revêtement plastique miracle,

extrabrillant, facile à appliquer, antidérapant.

 

Depuis le vaisseau, Joe Chip cherche à appeler le Moratorium des Frères Bien-Aimés – de Zurich, en Suisse.

Joe tapa sur le clavier sui, puis zur, et enfin mor fre bnaim.

– C'est comme de l'hébreu, dit Pat derrière lui. Les condensations sémantiques.

A l'astroport de Zurich, la cafétéria automatique est rapace : Joe se demande quand on en finira avec la tyrannie des machines homéostatiques. Tout son argent, pièces et billets, a vieilli : il n'a plus cours. Ils ont tous vieilli après l'explosion.

Il prend une chambre à l'hôtel, il attend Wendy.

 

8.

Vos problèmes financiers vous préoccupent ?

Visitez la société d'épargne et de crédit Ubik.

 

Wendy n'est pas venue. Joe Chip décroche le vidphone et entend la voix de Runciter. Il ne comprend pas. Il n'y a rien dans l'homéojournal. Von Vogelsang vient le voir : Runciter a une activité cérébrale mesurable mais on ne peut communiquer avec lui pour le moment. Les neutraliseurs sont rentrés à New York, sauf Wendy Wright puisqu'elle a passé la nuit avec Joe.

 

A partir de ce point, le texte passe en écriture sympathique. Si vous souhaitez garder toute la fraîcheur d'une première lecture, vous ne lirez pas maintenant ce qui suit : on ne vous cache rien. Autrement, il vous suffit de survoler la page avec votre souris pour voir apparaître la suite – certains passages ne sont pas masqués.

 

Wendy... On la retrouve dans la penderie, desséchée – à la suite de l'explosion, une réaction nucléaire à l'échelle micronique.

Al Hammond est en réunion avec les neutraliseurs. Joe les rejoint bientôt. Ils ont observé une série d'incidents depuis l'attentat : cigarettes desséchées, annuaire périmé, monnaie démodée, denrées putréfiées – un phénomène de vieillissement, et une curieuse annonce :

DOUBLEZ VOS REVENUS SANS PEINE !

Mr Glen Runciter du Moratorium des Frères Bien-Aimés, de Zurich, en Suisse, a doublé son chiffre d'affaires une semaine après avoir reçu notre panoplie de chaussures gratuite...

Ils ont également des pièces et des billets récents à l'effigie de Glen Runciter.

Al et Joe partent pour Baltimore, une ville inconnue pour eux, afin de voir ce qu'il en est là-bas des produits « anormaux ».

Joe entend en mémoire le Dies irae du Requiem de Verdi.

 

9.

Mes cheveux sont secs et cassants,

Ils sont incoiffables.

En pareil cas que peut faire une femme ?

C'est très simple :

appliquez-leur la crème Ubik revitalisante.

 

Ils choisirent le Supermarché des Gens Heureux à la périphérie de Baltimore.

La situation est la même qu'à Zurich et à New York.

Le mode d'emploi fourni avec un magnétophone hors d'âge, vendu pour neuf, indique : fabriqué par Runciter à Zurich, service d'entretien à Des Moines.

Ils décident de partir pour Des Moines, mais les transports régressent de manière inquiétante. Aux toilettes, on peut lire des graffiti, de l'écriture de Runciter :

JE SUIS VIVANT ET VOUS ÊTES MORTS !

Al croit comprendre :

– Nous sommes en semi-vie. Sans doute toujours à bord du Pratfall II ; nous revenons probablement de la Lune à la Terre, après l'explosion qui nous a tués – qui nous a tués, et pas Runciter. Et il essaie de capter le flux de nos protophases.

Al se dessèche et meurt.

Le groupe a disparu de la salle de conférence.

Joe est seul.

 

10.

Vous êtes sujet aux odeurs de transpiration ?

Ubik déodorant, spray ou stick,

vous évitera tout inconvénient,

et grâce à lui dorénavant

vous n'aurez plus peur d'aller en société.

 

A la télévision, un reportage montre l'enterrement de Runciter à Des Moines, sa ville natale, en présence de tout le groupe, sauf Wendy, Al et Joe.

Runciter apparaît dans une publicité pour Ubik – qui annulerait les effets de la régression dans tous les domaines.

« Qu'est-ce que c'est que cet Ubik ? demanda Joe. »

Il se sentit tout d'un coup pareil à une phalène impuissante, voletant contre la vitre qui la sépare de la réalité tout en ne voyant que confusément celle-ci de l'extérieur.

 

Tout régresse dangereusement autour de Joe : le conapt, l'immeuble, l'aéroport.

Chez lui se trouvait un échantillon d'Ubique, revenu à sa version XIXe siècle (même pour l'orthographe) et inutile pour lui, avec un mot de Runciter : « Il y a un autre moyen. Essayez encore. Vous trouverez. »

 

11.

Absorbé conformément au mode d'emploi,

Ubik procure un sommeil ininterrompu

garanti sans torpeur matinale.

 

Décor 1939 : pour le conduire à Des Moines, Joe trouve un vieux coucou des années 1930, et son pilote accepte de l'emmener en échange du vieux flacon d'Ubique.

A l'arrivée, Bliss, de la Maison Mortuaire du Simple Berger, l'accueille et le conduit en voiture à la cérémonie. Ils évoquent la guerre qui vient de commencer et dont Joe connaît le déroulement.

Bliss :

– Ce sont les communistes le vrai danger, pas les Allemands. Prenez le sort des Juifs. Qui est-ce qui en fait tout un plat ? Les Juifs de ce pays, dont la plupart ne sont pas des citoyens américains mais des réfugiés qui vivent sur le dos de la communauté.

Le groupe est bien à la Maison Mortuaire. Après un moment, Edie Dorn, qui se sent fatiguée, s'en sépare. Elle meurt, desséchée.

 

12.

La savoureuse crème Ubik à tartiner,

uniquement à base de fruits frais

et de matières grasses végétales,

fera de votre petit-déjeuner un régal.

 

Les uns après les autres, se dit Joe.

 

Après une infraction bénigne au volant, Joe reçoit une contravention, où il peut lire : « Vous êtes beaucoup plus en danger que je ne le pensais. Ce qu'a dit Pat Conley est ». Au bas de la feuille : « Essayez le drugstore Archer. »

Sur l'étiquette d'une boîte de poudre Ubik, l'étiquette donne la suite du message : « entièrement faux. Elle n'a pas – je dis bien elle n'a pas – cherché à utiliser son pouvoir... »

Fred Zafsky est mort.

Joe avec Denny. Ils parlent de Pat. Elle survient.

C'est vous qui faites ça, n'est-ce pas, Pat ? C'est vous, votre pouvoir. Nous sommes ici à cause de vous.

– Et vous nous exterminez, dit Don Denny. Un par un.

[…]

– C'est pour ça que vous vous êtes fait engager par Runciter ? demanda Joe. […] C'est G. G. Ashwood qui vous a amenée. Il travaillait pour Hollis, c'est ça ? C'est bien ce qui nous est arrivé en réalité ? Ce n'était pas la bombe, c'était vous ?

Pat eut un sourire.

Le vestibule de l'hôtel explosa à la figure de Joe Chip.

 

 

Led Zeppelin, Whole Lotta Love, album Led Zeppelin II, 1969

 

Vous êtes sûr que vous suivez ?

Mettez-vous bien dans la courbure.

 

13.

Vos seins seront les plus beaux du monde

avec le nouveau soutien-gorge Ubik

en tissu spécial extra-aérien.

 

L'obscurité vrombissait autour de lui […].

– Qu'est-ce qu'il y a, Joe ? (La voix de Don Denny, chargée d'anxiété.) Qu'est-ce qui ne va pas ?

– Ça va. […] Je suis simplement fatigué.

[…]

Durement Don Denny dit à Pat :

– Qu'est-ce que vous lui avez fait ?

– Elle ne m'a rien fait, dit Joe en essayant de parler fermement.

[…]

– C'est exact, dit Pat. Je ne lui ai rien fait. Ni à personne d'autre.

 

Vous suivez bien ? Pat n'a rien fait. Il ne s'est rien passé.

 

Denny a trouvé une chambre pour Joe. Il part chercher un médecin et laisse Joe seul avec Pat. Elle l'accompagne vers sa chambre. Dans l'escalier, il est à bout de forces.

– Notre théorie, fit Joe, était la...(Il prit une inspiration encore plus profonde.) bonne, parvint-il à achever. (Il gravit une marche, puis, au prix d'un effort immense, encore une autre.) Vous et G. G. Avez tout combiné avec Hollis. Pour nous avoir.

– Exact, approuva Pat.

 

Un souci ? Un doute ? L'ombre d'un doute ?

 

Joe s'affaiblit. Il se dessèche.

– Je veux vous regarder, Joe, à cause de votre sordide petite combine à Zurich. Quand vous vous étiez arrangé pour que Wendy Wright vienne passer la nuit dans votre chambre.

Jo se hisse en haut de l'escalier, il atteint sa chambre en rampant, il parvient à entrer.

A l'intérieur, dans un fauteuil l'attend Glen Runciter. Il pulvérise le produit d'un atomiseur Ubik vers Joe.

 

14.

Mettez vos aliments hermétiquement à l'abri

grâce au sac plastique Ubik.

 

– Vous avez une cigarette ? demanda Joe.

Runciter est vivant, il est assis dans le salon de consultation au moratorium. Les autres membres de l'expédition sont également en semi-vie. Runciter paraît sûr de lui.

 

Et vous ?

 

– Vous n'en savez pas plus que moi, fit Joe.

[…]

– Qu'est-ce que c'est qu'Ubik ?

Il n'y eut pas de réponse de Runciter.

– Ça non plus vous ne le savez pas, dit Joe.

[…]

– Il y a deux forces à l’œuvre, comme l'avait deviné Al ; une qui nous aide et une autre qui nous détruit.

[…]

– Êtes-vous sûr, demanda-t-il à Runciter, absolument sûr, d'être le seul sans nul doute possible à avoir survécu à l'explosion ?

[…]

Ils sont tous en capsule cryonique au Moratorium des Frères Bien-Aimés ?

– A une seule exception près, répondit Runciter. Sammy Mundo … il est tombé dans un coma dont on dit qu'il ne sortira jamais … plus rien ne se produit dans le cerveau de Mundo, pas la moindre chose.

Retirant de son oreille le disque de plastique de l'écouteur, Glen Runciter prononça dans le micro :

– Je vous reparlerai plus tard.

[…]

– Vous avez sonné pour m'appeler, monsieur ? (Herbert Schönheit von Vogelsang pénétra en hâte dans le salon de consultation, obséquieux comme un courtisan médiéval. Dois-je remettre Mr Chip avec les autres ? Vous avez réussi, monsieur ?

– J'ai réussi.

– Vous avez pu le... ?

– Oui, je l'ai contacté normalement.

 

Vous êtes rassuré maintenant.

Le système est stable, non ?

 

15.

Est-ce que par hasard j'aurais mauvaise haleine, Tom ?

Si tu t'inquiètes, Ed, c'est bien simple :

essaie le nouveau dentifrice Ubik,

à la puissante mousse germicide à action instantanée.

 

Retour à la vieille chambre d'hôtel.

Denny revient avec le médecin qu'il est parti chercher. Joe lui raconte l'entrevue avec Runciter, le bienfait apporté par l'atomiseur Ubik et il lui demande d'utiliser le reste de la bombe sur lui.

Denny accepte. Denny n'est pas Denny. Dans les vapeurs d'Ubik apparaît Jory. Il a mangé tous les autres – il a mangé ce qu'il leur restait de vie pour se prolonger lui-même.

Toute l'aventure est un produit de l'imagination de Jory, gamin mal élevé, capricieux, farceur. Il maintient un pseudo-univers en 1939 parce qu'il ne peut pas empêcher les objets de reculer dans le temps.

Joe veut tuer Jory. Une bagarre s'ensuit. Jory a mordu Joe mais il doit lâcher prise.

 

Joe sort de l'hôtel.

 

16.

Dès le réveil, un plein bol de bons flocons Ubik,

la céréale pour adultes,

plus croustillante, plus délicieuse, plus nutritive.

 

Dans la rue, Joe voit une jeune fille. Il l'invite à dîner. Elle se nomme Ella Hyde Runciter.

Elle peut donner à Joe le moyen de s'approvisionner en Ubik, à vie. Elle se prépare à une nouvelle naissance et demande à Joe de la remplacer le moment venu, pour conseiller Glen et lutter contre Jory.

 

Qui a créé Ubik ? Des semi-vivants, notamment Ella, pour lutter contre Jory.

 

17.

Je suis Ubik.

Avant que l'univers soit, je suis.

 

Au moratorium, Runciter veut revoir sa femme.

Un employé la prépare.

– Voici pour vous, dit Runciter en lui tendant plusieurs pièces de cinquante centsqu'il avait sorties de ses poches. Je vous remercie d'avoir été aussi rapide.

[…]

Joe Chip sur une pièce de cinquante cents ?

C'était la première fois qu'il voyait de la monnaie Joe Chip.

[…]

Tout ne faisait que commencer.

 

- - -

 

Le narrateur est Joe Chip. Philippe K. Dick, son prophète, nous berce de mirages.

 

Le récit est une enquête : qui ? pourquoi ? se demande-t-on – nous avons indiqué une méthode précédemment.

 

Il y a des personnages – Runciter, von Vogelsang, Chip, etc., et des fonctions – menteur ou menteuse, séducteur ou séductrice, jaloux ou jalouse, etc., et, bien sûr, ange et démon, deux forces, une qui nous aide et une autre qui nous détruit.

 

Cherchons les personnages sans fonction.

 

Un univers libéral.

Les grands patrons gouvernent le monde : Walt Disney (en effigie sur la monnaie), Stanton Mick (préparant la colonisation de Mars par Israël), Ray Hollis (employeur de psis pour l'espionnage), Glen Runciter (fournisseur d'anti-psis pour l'équilibre de la société).

L'argent commande l'histoire (un contrat pour la Lune), comme le moindre moment de la vie quotidienne (tout est payant).

Le premier geste de Joe Chip promu maître du jeu est de battre monnaie.

 

Un univers discontinu, des univers parallèles.

Le récit avance au gré de temps forts que sont les renversements de situation (changement de trame ou d'époque).

6. La bombe explosa.

9. Je suis vivant et vous êtes morts.

12. Le vestibule de l’hôtel explosa à la figure de Joe Chip.

Le monde oscille entre Présent et Passé, Réel et Imaginaire, Vrai et Faux, dans un temps qui régresse (vieillissement, mort, renaissance) – les objets retournent à des formes qu'ils ont connues, ce qui ne modifie pas le présent à venir et ne génère pas de paradoxe temporel.

 

Un univers religieux.

Monde de la Bible : des psis pourraient donner naissance sans fécondation ; à un moment, et pour Joe Chip, Glen Runciter a donné sa vie pour sauver la nôtre.

Bardo Thödol : Ella Runciter annonce sa prochaine renaissance.

Références musicales : Missa Solemnis de Beethoven, Requiem de Verdi.

 

Je suis Ubik.

Avant que l'univers soit, je suis.

 

Ce qui suit est masqué...

 

Le monde est créé, imaginé, maintenu par des semi-vivants, parmi lesquels se poursuit une lutte entre les forces qui construisent et les forces qui détruisent.

La vie naît d'une tension entre Bien et Mal, Vide et Plein.

Ceux qui paraissent à l'extérieur sont des fantômes.

 

* * *

 

Suppléments

 

Deep Purple, Deep Purple, 1969 357

Deep Purple, 1969

 

 

Deep Purple, Concerto for Group and Orchestra, "First Movement" : Moderato-Allegro, Royal Philharmonic Orchestra, Royal Albert Hall, 1969

 

 

<span style="background-color: #e1e1e1;" _mce_style="background-color: #e1e1e1;"><span style="background-color: #e1e1e1;" _mce_style="background-color: #e1e1e1;"><span style="background-color: #e1e1e1;" _mce_style="background-color: #e1e1e1;"><span style="background-color: #e1e1e1;" _mce_style="background-color: #e1e1e1;"><span style="background-color: #e1e1e1;" _mce_style="background-color: #e1e1e1;"><span style="font-size: 12pt; font-family: arial, helvetica, sans-serif; text-align: justify;" _mce_style="font-size: 12pt; font-family: arial, helvetica, sans-serif; text-align: justify;">Deep Purple,</span> <em style="font-size: 12pt; font-family: arial, helvetica, sans-serif; text-align: justify;" _mce_style="font-size: 12pt; font-family: arial, helvetica, sans-serif; text-align: justify;"><span style="color: #000000;" _mce_style="color: #000000;"><span style="font-family: Arial, sans-serif;" _mce_style="font-family: Arial, sans-serif;"><em>Concerto for Group and Orchestra</em></span></span></em><em style="font-size: 12pt; font-family: arial, helvetica, sans-serif; text-align: justify;" _mce_style="font-size: 12pt; font-family: arial, helvetica, sans-serif; text-align: justify;"><span style="color: #000000;" _mce_style="color: #000000;"><span style="font-family: Arial, sans-serif;" _mce_style="font-family: Arial, sans-serif;"><span style="font-style: normal;" _mce_style="font-style: normal;">,</span></span></span></em> <span style="font-size: 12pt; font-family: arial, helvetica, sans-serif; text-align: justify;" _mce_style="font-size: 12pt; font-family: arial, helvetica, sans-serif; text-align: justify;">Live At Royal Albert Hall, 1969 (intégral)</span></span></span></span></span></span>

Deep Purple,  Concerto for Group and Orchestra, version intégrale

- - -

 

Deep Purple, The Battle Rages On 357

 

Blackmore, Gillan, Glover, Lord, Anya, album The Battle Rages On, 1992

 

I'm so far away
From everything you know
Your name is carried on the wind
Your ice blue waters Anya
Where do they flow
Where have they been
Where have they been

A hidden passion
Touching a spark
Flame of revolution
Burning wild in your gypsy heart
Your gypsy heart

Anya - The spirit of freedom
Anya - Oh Anya

The light of freedom buried
Deep within your soul
Across the puszta plain to see
The rhapsody of angels
Refuse to dance alone
What do they mean
What do they mean

Your jewel flashing
Across the dark
Forbidding distance
I love your gypsy heart
Your gypsy heart

Anya

 

- - -

 

Led Zeppelin, Whole Lotta Love, album Led Zeppelin II, 1969

 

You need coolin', baby, I'm not foolin',
I'm gonna send you back to schoolin',
Way down inside honey, you need it,
I'm gonna give you my love,
I'm gonna give you my love.

[Chorus]
Wanna Whole Lotta Love

You've been learnin', baby, I've been yearnin',
All them good times, baby, baby, I've been yearnin',
Way, way down inside honey, you need it,
I'm gonna give you my love... I'm gonna give you my love.

[Chorus]

You've been coolin', baby, I've been droolin',
All the good times I've been misusin',
Way, way down inside, I'm gonna give you my love,
I'm gonna give you every inch of my love,
Gonna give you my love.

[Chorus]

Way down inside... woman... You need... love.

Shake for me, girl. I wanna be your backdoor man.
Keep it coolin', baby.

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29 novembre 2013 5 29 /11 /novembre /2013 00:01

 

Un souci de lecture ? Un clic !

 

F. Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique

F. Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique – The Great Gatsby, 1925 , traduit de l'anglais États-Unis par Michel Laporte, Hachette, 2013

 

F. Scott Fitzgerald, ca 1925

F. Scott Fitzgerald, ca 1925 Hulton Archive/Getty Images

 

F. Scott Fitzgerald, Gatsby le Magnifique, film

Baz Luhrmann, The Great Gatsbyint. Tobey Maguire, Leonardo DiCaprio, Carey Mulligan, Joel Edgerton, 2013

 

Porte le chapeau d'or si ça doit l'émouvoir ;

Si tu peux sauter haut, bondis pour elle, aussi,

Qu'elle crie : « Amour, amour chapeauté d'or qui saute haut,

Il faut que tu sois mien ! »

Thomas Parke d'Invilliers.

 

Long Island, New York, été 1922.

Nick Carraway, jeune diplômé, est venu s'installer à Long Island avec le projet de se consacrer au courtage en bourse. Sur West Egg, le quartier des nouveaux riches, il a trouvé une petite maison coincée entre deux énormes bâtisses qui se louaient douze ou quinze mille dollars la saison.

 

Long Island, The Guggenheim Estate, Sands Point, NY, c. 192

 

Celle de droite était une chose colossale à tous points de vue – c'était l'imitation fidèle d'un certain hôtel de ville de Normandie –, avec, sur un côté, une tour flambant neuve sous une mince barbe de lierre sauvage, une piscine en marbre et plus de seize hectares de pelouses et de parc. C'était la demeure de Gatsby.

[…]

De l'autre côté de la baie minuscule, les palais blancs du secteur à la mode d'East Egg scintillaient le long de l'eau, et l'histoire de cet été-là commence ce soir où je m'y rendis pour dîner avec les Tom Buchanan.

 

Gatsby incarnait la richesse, et pourtant, malgré sa répulsion, Nick le disait : « il y avait en lui quelque chose de magnifique ».

Daisy Buchanan était une petite cousine de Nick et Tom, une connaissance depuis l'université. Sa famille était colossalement fortunée.

 

Long Island, Groton Farm

 

Leur maison était encore plus recherché que je l'avais imaginé, une grande bâtisse chaleureuse, rouge et blanche, de style néo-colonial, qui dominait la baie.

 

Daisy est en compagnie de Jordan Baker, une « équilibriste » – elle se prépare pour le tournoi de Westchester.

Au cours du dîner, on entend :

La civilisation part en miettes ! intervint Tom avec violence. J'en suis arrivé à être terriblement pessimiste à propos de tout. As-tu lu L'Ascension des Empires de Couleur, de ce type, là, Goddard ?

Ma foi, non ! Répondis-je, assez surpris par son ton.

Eh bien ! c'est un bon livre et chacun devrait le lire. L'idée est que, si nous n'y prenbons pas garde, la race blanche sera... sera totalement submergée. C'est un fait scientifique, c'est prouvé.

 

Jordan apprend à Nick : « Tom voit une femme à New York. »

 

Daisy se confie à son cousin : « – Eh bien ! j'ai eu des moments très pénibles, Nick, et je suis devenue joliment cynique à propos de tout. »

 

Depuis le train, on voit les immondices cachés de la ville.

A mi-chemin entre West Egg et New York, la route rejoint brusquement la voie ferrée et la longe pendant un quart de mile, comme pour se tenir au plus loin d'un lieu particulièrement désolé. C'est une vallée de cendres […].

[...]

Les yeux du docteur T.J. Eckleburg sont bleus et gigantesques.

Ils veillent sur la route depuis l'immense panneau d'un oculiste disparu.

 

Un dimanche, Tom emmène Nick à New York par le train et l'invite, en cours de route, à faire la connaissance de sa petite amie, Myrtle, une femme un peu corpulente, sans le moindre éclat de beauté, mariée à un garagiste stupide, Georges B. Wilson. Tom demande à Myrtle de les suivre, sous le prétexte d'aller voir sa sœur.

A l'appartement alloué à ses escapades viennent se joindre Catherine, la sœur, le voisin du dessous, Chester McKee, et sa femme, Lucille. Tout est clinquant, médiocre, vulgaire comme Myrtle.

Mme Wilson avait changé de toilette ; elle était désormais attifée d'une robe de cocktail sophistiquée en mousselin crème qui produisait un frou-frou constant quand elle naviguait à travers la pièce.

[...]

Ma chérie, dit-elle à sa sœur en criant d'une voix maniérée, la plupart de ces gens te rouleront chaque fois. Tout ce qu'ils ont en tête, c'est l'argent. J'ai eu une bonne femme qui est montée ici la semaine dernière pour s'occuper de mes pieds, et quand j'ai vu sa facture, tu aurais cru qu'elle m'avait opérée de l'appendicite !

Comment s'appelait cette dame ? demanda Mme McKee.

Mme Eberhardt. Elle vient s'occuper des pieds des gens à domicile.

[…]

A un moment, aux environs de minuit, Buchanan et Mme Wilson se firent face et discutèrent avec passion pour savoir si Mme Wilson avait le moindre droit de mentionner le nom de Daisy.

Daisy ! Daisy ! Daisy ! se mit à crier Mme Wilson. Je le dirai auitant que je voudrai ! Daisy ! Dai...

D'un geste bref et bien calculé, Tom lui cassa le nez avec le plat de la main.

Alors il y eut des serviettes ensanglantées sur le sol de la salle de bains, des voix de femmes qui grondaient et, par-dessus toute cette confusion, un long cri discontinu de douleur.

 

 

George Gershwin, Rhapsodie in blue, Paul Whiteman and his Concert Orchestra, Ross Gorman, George Gershwin, 1924

 

Il y a eu de la musique chez mon voisin tout au long des soirs d'été. Dans ses jardins bleus, des garçons et des filles allaient et venaient comme des papillons de nuit parmi les chuchotis, le champagne et les étoiles.

 

Tous les week-ends, le palais s'illumine et s'anime de danses, de lumières, de cocktails somptueux. Lorsque Nick, seul invité dans les formes – les autres viennent, simplement –, rencontre Gatsby pour la première fois, il remarque son sourire étonnant, un sourire rassurant.

Les légendes courent : il tient sa fortune du kaiser... un jour il a tué un homme... c'est un bootlegger... Cueille-moi une rose, mon chou, et verse-moi une dernière goutte dans le verre en cristal que voici, disent les jeunes femmes.

 

Un jour, Gatsby prétend parler franchement à Nick pour dissiper les rumeurs :

Je suis le fils de gens riches du Middle West... tous morts, à présent. J'ai grandi en Amérique mais, parce que mes ancêtres y allaient depuis de très nombreuses années, j'ai fait mes études à Oxford. C'est une tradition familiale.

Gatsby dit avoir besoin de sa confiance pour lui demander un grand service.

A midi, pour le déjeuner, Nick rejoint Gatsby avec Jordan Baker dans une cave de la 42e rue. Il croise Meyer Wolfshiem, un homme d'affaires (quelles affaires ?) en lien avec Gatsby, puis Tom, toujours en chasse.

Jordan, chargée de mission, fait part à Nick de la demande de Gatsby : il s'agit d'inviter Daisy à prendre le thé. Gatsby viendra... en voisin. Elle lui raconte qu'en 1917 Daisy a connu Gatsby. Il est parti à la guerre. Elle ne l'a pas revu. Elle a épousé Tom Buchanan – un mariage princier pour la presse. Le jour de ses noces, elle a reçu une lettre de Gatsby : il parlait de son absence et annonçait son retour.

Elle a pleuré et pleuré.

Il est venu s'installer à East Egg, juste en face de chez les Buchanan, de l'autre côté de la baie, pour Daisy...

 

Quand je suis rentré chez moi ce soir-là, j'ai craint, un moment, que ma maison ne soit en feu. Deux heures du matin, et toute la pointe de la péninsule était embrasée d'une lueur qui tombait de façon irréelle sur les massifs d'arbustes et faisait s'étirer des étinvcelles sur les fils le long de la route. Au sortir d'un virage, j'ai vu que c'était la maison de Gatsby qui était éclairée de la cave au grenier.

 

Le surlendemain, Daisy et Gatsby se retrouvent – tous les deux embarrassés. Gatsby invite Nick et Daisy à visiter la maison.

 

Avec des murmures de ravissement, Daisy a admiré tel ou tel aspect de la silhouette féodale qui se détachait sur le ciel, admiré les jardins, l'odeur pétillante des jonquilles, celle, vaporeuse, des aubépines et des fleurs de pruniers et celle, pâle et dorée, du chèvrefeuille d'hiver.

 

 

Elizabeth Grant, Rick Nowels, Young and Beautiful, int. Lana Del Rey, 2013

 

Luxe, volupté, musique.

 

Nick s'éclipse, en les laissant là ensemble.

 

Plus tard, on apprend la vie rêvée conçue depuis son enfance par Jay Gatsby, James Gatz, fils de fermiers pauvres, sans éducation, livré à l'errance jusqu'à sa rencontre avec Dan Cody, un millionnaire qui court les mers sur son yacht, et les femmes. Il le sauve d'un naufrage probable et reste auprès de lui pendant cinq ans – serveur, secrétaire, pilote, jusqu'à sa mort. La dernière femme reçoit l'héritage. Jay Gatsby se retrouve dans la misère il a seulement appris à paraîtreen société.

L'été suivant, il est à la Une des journaux : d'où vient sa fortune ?

 

Gatsby voit Daisy régulièrement. Elle voudrait s'enfuir, il voudrait revivre le passé.

 

Ensuite... Un soir... Une virée dans le centre... Myrtle Wilson s'enfuit... Dans la nuit... Sous les yeux de l'oculiste... Daisy...

 

Tandis que j'étais assis là, à ruminer sur cet ancien monde inconnu, j'ai songé à l'émerveillement de Gatsby, quand il avait découvert la petite lueur verte au bout du ponton de Daisy.

[…]

Gatsby avait foi en la lueur verte, le futur orgastique qui, année après année, recule devant nous. Il nous a échappé ? Peu importe : demain nous courrons plus vite, nous étendrons plus loin nos bras... Et par un beau matin...

Ainsi louvoyons-nous, barques à contre-courant, ramenés sans cesse dans le passé.

 

* * *

 

Nick Carraway écrit ce qu'il a vécu. Il le dit lui-même : il est à la fois dedans, un personnage, et dehors, un observateur – qui écrit.

Des couples se forment : Daisy et Jay, Tom et Nick, Fitzgerald et Zelda.

Parmi les personnages, il est un figurant muet qui anime toute la machine : l'alcool – une fortune pour quelques uns, la misère pour d'autres.

 

Le film apparu en 2013 est un produit éblouissant – ce qui veut dire qu'on y perd la vue si l'on n'est pas déjà aveugle, comme des critiques en délire (et non des moindres) – pratiquement tous, sauf les Américains...

C'est chic, clinquant, canaille – tout ce que marque le roman.

Au générique, la section Digital effets / Visual effects est plus longue que tout le reste : cela se voit à l'écran.

Laissons reposer la sauce rap. Il y a Gershwin, qui n'est pas d'époque (de l'époque du film) et deux ou trois chansons intéressantes, que l'on n'entend pas, ou pas vraiment, au cours du film.

Ce qui est très bien, c'est le texte : il est de F. Scott Fitzgerald, un écrivain.

 

* * *

 

N'oubliez pas. N'oubliez pas vos mouchoirs, parce qu'il y a tout de même l'histoire, une histoire de F. Scott Fitzgerald, un écrivain. Prenez de vrais mouchoirs, à ce point-là ! vous éviterez la déforestation de la planète.

 

Pour les cœurs sensibles, une histoire vraie, comme celle de Fitzgerald.

 

 

Amy Winehouse, Mark Ronson, Back to Black, 2006

 

_ _ _

 

FS Fitzgerald & ses contemporains-Asphodèle 357

Connaissez-vous le Challenge Fitzgerald imaginé par Asphodèle...

 

FS Fitzgerald et les enfants du jazz 357

et découvert par le Lou grâce à Natiora ?

 

 

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25 novembre 2013 1 25 /11 /novembre /2013 00:01

 

 

Bernard Herrmann, Psycho, 1960

 

William Faulkner, Une rose pour Emily

William Faulkner, Treize histoires (These Thirteen, 1931), traduction de R.N. Raimbault et Ch. P. Vorce avec la collaboration de M.E Coindreau (Gallimard, 1949), Club Français du Livre, 1964

 

William Faulkner 357

William Faulkner, 1931, photographie de J. R. Cofield

 

Les histoires sont distribuées en trois divisions, selon l'époque, le lieu ou le sujet.

Dans la première partie, l'écrivain témoigne – avec Victoire :

Alec, le mort-vivant du 11 novembre 1918, avait depuis longtemps découvert que personne n'a de courage, mais que n'importe qui peut choir aveuglément dans l’héroïsme, comme on dégringole dans un regard d'égout ouvert au milieu du trottoir.

Dans la seconde, où l'on trouve Une rose pour Emily, le récit se situe à Jefferson, dans le comté imaginaire de Yoknapatawpha, Mississipi, dont Faulkner a donné la carte dans Absalom ! Absalom !

 

Yoknapatawpha, 1936 h357

William Faulkner, Yoknapatawpha, in Absalom ! Absalom !, 1936

 [image cliquable, pour une plus haute résolution]

 

Yoknapatawpha, 1946 h357

William Faulkner, Yoknapatawpha, 1946

 [image cliquable, pour une plus haute résolution]

 

Dans la troisième partie, le fil – musical – est celui de l'amour.

 

Lisons Une rose pour Emily, 1930.

 

Jefferson, comté de Yoknapatawpha, dans le Sud mythique aujourd'hui disparu, enterre Miss Emily Grierson, d'une ancienne et aristocratique famille qui a connu le colonel Sartoris, avant de s'étioler, corps et biens, dans la modernité.

Emily était restée vieille fille. On avait pu croire, un temps, qu'elle épouserait Homer Barron, son amoureux, venu conduire les travaux de voirie commandés par la ville, mais un contremaître... un Yankee ! c'était impensable.

Les trottoirs une fois goudronnés, Homer n'a plus reparu. Emily a vieilli avec ses souvenirs, elle est devenue grise, comme sa vie, puis elle est morte.

 

Quand Miss Emily Grierson mourut, toute notre ville alla à l'enterrement : les hommes, par une sorte d'affection respectueuse pour un monument disparu, lesfemmes, poussées surtout par la curiosité de voir l'intérieur de sa maison que personne n'avait vu depuis dix ans, à l'exception d'un vieux domestique, à la fois jardinier et cuisinier.

 

La ville est le premier personnage : le narrateur.

 

Harvey House on Universal's Colonial Street 700

Harvey House, Colonial Street, Universal

 

C'était une grande maison de bois carrée, qui, dans le temps, avait été blanche. Elle était décorée de coupoles, de flèches, de balcons ouvragés, dans le style lourdement frivole des années soixante-dix, et s'élevait dans ce qui avait été autrefois notre rue la plus distinguée.

 

Thomas Jefferson's Monticello, West Front

Thomas Jefferson's Monticello, West Front, printemps

Thomas Jefferson's Monticello, roof

La demeure d'Emily, à Jefferson, rappelle Monticello, la demeure de Thomas Jefferson.

 

Elle semble, curieusement, proche de celle de Norman Bates, le reclus de Psychose (Psycho) – Robert Bloch, pour le roman, 1959 ; Alfred Hitchcock, scén. Joseph Stefano, pour le film, 1960.

 

Psycho, Bates Home 700

Psycho, Bates Home and Motel, night 700

Encore plus inquiétante la nuit.

 

Mais les garages et les égreneuses à coton, empiétant peu à peu, avaient fait disparaître jusqu'aux noms augustes de ce quartier; seule, la maison de Miss Emily était restée, élevant sa décrépitude entêtée et coquette au-dessus des chars à coton et des pompes à essence. Elle n'était plus la seule à outrager la vue. Et voilà que Miss Emily était allée rejoindre les représentants de ces augustes noms dans le cimetière assoupi sous les ifs, où ils gisaient parmi les tombes alignées et anonymes des soldats de l'Union et des Confédérés morts sur le champ de bataille de Jefferson.

 

C'est le tableau d'un monde en décomposition – un thème cher à l'écrivain.

Emily se tient dans le passé (le temps et l'argent), elle nie le temps qui passe et l'argent qui fond : un monument disparu, dans le temps, autrefois, sa décrépitude, parmi les tombes.

Elle vit figée dans le souvenir.

De son vivant, Miss Emily avait été une tradition, un devoir et un souci ; une sorte de charge héréditaire qui pesait sur la ville depuis ce jour où, en 1894, le colonel Sartoris, le maire  celui qui lança l'édit interdisant aux négresses de paraître dans les rues sans tablier , l'avait dispensée de payer les impôts, dispense qui datait de la mort de son père et s'étendait jusqu'à perpétuité.

Sartoris – avec sa lignée – parcourt l’œuvre de Faulkner depuis Sartoris, 1929. Le personnage tiendrait de son arrière-grand-père, William Clark Falkner, colonel lors de la Guerre de Sécession : un homme qui, dans le même temps, prend une initiative malveillante et montre sa bienveillance envers Emily – ce qui, dirait Faulkner, fait de lui, simplement, un être humain cohérent.

Quand la génération suivante, avec ses idées modernes, donna à son tour des maires et des conseillers municipaux, cet arrangement souleva quelques mécontentements.

[…]

Le conseil municipal siégea en séance extraordinaire. Une députation se rendit chez elle […]. Le vieux nègre la fit entrer dans un hall obscur d'où un escalier montait se perdre dans une ombre encore plus profonde. Il y régnait une odeur de poussière, de désaffection; une odeur de renfermé et d'humidité. […] le cuir [des fauteuils] était craquelé ; et, quand ils s'assirent, un léger nuage de poussière monta paresseusement.

[…] elle s'appuyait sur une canne d'ébène à pomme d'or ternie. […] Elle avait l'air enflée, comme un cadavre qui serait resté trop longtemps dans une eau stagnante, elle en avait même la teinte blafarde.

Le lexique tient son registre : vieux, obscur, odeur de poussière, désaffection, odeur de renfermé et d'humidité, cuir craquelé, canne d'ébène à pomme d'or ternie, cadavre.

 

Emily est encore exemptée d'impôts.

 

Ainsi, ils furent vaincus, bel et bien, comme l'avaient été leurs pères, trente ans auparavant, au sujet de l'odeur.

 

L'odeur.

Emily a perdu son père depuis deux ans. On ne voit plus son amoureux. « Pauvre Emily », dit-on.

Une nuit  un peu après minuit, quatre hommes traversèrent la pelouse de Miss Emily et, comme des cambrioleurs, rôdèrent autour de la maison, reniflant le soubassement de brique et les soupiraux de la cave, tandis que l'un d'eux, un sac sur l'épaule, faisait régulièrement le geste du semeur. Ils enfoncèrent la porte de la cave qu'ils saupoudrèrent de chaux, ainsi que toutes les dépendances. Comme ils retraversaient la pelouse, ils virent qu'une fenêtre, sombre jusqu'alors, se trouvait éclairée. Miss Emily s'y tenait assise, à contre-jour, droite, immobile comme une idole. Silencieusement ils traversèrent la pelouse et se glissèrent dans l'ombre des acacias qui bordaient la rue. Au bout d'une quinzaine, l'odeur disparut.

 

Miss Emily … immobile comme une idole, une image fixe, un tableau – une nature morte ?

 

Nous nous les étions souvent imaginés comme des personnages de tableau : dans le fond, Miss Emily, élancée, vêtue de blanc; au premier plan son père, lui tournant le dos, jambes écartées, un fouet à la main, tous les deux encadrés par le chambranle de la porte d'entrée grande ouverte.

 

Que fait son père, lui tournant le dos, jambes écartées, un fouet à la main ? Curieuse posture.

Et quel est ce caprice de l'orpheline ?

 

Le lendemain de la mort de son père, toutes les dames s'apprêtèrent à aller la voir pour lui offrir aide et condoléances, ainsi qu'il est d'usage. Miss Emily les reçut à la porte, habillée comme de coutume, et sans la moindre trace de chagrin sur le visage. Elle leur dit que son père n'était pas mort. Elle répéta cela pendant trois jours, tandis que les pasteurs venaient la voir, ainsi que les médecins, dans l'espoir qu'ils la décideraient à les laisser disposer du corps. Juste au moment où ils allaient recourir à la loi et à la force, elle céda, et ils enterrèrent son père au plus vite.

 

Elle ne veut pas se séparer de son passé, de son père, de son corps.

 

Un jour ... le jour où elle acheta la mort aux rats, l'arsenic… Le droguiste ne put lui faire dire, comme la loi l'exigeait, quel usage elle voulait en faire.

Quand, arrivée chez elle, elle ouvrit le paquet, il y avait écrit sur la boîte, sous le crâne et les os en croix : « Pour les rats ».

 

Plus tard nous dîmes « Pauvre Emily » derrière les jalousies, quand ils passaient, le dimanche après-midi, dans le cabriolet étincelant, Miss Emily, la tête haute, et Homer Barron, le chapeau sur l'oreille, le cigare aux dents, les rênes et le fouet dans un gant jaune.

 

La ville veille, derrière les jalousies. L'amoureux, Homer Barron, comme le père, porte un fouet dans un gant jaune. Emily ne l'épousera pas : il est riche, mais peuple. Et puis, Homer lui-même avait remarqué – il aimait la compagnie des hommes et on savait qu'il buvait avec les plus jeunes membres du Elk's Club – qu'il n'était pas un type à se marier.

 

Nous ne revîmes plus jamais Homer Barron.

 

De temps à autre, nous la voyions un moment à sa fenêtre, comme le soir où les hommes allèrent répandre de la chaux chez elle.

 

Quand nous revîmes Miss Emily, elle était devenue obèse et ses cheveux grisonnaient. Dans les années suivantes, elle devint de plus en plus grise jusqu'au moment où, ayant pris une couleur gris-fer poivre et sel, sa chevelure ne changea plus.

[...]

Tous les jours, tous les mois, tous les ans, nous regardions le nègre devenir de plus en plus gris, de plus en plus voûté, entrer et sortir avec son panier de marché.

[...]

Et puis elle mourut. Elle tomba malade dans la maison remplie d'ombres et de poussière avec, pour toute aide, son vieux nègre gâteux.

[…]

Elle mourut dans une des pièces du rez-de-chaussée, dans un lit en noyer massif garni d'un rideau, sa tête grise soulevée par un oreiller jauni et moisi par l'âge et le manque de soleil.

 

Nous savions déjà qu'au premier étage il y avait une chambre qui n'avait pas été ouverte depuis quarante ans et dont il nous faudrait enfoncer la porte. On attendit pour l'ouvrir que Miss Emily fût décemment ensevelie.

Sous la violence du choc, quand on défonça la porte, la chambre parut s'emplir d'une poussière pénétrante. On aurait dit qu'un poêle mortuaire, ténu et âcre, était déployé sur tout ce qui se trouvait dans cette chambre parée et meublée comme pour des épousailles, sur les rideaux de damas d'un rose passé, sur les abat-jour roses des lampes, sur la coiffeuse, sur les délicats objets de cristal, sur les pièces du nécessaire de toilette avec leur dos d'argent terni, si terni que le monogramme en était obscurci.

 

Les mêmes mots, toujours : poussière, mortuaire, passé, terni, obscurci.

De la vie ne reste qu'un cheveu, un long cheveu, un cheveu couleur gris-fer.

 

La maison de Norman Bates ressemble à celle d'Emily Grierson, rappelez-vous. Les décors sont composées à partir des mêmes éléments modulables.

Et l'histoire ? Quatre hommes sont venus effacer l'odeur chez Emily. Comme ils retraversaient la pelouse, ils virent qu'une fenêtre, sombre jusqu'alors, se trouvait éclairée. Miss Emily s'y tenait assise, à contre-jour, droite, immobile comme une idole.

 

Faulkner n'entre jamais dans notre logique occidentale en quête d'une réponse à un pourquoi.

Devant l'énigme, le lecteur devrait être disponible, comme Faulkner, installé à la place du spectateur : il s'agit de décrire et non pas d'expliquer.

 

* * *

 

Voir la page de Miss Marguerite et celle de Thomas Sinaeve.

 

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