Henning Mankell, Sable mouvant, Fragments de ma vie (Kvicksand, Leopard Förlag, 2014), traduit du suédois par Anna Gibson, Seuil, 2015
Henning Mankell, né en 1948, lauréat de nombreux prix littéraires, partage sa vie entre la Suède, le Mozambique et la France. Outre la célèbre série policière « Wallander », il est l'auteur de romans sur l'Afrique ou les questions de société, de pièces de théâtre et d’ouvrages pour la jeunesse.
Premier rabat
« En janvier 2014, j’ai appris que j’étais atteint d’un cancer grave. Cependant, ce n’est pas un livre crépusculaire, mais une réflexion sur ce que c’est que vivre. Je me suis promené dans ma propre histoire, de l’enfant que j’étais à l’homme que je suis aujourd’hui. Je parle d’événements qui m’ont marqué à jamais et d’hommes et de femmes qui m’ont ouvert des perspectives insoupçonnées. Je parle d’amour et de jalousie, de courage et de peur, de la cohabitation avec une maladie potentiellement mortelle. Je parle des artistes qui vivaient il y a 40 000 ans, des images fascinantes qu’ils nous ont laissées dans les recoins profonds et obscurs des grottes. Je parle du troll maléfique que nous avons engendré et que nous essayons à présent d’enfermer dans la montagne afin qu’il ne s’en échappe pas pendant les cent mille ans à venir. Je parle de la manière dont a vécu et dont vit l’humanité, et dont j’ai moi-même vécu. Je parle de la joie de vivre. Elle m’est revenue après que j’ai échappé au sable mouvant, qui menaçait de m’entraîner dans l’abîme. » H M
Mankell nous convie à partager le voyage étonnant de son existence, de la solitude des forêts immenses du nord de la Suède à une vie cosmopolite sur plusieurs continents, mais aussi et surtout le voyage invisible, intérieur, qui l’occupe depuis l’enfance. Un récit débordant d’énergie vitale.
4e de couverture
D’origine suédoise, née à Lisbonne, élevée au Portugal puis en Belgique, Anna Gibson est arrivée en France en 1981 à l’âge de dix-huit ans. Elle est traductrice littéraire à plein temps depuis 1989 (Henning Mankell, Colm Tóibín, Monika Fagerholm, Klas Östergren entre autres). Elle est aussi l’auteure d’un roman, Cet été, paru chez Balland en 1997.
Second rabat
En exergue
« N’aie pas honte d’être homme, sois-en fier ! Car en toi une voûte s’ouvre sur une voûte, jusqu’à l’infini. Jamais tu ne seras parfait, et c’est très bien ainsi. »
Tomas Tranströmer, Arcs romans, Pour les vivants et les morts, Œuvres complètes, Le Castor astral, 2004, trad. de Jacques Outin.
I
Le doigt tordu
1
L’accident
Tôt le matin, le 16 décembre, Eva m’a conduit à la station-service Statoil de Kungsbacka, où m’attendait une voiture de location. Je devais me rendre pour la journée dans le Sud, à Vallåkra, près de Landskrona, et restituer la voiture dans la soirée au même endroit. Noël approchait, et j’allais signer le lendemain mon dernier roman dans différentes librairies de Kungsbacka et de Göteborg.
Il faisait très froid. Mais il ne neigeait pas. Le trajet me prendrait trois heures si je m’arrêtais pour le petit déjeuner à Varberg, ainsi que j’en avais l’habitude.
Manuela Soeiro, directrice du théâtre Avenida de Maputo, ma collaboratrice depuis trente ans, était en visite en Suède, pour préparer la saison à venir. Elle logeait chez Eyvind, qui allait mettre en scène le Hamlet auquel je pensais depuis toutes ces années à la direction artistique du théâtre – Hamlet, une légende royale africaine. Fortimbras, après que tout le monde est mort, représente l’entrée en scène de l’homme blanc projetant de mettre sérieusement l’Afrique en coupe réglée. Il avait le mot de la fin : « être ou ne pas être ». Hamlet ? Jorginho pouvait tenir le rôle. C'était « maintenant ou jamais ».
Tout s’est passé très rapidement à l’approche de Laholm. Je venais de déboîter pour doubler un poids lourd. Sur la chaussée, une tache, peut-être de l’huile. Impossible de reprendre le contrôle. La voiture file vers la glissière centrale, choc frontal, l’airbag se déclenche, tout devient noir. […] Je ne suis pas blessé. […] Je n’ai pas mal.
Une semaine plus tard, je me suis réveillé avec un torticolis.
Le 8 janvier, petit matin froid, quelques flocons de neige. Examens : c'était un cancer du poumon, ce que j’avais à la nuque, c’était une métastase.
Le médecin m'a rassuré : « de nos jours, il y a des traitements. »
Il manque une fin à l’histoire. Elle est en marche. Tel est l’objet de ce livre. Ma vie. Ce qui a été, et ce qui est.
Deux jours après l’accident, je me suis rendu à l’église de Släp, qui n’est pas très éloignée du lieu où j’habite, au bord de la mer, au nord de Kungsbacka. J’éprouvais le besoin de revoir un tableau que j’ai déjà contemplé longuement bien des fois. Un tableau à nul autre pareil.
Jonas Dürchs, Gustaf Fredrik Hjortberg, hans hustru Anna Helena och deras 15 barn, 1770
Il s’agit d’un portrait de famille […], le pasteur Gustaf Fredrik Hjortberg en compagnie de sa femme Anna Helena et de leurs quinze enfants. Elle a été exécutée au début des années 1770. Gustaf Hjortberg, alors âgé d’une cinquantaine d’années, mourrait quelques années plus tard, en 1776.
Ce tableau étrange inclut également les enfants morts, se détournant ou à demi cachés, sans vouloir quitter la vie. On en dénombre six. Le temps s’est arrêté.
La mémoire me ramène invariablement à mon enfance.
1957. Un rêve : je me tiens en équilibre sur une plaque de glace sur le fleuve Ljusnan, qui passe en contrebas de la maison où je vis. […] Quelques mois auparavant, un garçon un peu plus âgé que moi s’est aventuré sur un lac gelé, non loin de Sveg, quand la glace a cédé sous son poids. Un trou s’est ouvert. Il a été aspiré. […] L’institutrice a dessiné une croix sur son banc.
[…]
Dans mon rêve cependant, la plaque de glace ne présente aucun danger. Je ne basculerai pas, je le sais. Je suis en sécurité.
La vie est devenue incertaine. Dans mon enfance, j'avais peur de la mort, sous la glace. Et sous le sable mouvant.
Avec le cancer, le temps s’était arrêté, et pourtant, même si la guérison était impossible, je pouvais vivre encore longtemps en échappant au sable mouvant.
Onkalo est un mot finnois qui signifie « trou ». Je l'ai découvert à l’automne 2012, en apprenant qu'on allait ouvrir à la dynamite, dans la roche mère de Finlande, des tunnels et des salles souterraines afin d’y entreposer les déchets du nucléaire pour une durée indéterminée, au moins cent mille ans.
Depuis mon enfance, et mieux encore après Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima, je suis un opposant à l’énergie nucléaire.
Peu de gens s'en inquiètent, ils veillent aux premières people, au prochain tirage du Loto, ils ne croient pas en Dieu, mais ils sont fidèles au tirage et au grattage.
J'ai voulu visiter Onkalo, je n’étais pas le bienvenu, j'allais peut-être en faire le décor d’un futur roman à suspense. A présent que je vis avec un cancer, cette question du traitement des déchets radioactifs m’apparaît dans une lumière encore différente.
Il y a de cela un certain nombre d’années, j’ai demandé à un ami verrier de me souffler un verre contenant dans sa masse une bulle d’air emprisonnée. En tant que professionnel, il considérait ce verre comme un objet défectueux. Mais moi, je réfléchissais à la différence entre vérité et mensonge, fiction et réalité ; à l’arrière-plan, il y avait également la question du temps et des distances infinies. […] La vie est l'art de la survie. Au fond, elle n'est rien d'autre que cela. Une bulle.
J'ai rédigé mon testament, une manière de confirmer sa mortalité, sa solitude.
Ħaġar Qim, temples, Malte, il y a 5615 ans – photographie de Svetlana Tikhonova
Malte... Nous savons peu de choses des bâtisseurs, des colons pacifiques venus de Sicile, seul demeure le monument tous dieux éteints.
Un mois environ s'est écoulé depuis l'annonce de mon cancer.
Je fais le rêve d'une tranchée boueuse dans les Flandres, le silence, l'attente, nous attendons la mort.
Radiothérapie, bronchoscopie, biopsie, chimiothérapie, gaz moutarde – le sens de mon rêve.
Je me rappelle, L'île mystérieuse, la grotte.
Le peintre avait un doigt tordu.
Peintures rupestres, Sulawesi, il y a 40.000 ans
Le cancer est là depuis la fondation du monde. Aujourd'hui, il est favorisé par ce que nous mangeons et l'environnement dans lequel nous vivons. Il n'est pas contagieux.
Pour résister au sable mouvant, il y a les livres, en attendant la mort. « C'est long, l'éternité ? » demande l'enfant.
Les souvenirs, parfois lointains depuis l'enfance, se mêlent au quotidien.
Iégor Reznikoff, Alleluias & offertoires des Gaules, 1996
Ne pas se laisser déposséder de sa joie.
Un grand témoignage de vie.
Sur une idée de génie et de Cryssilda.