Antonio Vivaldi, Sonata N° 12 In D Minor, Op. 1, La Follia, Adagio – Tema con 19 variazioni, Il Giardino Armonico, Teldec, 2013
Paul Morand, Venises, Gallimard, 1971
Paul Morand, 1970
Toute existence est une lettre postée anonymement ; la mienne porte trois cachets : Paris, Londres, Venise ; le sort m'y fixa, souvent à mon insu, mais certes pas à la légère.
Venise résume dans son espace contraint ma durée sur terre, située elle aussi au milieu du vide, entre les eaux fœtales et celles du Styx.
Emanuele Brugnoli (1859-1944), Piazza San Marco
Je me sens décharmé de toute la planète, sauf de Venise, sauf de Saint-Marc, mosquée dont le pavement déclive et boursouflé ressemble à des tapis de prière juxtaposés ; Saint-Marc, je l'ai toujours connu, grâce à une aquarelle pendue au mur de ma chambre d'enfant : un grand lavis peint par mon père, vers 1880 – bistre, sépia, encre de Chine –, d'un romantisme tardif, où le rouge des lampes d'autel troue les voûtes d'ombre dorée, où le couchant vient éclairer une chaire enturbannée. De mon père, je possède aussi une petite huile, une vue de la Salute par temps gris, d'une rare finesse d’œil, qui ne m'a jamais quitté.
Joseph Mallord William Turner, Venise, Dogana et Santa Maria della Salute, 1843
« C’est après la pluie qu'il faut voir Venise », répétait Whistler : c’est après la vie que je reviens m'y contempler.
James Abbott McNeill Whistler, Nocturne : Blue and Gold - St Mark's, Venice, 1879-1880
Venise, c'est le décor du finale de ce grand opéra qu'est la vie d'un artiste : Titien s'y éteint après sa Déposition, le Tintoret avec San Marziale, Verrochio avec le Colleone.
Tiziano Vecellio, dit Titien, Le Transport du Christ au tombeau, ca 1520
Jacopo Robusti, dit il Tintoretto, Saint Marc libérant l’esclave du supplice de la torture, dit aussi Le Miracle de l’esclave, 1547-1548
[maintenant, certaines images sont cliquables pour une meilleure définition]
Andrea Del Verrochio, statue équestre en bronze du condottiere Bartolomeo Colleoni, 1483-1488 – Carlo Ponti, fin des années 1860
Italie, 1907.
Lors de ma première évasion, je me jetai sur l'Italie comme sur un corps de femme, n'ayant pas vingt ans.
[...]
J'entrais dans la vie pour toucher mon dû : Titien, Véronèse n'avaient peint que pour se faire admirer de moi, ils m'attendaient ; l'Italie se préparait depuis des siècles à ma visite.
Paolo Veronese, Le repas chez Levi, 1573
Veronese fut traduit devant la Sainte Inquisition. Ces bouffons, ces ivrognes, ces nains, tant de grossièretés !
Mordez l'homme qui se cure les dents à la fourchette, entre deux colonnes.
Veronese avait fait le tableau de La Cène, il a changé le titre. Un festin chez un Juif... la vérité canonique l'emportait sur l'histoire, et Veronese était libre. Et pourtant... dans la Parole, combien de pécheurs sont invités à la table du Seigneur !
Paul Morand parle de ses vingt ans.
C'était une époque heureuse, où personne n'avait mauvaise conscience, où ceux qui avaient mal ne criaient pas. Le mot de culpabilité, on ne le trouve pas dans les vieux dictionnaires ; les démocrates-chrétiens commençaient à peine à enter le remords social sur les repentirs de la religion.
Pendant ce temps, à Venise...
Bagués et roucoulants comme les pigeons de Saint-Marc passaient les pédérastes ; Venise, « cité contre nature » (Chateaubriand), les avait toujours accueillis...
A l'automne de 1909, je quittai Venise... […] … dans une chambre de pioupiou... […] J'avais accroché au-dessus de mon lit la première carte du monde, 1457, une reproduction du planisphère de Fra Mauro, et le plan de Venise établi en 1500 par Jacopo Berbari.
Pour lire la carte selon notre axe moderne, cliquez ici.
Jacopo Berbari, plan de Venise
Mon cœur était resté à Venise.
Bernhard von Breydenbach, plan de Venise, XVe siècle
Caen, 1910. Aux Archives de la Préfecture, Paul Morand compile des dossiers. Il y trouve des lettres...
Des Archives de la Généralité.
Caen.
Ce jeudi 27e d'octobre 176...
Savez-vous qu'on retrouve dans Shakespeare cinquante et une références à Venise, alors qu'il ne quitta jamais l'Angleterre ?
Little Venice, Londres
1913-1970.
Little Venice.
Venise, je ne la retrouvais à Londres que dans ce quartier au nord de la gare de Paddington qui n'était pas encore recherché, comme il l'est actuellement [note de l'auteur : 1970], des artistes, qui l'ont surnommé La Petite Venise.
Oui, il y a plusieurs Venises. Celle de Marcel Proust, celle de Jean Cocteau, celle de Paul Morand. Et ces Leica, ces Zeiss...
1935.
« Tuez les mouches ! » (Recommandation mussolinienne.)
[note de l'auteur : 1967. Sur les murs de Pékin : « Tuez les oiseaux ! »]
1937.
Des avions militaires portent sur les ailes le lion de saint Marc. Après la mer, le ciel. L'avenir des dictateurs est dans le ciel, le Duce l'a dit.
Ce conservateur de la tradition n'aime pas qu'on tue les mouches, ni les oiseaux – qu'on leur laisse le ciel !
Heureusement, il n'est si bonne guerre qu'elle ne se quitte. En 1954, Giorgione est toujours là, ce génie mort très jeune, chez qui l'on découvre le paysage d'avant Poussin, la musique colorée, le romantisme (La Tempête), la sensibilité du chiaroscuro, l'atmosphère debussyenne...
Giorgione, La Tempête(La Tempesta), daté d'entre 1500 et 1510, Gallerie dell'Accademia, Venise
Tiziano Vecellio, dit Titien, Le Concert champêtre, vers 1509 (autrefois attribué à Giorgione)
Édouard Manet, Le Déjeuner sur l'herbe, 1863
Août 1969.
Je sortais d'un de ces petits traiteurs abrités derrière le Danieli...
[…]
Je vins donner du nez contre un parfum de bouc : j'étais sous le vent de trois garçons au torse nu, rougi par les hauts fourneaux de la vie errante, la croix d'or au cou, bien sûr. Leur beauté était plus offensive que la laideur. Une Walkyrie contestataire, à la chevelure répandue sur des épaules mangées de sel, semblait les tenir en laisse, faisant penser à quelque matriarcat de l'âge des dolmens ; leurs aisselles lançaient une odeur de poireau, et leurs fesses, de venaison ; leur sac de couchage roulé sur la nuque, ils s'étendirent comme des fusillés le long d'une boutique de changeur, sur fond de pièces d'or internationales.
[…]
Je tendis à la Walkyrie ma gourde de grappa ; elle s'en saisit, triste cloche, sans dire merci.
– On peut redevenir singe ou loup en six mois, commençais-je, mais pour être un Platon, il aura fallu des millions d'années... Quant à imaginer Venise...
– I shit on Venice, répondit la Walkyrie.
– Laissez donc ça aux pigeons, Mademoiselle..., fis-je, reprenant ma gourde vide.
Une écriture aux fuseaux, comme la dentelle de Venise – rappelez-vous les repentirs, de la religion et du peintre.
« torse nu, rougi par les hauts fourneaux de la vie errante, la croix d'or au cou, bien sûr »
– pendant que d'autres suent sang et eau pour de l'acier.
« comme des fusillés le long d'une boutique de changeur, sur fond de pièces d'or internationales »
Ce n'est pas le monde de Paul Morand, ni l'usine ni la finance. Il est d'un autre temps, une époque heureuse, et pourtant il connaît le temps où il vit. C'est lui qui approche les hippies, en offrant avec bienveillance. Les pièces d'or internationales ne sont pas aimables.
Venise se noie ; c'est peut-être ce qui pouvait lui arriver de plus beau.
Carlo Ponti, Vue générale de Venise, 1880