Comment concevoir que l'irréversibilité de cet ordre impérieux qu'est le temps puisse être rompue ? C'est ici
qu'interviennent les Vides médians inhérents à la Voie. Eux-mêmes Souffles, ils impriment à la Voie son rythme, sa respiration et lui permettent surtout d'opérer la mutation des choses et son
retour vers l'Origine, source même du Souffle primordial. Pour le fleuve, les Vides médians se présentent sous forme de nuages. Etant de la Voie, le fleuve, comme il se doit, participe aussi bien
de l'ordre terrestre que de l'ordre céleste. Son eau s'évapore, se condense en nuage, lequel retombe en pluie pour l'alimenter. Par ce mouvement en cercle vertical, le fleuve, assurant la liaison
entre terre et ciel, rompt la fatalité de son propre cours forcené. De même, à ses deux extrémités, il imprime la même sorte de cercle entre mer et montagne, yin et yang. Ces deux entités, grâce
au fleuve, entrent dans le processus du devenir réciproque : la mer s'évaporant dans le ciel et retombant en pluie sur la montagne, laquelle active sans cesse la source. Le terme rejoint par
là le germe.
Le temps procéderait donc par cercles concentriques, ou par cercles tournant en spirale si vous voulez. Mais attention, ce
cercle n'est pas la roue qui tourne sur elle-même, sur les choses du même ordre selon la pensée indienne, ni ce qu'on appelle l'éternel retour. Le nuage condensé en pluie n'est plus l'eau du
fleuve, et la pluie ne retombe pas sur la même eau. Car le cercle ne se fait qu'en passant par le Vide et par le Change. Oui, l'idée de la mutation et de la transformation est essentielle dans la
pensée chinoise. Elle est la loi même de la Voie. Le retour dont parle Laozi signifie finalement reprise de tout, certes, mais surtout changement en autre chose, en sorte qu'il y a constamment
retour et que plus il y en a, plus fréquente est la possibilité de transformation, tant l'inspiration du Souffle primordial est inépuisable. C'est peut-être subtil ou paradoxal, mais c'est
ainsi...
François Cheng, Le dit de Tianyi, Albin Michel, 1998