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  • : Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).

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20 septembre 2014 6 20 /09 /septembre /2014 23:01
Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre –  rien qu'un simple vêtement

Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre, Jón Kalman Stefánsson, 2007, traduit de l'islandais par Éric Boury, Gallimard, 2010

Photo © Tom Nagy/Gallery Stock (détail)

 

« Certains mots sont probablement aptes à changer le monde, ils ont le pouvoir de nous consoler et de sécher nos larmes. Certains mots sont des balles de fusil, d’autres des notes de violon. Certains sont capables de faire fondre la glace qui nous enserre le cœur et il est même possible de les dépêcher comme des cohortes de sauveteurs quand les jours sont contraires et que nous ne sommes peut-être ni vivants ni morts. »

Parfois les mots font que l'on meurt de froid. Cela arrive à Bárður, pêcheur à la morue parti en mer sans sa vareuse. Trop occupé à retenir les vers du Paradis perdu, du grand poète anglais Milton, il n'a pensé ni aux préparatifs de son équipage ni à se protéger du mauvais temps. Quand, de retour sur la terre ferme, ses camarades sortent du bateau le cadavre gelé de Bárður, son meilleur ami, qui n'est pas parvenu à le sauver, entame un périlleux voyage à travers l'île pour rendre à son propriétaire, un vieux capitaine devenu aveugle, ce livre dans lequel Bárður s'était fatalement plongé, et pour avoir s'il a encore la force et l'envie de continuer à vivre.

Par la grâce d'une narration où chaque mot est à sa place, nous accompagnons dans son voyage initiatique un jeune pêcheur islandais qui pleure son meilleur ami : sa douleur devient la nôtre, puis son espoir aussi. Entre ciel et terre, d'une force hypnotique, nous offre une de ces lectures trop rares dont on ne sort pas indemne. Une révélation.

4e de couverture

Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre –  rien qu'un simple vêtement

Jón Kalman Stefánsson, né à Reykjavík en 1963, est poète, romancier et traducteur. Son œuvre a reçu les plus hautes distinctions littéraires de son pays, où il figure parmi les auteurs islandais actuels les plus importants. Entre ciel et terre est son premier roman traduit en français.

 

Nous sommes presque

uniquement constitués de ténèbres

 

Il y a plus de cent ans...

 

L'existence humaine se résume à une course contre la noirceur du monde, les traîtrises, la cruauté, la lâcheté, une course qui paraît si souvent tellement désespérée, mais que nous livrons tout de même tant que l'espoir subsiste.

 

Les autorités et les marchands règlent peut-être nos misérables jours, mais ce sont les montagnes et la mer qui règnent sur nos vies.

 

[…] constamment dans la vie, ceux qui ne sont pas assez forts sont obligés de nettoyer la merde des autres.

 

Le Paradis perdu de Milton est le livre de chevet de Bárður.

 

S'en vient le soir

Qui pose sa capuche

Emplie d'ombre

Sur toute chose,

Tombe le silence,

Déjà se lovent

La bête sur son lit d'humus

L'oiseau dans son nid

Pour le repos nocturne.

 

Il y a le café, le tabac, la lune – dont la lumière « obscurcit les ombres, donne du mystère au monde », et qu'on ne pourrait atteindre sur une barque à six rames.

Bárður ne chique pas, « la tête pleine de poème et de paradis perdu ». Andréa, de vingt-cinq ans son aînée, lui parle : « ce que tu peux être beau, mon petit, dit-elle en caressant sa barbe de ses deux mains qu'elle laisse glisser le long de sa gorge nue... […]. Seulement pour toi, Andréa, répond-il avec un sourire. »

 

Mais tout finit par s'estomper, les souvenirs par s'effacer et au bout du compte, toute chose trépasse. Là où il y avait autrefois vie et lumière ne subsistent qu'ombre et oubli. Le père du gamin meurt, la mer l'engloutit et ne le rend jamais.

 

Sur les marges, sous l'abri.

[…] encore un de ces satanés bonimenteurs, encore un de ces hommes politiques, saviez-vous que seuls bien peu de gens supportent l'exercice du pouvoir sans en être souillés ?

 

Ils enfilent leurs vareuses car, malgré leurs chandails aux mailles serrées, la bise glaciale les transperce aisément et le fait qu'ils soient trempés de sueur n'arrange rien à l'affaire. Chacun attrape sa vareuse, à l'exception de Bárður dont la main se referme sur le vide, elle s'immobilise, suspendue en l'air et il jure à haute voix. Quoi ? Demande le gamin. Satanée vareuse, je l'ai oubliée, et Bárður jure une fois de plus, il se maudit de s'être inutilement employé à fixer dans sa mémoire les vers du Paradis perdu, de s'être ainsi concentré au point d'en oublier sa vareuse.

[…] Bárður a cessé de voir, ses yeux n'ont plus aucune expression. […] le froid a placé Bárður sous son emprise.

 

Retour au baraquement, Bárður est déposé sur la table dont on se sert pour appâter les lignes. Le silence.

 

Un corps trépassé ne sert à rien, nous pouvons tout aussi bien nous en débarrasser. Le gamin jette un regard par en dessous, la trappe levée et une ouverture vers la mort. L'enfer est un être défunt. Il avance sa main droite sur le côté, caresse le livre qui a fait oublier sa vareuse à Bárður. Lire des poèmes vous met en danger de mort.

[…] le Paradis perdu.

La mort est-elle peut-être la perte du paradis ?

 

Le gamin part vers le Village, il ne pourrait rester sans Bárður, il rapporte au vieux capitaine aveugle le livre prêté. Milton était aveugle.

[…] la frontière est si fine, qui sépare la vie de la mort : rien qu'un simple vêtement, une vareuse.

D'abord il y a la vie et ensuite, il y a la mort.

 

Mourir est le mouvement absolument blanc, lit-on dans un poème.

 

Lífið, það er líf

á langferð undir stjörnunum.

Að deyja, það er aðeins

hin alhvíta hreyfing.

 

La vie, c'est la vie en un long voyage sous les étoiles. Mourir, ce n'est rien que le mouvement absolument blanc.

Hannes Pétursson, Steinn, 1958, à la mémoire de Steinn Steinarr, in 36 ljóð, 1983

 

Quelques aphorismes encore.

 

[…] l'enfer, c'est d'être mort et de prendre conscience que vous n'avez pas accordé assez d'attention à la vie à l'époque où vous en aviez la possibilité.

 

Les mots sont de nature diverse.

Certains mots sont lumineux, d'autres chargés d'ombre.

 

Sans le péché, il n'est nulle vie.

 

Et les dernières lignes.

 

Il s'est mis à neiger. La neige tombe, feutrée, derrière les vitres, de gros flocons qui virevoltent, ils ont les ailes des anges pour modèle. Le gamin est assis, immobile ; dehors, des ailes d'anges tourbillonnent, il regarde Bárður se dissoudre lentement et n'être bientôt plus qu'un souffle d'air froid, un frisson.

 

Un roman noir, où l'on peut lire l'insignifiance de la vie et l'absolu de son sens : rien qu'un simple vêtement.

Une écriture magnifique, tellement simple et émouvante.

 

 

Islandica, Hestaskál og Heilræði, traditionnel, in album Best of Islandica, Favourite Folk Songs of Iceland, 1996

 

* * *

 

A lire :

 

La chronique de des pas perdus.

 

L'Islande vue par des pas perdus, Street Art, Reykjavik, Island Street Art, Retour d'Islande.

 

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commentaires

D
Ils ont fait fuir le FMI et toutes les institutions financières avec leurs casserolles.
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D
Content de te l'avoir fait découvrir et ça me donne envie d'en lire un autre de lui.<br /> Ta maîtrise de l'islandais est époustouflante.
Répondre
L
C'est ma seconde langue maternelle ; - )<br /> Il faut seulement donner la graphie d'origine.<br /> Ces Islandais ne peuvent rien faire comme tout le monde.

 


 
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