Jean-Bernard Pouy, Samedi 14, Éditions La Branche, 2011 – scions la branche, selon Jean-Bernard Pouy, La Librairie francophone, France Inter, 15 octobre 2011
Jean-Bernard Pouy, Mauves-sur-Loire, 2011 – Photo Presse Océan - Olivier Lanrivain
« Terrassé par les habitudes
de maux qui tentent d'aboutir
le pauvre dans sa solitude
attend le moment de partir... »
Raymond Queneau, Les Ziaux.
Ce putain de lumbago.
Au réveil, faut déplier la carcasse avec précaution, en espérant que ça ne couine pas trop, en guettant les coups de poignard dans le bas du dos, et il faut mettre en pratique toute une stratégie ergonomique pour enfiler les chaussettes. Mais on tient le choc, car on pense au café brûlant qui va suivre, au long moment pendant lequel on va l'aspirer, les lèvres en cul de dinde, le regard perdu en direction de la petite fenêtre de bois bleu, vers les noisetiers immobiles, les bourdons bedonnants, coincés dans les fleurs de balsamine, et les roses trémières avec les merles qui cavalent dessous.
Une journée se profile alors, une journée de plus. Hier, c'était soi-disant un jour béni. Mais rien n'est venu troubler ma verte retraite, en bien ou en mal, chance ou malchance, ça fait quatre ans maintenant que les jours ressemblent aux jours, que j'ai quitté la noirceur de ma vie d'avant. Je ne regrette rien car je l'ai bien mérité, ce repos de l'âme. C'est une décision intime. Un jour, le couvercle de la marmite a sauté. A peine cinquante balais, une petite bicoque prêtée par un pote définitivement parti pour les Iles se dorer la couenne et le RSA qui tombe aussi régulièrement que la pluie, bien suffisant à une survie de quasi-stylite. De temps en temps, je pense à mon vrai boulot, mais comme ma spécialité est le plomb, pas celui des dentistes, non, celui des imprimeurs, ce n'est donc pas souvent.
La bicoque du stylite.
Les stylites sont des ermites chrétiens des premiers siècles s'installant au sommet d'une ruine, d'un portique ou d'une colonne pour vivre mieux à l'écart du monde.
Anonyme, Saint Siméon le Stylite, Salle de Qabr Hiram, Musée du Louvre, plaque d'argent, VIe siècle
Maurice Lenoir s'est donc mis au vert, près de La Souterraine dans la Creuse. Un père tranquille, retiré avec Pierrot mon ami, de vieux disques de rock, quelques pieds de chanvre au fond du jardin.
Et surtout, le travail, n, i, fini. Ça aussi, c'est difficile au début, c'est ardu de remplir sa journée quand on n'est pas obligé de pointer. Le travail obligatoire empêche l'homme de se poser des questions. Ne pas travailler est un vrai taf pour qui n'est pas prévenu. Après on s'habitue. Le loisir devient roi.
Un jour sur deux, le guignolet avec les petits vieux d'à côté, Monsieur et Madame Kowa.
Même un vendredi 13... Seulement, le vendredi 13 mars 2009, un nouveau ministre de l’Intérieur a été nommé, Stanislas Favard, le fiston des voisins (qui avait pris, pour fomenter son ambition, le nom de sa mère). Le lendemain, dès l'aube, les schtroumphs occupent le terrain pour assurer la sécurité des parents.
Maurice Lenoir est un chevelu, barbu, éleveur de hautes herbes prohibées. Voué à la garde à vue ! Il est inquiet. Vous rappelez-vous le collectif Van Gogh, ces agités qui enlevaient nos grands patrons, hauts fonctionnaires, politiciens et nous les rendaient après leur avoir coupé une oreille ? Leur tête pensante, Maxime Gerland, oui, c'est lui. Heureusement, on ne l'a pas reconnu, mais une fois en cellule... la parano m'a gagné.
On a oublié de l'enfermer à double tour après lui avoir apporté une soupe, et une cuillère en alu. Il n'a pas oublié. Rien ne se perd et rien ne se crée. Rien de secret.
J'ai pris mes affaires et je suis sorti, lentement, étudiant les bruits, rasant les murs, passant devant la salle de garde où deux pandores tétanisés avaient les yeux rivés sur un grand pré vert électrique.
Il rentre chez lui, tout simplement.
Au matin, l'évadé laisse entrevoir à un pantin en civil, Jean-Alain Dormeaux – de la DCRI –, une faute professionnelle grave. Le type s'est mis à réfléchir. Dans sa tête, ça devait être la bataille de Wagram plus celle d'Eylau. Eylau, le soleil brille, brille, brille.
Maurice-Maxime se retrouve en liberté surveillée. Statu quo.
Status Quo, Rossi, Young, Caroline, 2003
Le rock & roll en zone rurale, y a que ça de vrai.
J'étais comme pestiféré. Ils se méfiaient. A présent, j'étais le type qui sortait des cellules comme dans un roman de Marcel Aymé. Une sorte de Garcimore anarchiste.
Et Stanislas Favard ? Ce type était apparemment un genre de requin aux dents longues et à l'haleine de hyène. Grimpette accélérée dans les sphères du pouvoir. Populiste à cran, extrême droitier parfois, chrétien de gauche de temps en temps. Réactionnaire se faisant toujours passer pour progressiste. Cinquième maroquin. Sans parler du nombre de Marocains qu'il avait déjà fait raccompagner dans leur beau pays.
Rien à voir avec un ministre de l'Intérieur bien connu.
Laisse aller, c'est une valse.
Raymond Queneau, Joseph Kosma, Juliette Gréco, Complainte, 1957
Et hop, en deux ou trois jours, j'ai décidé de me barrer... un petit sac à dos... mon Victorinox... quelques fringues... un livre... la Pléiade des romans de Raymond Queneau... et un souvenir... un doudou... ma petite vache de métal.
A la gare, le vendeur de billets regardait un match, sur une petite télé. Décidément. On en était à la seconde mi-temps.
Le foot avait définitivement remplacé Chateaubriand.
Le temps m'égare, le temps m'étreint. Le temps m'est gare, le temps m'est train... Je crois que c'est Prévert qui avait écrit ça.
Dans une de ses anciennes caches, près de Lorient – et d'une petite gare, toujours, il récupère quelques billets et un passeport. Je vais passer de l'autre côté, signer une déclaration de guerre. Moi contre tous.
Y a pas de raison.
C'est eux qui avaient commencé. J'avais réussi à les oublier et à me moquer de leurs petites existences. C'est eux qui étaient venus me chercher, bordel.
Gerland envoie le récit de son évasion au Canard enchaîné, couvrant la police, la gendarmerie et les « officines » de honte et de ridicule.
Il a dû récupérer une nouvelle identité. […] Ce qui remettait une couche supplémentaire de noir sur l'obscurité générale. Un vrai Soulages.
Dormeaux, sur l'ordre de son chef, Yvonne Berthier, se retrouve au placard à Saint-Hilaire-de-Riez en Vendée, là où il espérait passer ses vieux jours.
Yvonne Berthier aime les fromages – comment le dire ? – qui ont vécu : un Camembert marchant tout seul, un Livarot « puissant », un Rocamadour « quasiment orangé » et « un chèvre d'exception. […] c'était comme si un militaire venait de se déchausser dans les parages. ». Avec « un imposant bol de café », et « un grand verre de Brouilly ». Une femme qui en a, quoi !
Devenu Patrick – comme Patrick Raynal, directeur de la collection Vendredi 13, Gerland s’installe au pied du Stromboli, dans la baie de Naples, à Ginostra, le village où Ingrid Bergman et Rossellini ont vécu pendant le tournage du film.
Il rencontre une jeune femme. Après quelques vers de Queneau et quelques verres de ce vin blanc métallique de Salina, ils se tutoient.
– Tu t'appelles comment ?
– Justine. Mais rien à voir avec Sade.
– Avec Lawrence Durrell, alors.
– Avec qui ?
Justine est Béatrice Kowa, la petite sœur du nouveau locataire de la place Beauvau... Aimant la liberté, n'aimant pas son frère, elle a tout plaqué, incognito : Quand on veut être seule et tranquille, on pète les ponts.
Randonnée nocturne au sommet du volcan, tendre fin de séjour.
– Justine... J'aime pas les traînes de comète.
Dernière terrasse de café. Photos des amoureux, en souvenir...
Fenesta che lucive, chanson napolitaine, int. Enrico Caruso, 1913
Elles sont envoyées à Voici, et publiées. La petite sœur du ministre et le terroriste le plus recherché, ensemble !
Vous pensiez à une coïncidence ? Vous lisez trop les romans de la collection Nous Deux.
Entre Dormeaux et Berthier, en revanche, ce n'est pas l'amour fou...
– Et la Justine ? La Béatrice ?
– Effondrée.
– Elle s'est bien fait baiser.
– Je vous en prie, Dormeaux. Elle s'est fait avoir, c'est tout.
Maxime Gerland avait trouvé Béatrice par hasard, grâce à une affiche de rock qui lui rappelait... Comme quoi le rock & roll sert toujours à quelque chose.
La cavale était comme une douce psychanalyse. Pour me pister, pour qu’un profiler quelconque prévoie ma prochaine étape, bon courage. Le zigzag analytique comme style de vie.
« Je ne pense pas non plus qu’il va se relancer dans des actions violentes ou subversives. Il va simplement tenter de nous emmerder un maximum, avait dit la DCRI. »
Les médias sont informés de diverses casseroles attachées au ministre de l’Intérieur. Secrets d'alcôve, secrets de banque et... dans le salon des Favard, un Girodet, valeur inestimable, tableau répertorié faisant partie des œuvres disparues pendant la guerre, chapitre vols de biens juifs, catalogue établi par la célèbre Rose Valland.
La panique !
J'ai passé de longues heures dans des salles moites de cinéma. Le nombre de merdes que j'ai vues... Ca ne s'arrangeait pas. Le monde disparaissait peu à peu des écrans au profit d'un autre figé dans le toc, le mensonge, le mythe, même actuel, le postmoderne clinquant en trois dimensions.
Le lendemain du vendredi 13 novembre [...] le ministre de l'intérieur, Stanislas Favard, [… avait présenté] sa démission au premier ministre qui, visiblement soulagé, l'avait acceptée séance tenante. C'était, d'après les dires du démissionnaire, pour éviter une déstabilisation de notre chère république, une et indivisible, mais toujours très fragile. Bref, il se sacrifiait. Pour, sans doute, rejoindre immédiatement un de ces cabinets de gestionnaires internationaux qui, eux, travaillent vraiment pour notre beau pays. Avec en plus, un salaire bien plus conséquent, c'est connu.
D'un vrai Soulages... à un visible soulagement.
Et ça finit comme ça ? Meuh non, sots ! Ça finit bien pour les tourtereaux, on a pensé à vous, et il y a une surprise à la fin...
* * *
Jean-Bernard Pouy le dit, à La Librairie francophone, il est facile de déstabiliser un gouvernement, cela s'est déjà fait (après un lundi 13), il faut de la stratégie et de la tactique, un plan et une réserve d'improvisation.
Une écriture caustique, réjouissante.
Ne pas se faire d'illusion.
Le lendemain du vendredi 13 novembre [...] le ministre de l'intérieur, Stanislas Favard, [… avait présenté] sa démission au premier ministre qui, visiblement soulagé, l'avait acceptée séance tenante. C'était, d'après les dires du démissionnaire, pour éviter une déstabilisation de notre chère république, une et indivisible, mais toujours très fragile. Bref, il se sacrifiait.
Tout le monde adopterait la version officielle, entre deux entrées de foot. Ne sommes-nous pas en démocratie ?
Qu'attendez-vous pour partir ?
Jean-Bernard Pouy, précédemment
Jean-Bernard Pouy, Marc Villard, Ping-Pong
Jean-Bernard Pouy, Spinoza encule Hegel – l'éthique reprend ses droits
* * *
J'connaîtrai jamais le bonheur sur terre
je suis bien trop con
Tout me fait souffrir et tout est misère
pour moi pauvre con
Tout ce qui commenc' va trop mal finir
toujours pour les cons
Tout plaisir s'efface, après c'est bien pire
du moins pour les cons
L'angoisse m'étreint m'étrangle et j'empire
de plus en plus con
Je ne sais que faire ou pleurer ou rire
comme font les cons
Quelquefois c'est bleu puis c'est noir de suie
la couleur des cons
On voudrait chanter mais voilà la pluie
qui arrose les cons
On voudrait danser, le sol est de boue
pataugent les cons
Nous sommes idiots bouffant la gadoue
nous sommes des cons
L'amour se balade en un autogyre
au-dessus des cons
Qui lèvent le nez 'vec un doux sourire
sourire de cons
Attendant encor la belle aventure
illusion de cons
Car ils sont réduits à leur seule nature
nature de cons
Les roses les fleurs et les clairs de lune
c'est pas pour les cons
Les cons ils y croient, mais c'est pour des prunes
aliment de cons
Raymond Queneau, Joseph Kosma, Juliette Gréco, Complainte, 1957