Lou

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  • : Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).

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19 février 2010 5 19 /02 /février /2010 00:01

 

Mon rêve est, comme celui de beaucoup, une an-archie.

Jean Grenier, lettre à Albert Camus, 11 mars 1958


Le terme éclaté vient de Paul Valéry,
Les Principes d'an-archie pure et appliquée, un carnet commencé en 1936 à Alger, portant en dernière page la date de 1938, et publié en 1984, ouvrage posthume.


Il signifie l’absence d’un principe ordonnateur, directeur et autoritaire qui soit au-dessus de la liberté et qui dispense une orthodoxie.

Michel Onfray, Pour une an-archie désespérée, Lecture de l’Essai sur l’esprit d’orthodoxie, 1988


Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre le maître des autres en les gênant…

Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1796, ouvrage posthume


L’Essai de Jean Grenier, paru en 1938, inspire la pensée politique d’Albert Camus, l’ami de Louis Guilloux, lui-même ami de jeunesse de Jean Grenier. Louis Guilloux a connu Georges Palante (devenu Cripure dans Le Sang noir, 1935), professeur de philosophie au lycée de Saint-Brieux.

Jean Grenier, Louis Guilloux, Georges Palante, la force des trois fonde la pensée libre d’Albert Camus : seule importe La Vie quotidienne (Jean Grenier, 1968).


Palante, funeste anagramme.


L’Homme révolté
est dédié à Jean Grenier (comme auparavant L’Envers et l’endroit), Georges Palante y figure.

Albert Camus, l’an-archiste révolté, parle dès 1939 de la Misère en Kabylie dans Alger républicain, et en mai 1945, dans Combat, Enquête en Algérie, il dit l’injustice, source de famine et de révolte.


Bakounine est vivant en moi
, écrit-il (cité par Michel Onfray, La Pensée de midi : Archéologie d’une gauche libertaire, 2007). Son homme révolté porte l’esprit d’Alain (Le Citoyen contre les pouvoirs, 1926, Propos de politique, 1934) et de Simone Weil (La Condition ouvrière, 1935, édité en 1951, ouvrage posthume).


Trace l’inégal palindrome
, l’envers et l’endroit, et prends la ligne courbe qui rompt avec l’esprit d’orthodoxie figé sur la droite ligne de la doxa, de l’opinion : Sisyphe dit non ! mais il ne renonce pas.
 

L’Homme révolté, 1951

[infra HR, Albert Camus, Œuvres complètes, III, Bibliothèque de la Pléiade, 2008]


Le meurtre, l’innocence, l’absurde


Il y a des crimes de passion et des crimes de logique. Le Code pénal les distingue, assez commodément, par la préméditation. Nous sommes au temps de la préméditation et du crime parfait. Nos criminels ne sont plus ces enfants désarmés qui invoquaient l’excuse de l’amour. Ils sont adultes, au contraire, et leur alibi est irréfutable : c’est la philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges.

[HR, Introduction]


La nuit


c’est un mur qui s’élève jusqu’aux cieux et couvre le firmament étoilé !

Thérèse de l’Enfant-Jésus, Histoire d’une âme, Manuscrit C Folio 7 Verso, 1897


Notre tâche d'homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l'angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturel­lement, c'est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout.

Sachons donc ce que nous voulons, restons fermes sur l'esprit, même si la force prend pour nous séduire le visage d'une idée ou du confort. La première chose est de ne pas désespérer.

Albert Camus, L’Eté, Les Amandiers, 1940

[* en annexe]


Vivre


Il s’agit d’observer et de vivre au quotidien. L’innocence meurtrière ne peut être reconnue dans l’absurde où, le meurtre étant indifférent, la logique commande de tuer et de se tuer. Implacable spirale de la mort donnée, du suicide universellement partagé. Seulement l’indifférence refuse également ses raisons au suicide et au meurtre.

Dans un monde à deux dimensions, les uns et les autres sont englués sur un papier tue-mouches se retournant en ruban de Möbius. L’absurde ne se confesse qu’en miroir où se réfléchit le miroir opposé, pile et face d’une mimésis en abyme.

 

Alain Resnais, Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad, 1961

Dans un grand hôtel fastueux, un homme tente de convaincre une femme de s'enfuir avec lui. Il prétend qu'ils ont eu une liaison l'année dernière à Marienbad mais elle semble avoir tout oublié...

Un personnage tente de sortir du labyrinthe argentique, les autres ne veulent pas l’entendre.

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Schuiten & Peeters, Les Murailles de Samaris, Casterman, 1988


Non.

Refuser.


Aujourd’hui et maintenant


L’homme est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est. La question est de savoir si ce refus ne peut l’amener qu’à la destruction des autres et de lui-même, si toute révolte doit s’achever en justification du meurtre universel, ou si, au contraire, sans prétention à une impossible innocence, elle peut découvrir le principe d’une culpabilité raisonnable.

[HR, Introduction]


Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement.

[HR, I]


Se taire, c’est laisser croire qu’on ne juge et ne désire rien en effet. Le désespoir, comme l’absurde, juge et désire tout, en général, et rien, en particulier. Le silence le traduit bien.

[HR, I]


Nous vivons dans la terreur
[…] parce que nous vivons dans le monde de l’abstraction, celui des bureaux et des machines, des idées absolues et du messianisme sans nuances.

[…]

Et pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans le dialogue et l’amitié des hommes, ce silence est la fin du monde.

En somme, les gens comme moi voudraient un monde, non pas où l’on ne se tue plus (nous ne sommes pas si fous !), mais où le meurtre ne soit pas légitimé.

Albert Camus, Ni victimes ni bourreaux in Combat, 1946

 

Noir Désir, Gagnants / Perdants, 2008


Seul, peut-être, mais pas sans l’amour.

La révolte n’est pas ressentiment.

Le ressentiment est toujours ressentiment contre soi.

Ou mieux : si elle est chargée de ressentiment, la révolte déborde le ressentiment de tous côtés.

Le même mouvement fait dire à Maître Eckhart, dans un accès surprenant d’hérésie, qu’il préfère l’enfer avec Jésus que le ciel sans lui. C’est le mouvement même de l’amour.

Un nouveau cogito pour le quotidien : je me révolte, donc nous sommes.

[HR, I]


Au commencement


Contre l’injustice de l’ordre établi, la mort par nature, l’esclavage par condition, le rebelle exige un nouvel ordre, au prix du crime s’il le faut. Et on se fera dieu, meurtrier des hommes dans un défi lancé à soi-même.

[HR, II]

Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l'homme.

Charles Baudelaire, Mon coeur mis à nu : journal intime, 1887


Les avantages de ce temps : rien n’est vrai, tout est permis.

La phrase de Nietzsche citée par Camus renvoie au temps où rien ne vit.


Le nihilisme est l’impuissance à croire, son symptôme le plus grave ne se retrouve pas dans l’athéisme, mais dans l’impuissance à croire ce qui est, à voir ce qui se fait, à vivre ce qui s’offre.

Non pas la foi, mais les œuvres, voilà, selon Nietzsche, le message du Christ.

[HR, II]

* et selon Jacques, Epître, II, 14-26


Qu’est-ce que le Christ nie ? tout ce qui porte à présent le nom de chrétien.

[Nietzsche cité par Camus, HR, II]


Echec de la révolte métaphysique.


La mort de Dieu


La mort de Dieu, observée, non commandée, son ensevelissement sous la pierre roulée par les grands prêtres afin de justifier le meurtre comme finalité, interdit de voir la vie comme liberté.

Alors, la révolte historique, fondée dans la libération de l’esclave, s’engage dans le meurtre mimétique, aveugle, toujours recommencé : l’esclave ne veut pas être libre, il cherche à devenir maître, par le régicide, le parricide, il institue en droit une nouvelle religion dont la doctrine est définie par un contrat social, avec ses martyrs, ses innocents légitimement assassins d’autres innocents qui…

La mort du roi est une fête conduite par le satan, séducteur, procureur, bourreau, qui mène le bal où l’on tue, universellement.


Toutes les pierres sont taillées pour l’édifice de la liberté : vous lui pouvez bâtir un temple ou un tombeau des mêmes pierres.

Saint-Just, Convention nationale, 24 avril 1793


Robespierre voulait fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu (Convention nationale, 7 juin 1794 - cité par Nietzsche dans Aurore, Avant-propos).


Echec de la révolte historique.

[HR, III]


Et les artistes ?


Ne se détournent-ils pas du réel pour donner un sens au monde ?


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Copenhague, 2009


Un doute flotte...


Peut-on, éternellement, refuser l’injustice sans cesser de saluer la nature de l’homme et la beauté du monde ? Notre réponse est oui. Cette morale, en même temps insoumise et fidèle, est en tout cas la seule à éclairer le chemin d’une révolution vraiment réaliste.

[HR, IV]


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Emmanuel Prunevieille, 2009


Frêle esquif dont la force, dans le jeu d’Héraclite, est seule éternelle par sa fragile gratuité.

Oui, on garde la révolte et l’art.


La pensée de midi


Pourtant la beauté s’efface devant l’instinct du meurtre, non plus sacré, non plus passionnel, non plus insensé, mais prenant position dans l’hécatombe programmée et partagée où le meurtre est clairement suicide.


Lorsque Caïn tue Abel, il fuit dans les déserts. Et si les meurtriers sont foule, la foule vit dans le désert et dans cette autre sorte de solitude qui s’appelle promiscuité.

[HR, V]


La convivialité inventée par la révolte ne peut se vivre que dans le libre dialogue. La surdité, l’aveuglement, chaque malentendu suscite la mort.

Le syndicalisme révolutionnaire, la Commune, le concret se sont dressés contre l’économie, l’Etat, l’abstrait.

Au-delà du nihilisme, de l’histoire, du mal, aujourd’hui : apprendre à vivre et à mourir, et, pour être homme, refuser d’être dieu.


Au midi de la pensée, la révolte refuse ainsi la divinité pour partager les luttes et le destin commun.

L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire, écrit admirablement René Char, sont les deux extrémités de mon arc.

A cette heure où chacun d’entre nous doit tendre l’arc pour refaire ses preuves, conquérir, dans et contre l’histoire, ce qu’il possède déjà, la maigre moisson de ses champs, le bref amour de cette terre, à l’heure où naît enfin un homme, il faut laisser l’époque et ses fureurs adolescentes. L’arc se tord, le bois crie. Au sommet de la plus haute tension va jaillir l’élan d’une droite flèche, du trait le plus dur et le plus libre.

[HR, V]


L’Homme révolté est clairement en germe en 1945, Remarque sur la révolte, en 1948, Les Meurtriers délicats, en 1949, Le Meurtre et l’absurde et Le Temps des meurtriers.

Le duel Sartre-Camus est encore vert : Bernard-Henri Lévy, Le Siècle de Sartre, 2000.



On peut lire

Quelques suggestions déjà données.

Albert Camus et les libertaires, Egrégores, 2008

Michel Onfray, La Pensée de midi : Archéologie d’une gauche libertaire, 2007

Une page de références sur les interventions de Camus dans le mouvement anarchiste.

 


 

[*]

Notre tâche d'homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l'angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste, le bonheur significatif pour des peuples empoisonnés par le malheur du siècle. Naturel­lement, c'est une tâche surhumaine. Mais on appelle surhumaines les tâches que les hommes mettent longtemps à accomplir, voilà tout.

Sachons donc ce que nous voulons, restons fermes sur l'esprit, même si la force prend pour nous séduire le visage d'une idée ou du confort. La première chose est de ne pas désespérer.

[…]

Quand j’habitais Alger, je patientais toujours l’hiver parce que je savais qu’en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m’émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année, pourtant, elle persistait, juste ce qu’il fallait pour préparer le fruit.

Ce n’est pas là un symbole. Nous ne gagnerons pas notre bonheur avec des symboles. Il y faut plus de sérieux. Je veux dire seulement que, parfois, quand le poids de la vie devient trop lourd dans cette Europe encore toute pleine de son malheur, je me retourne vers ces pays éclatants où tant de forces sont encore intactes. Je les connais trop pour ne pas savoir qu’ils sont la terre d’élection où la contemplation et le courage peuvent s’équilibrer. La méditation de leur exemple m’enseigne alors que si l’on veut sauver l’esprit, il faut ignorer ses vertus gémissantes et exalter sa force et ses prestiges. Ce monde est empoisonné de malheurs et semble s’y complaire. Il est tout entier livré à ce mal que Nietzsche appelait l’esprit de lourdeur. N’y prêtons pas la main. Il est vain de pleurer sur l’esprit, il suffit de travailler pour lui.

Mais où sont les vertus conquérantes de l’esprit ? Le même Nietzsche les a énumérées comme les ennemis mortels de l’esprit de lourdeur. Pour lui, ce sont la force de caractère, le goût, le « monde », le bonheur classique, la dure fierté, la froide frugalité du sage. Ces vertus, plus que jamais, sont nécessaires et chacun peut choisir celle qui lui convient. Devant l’énormité de la partie engagée, qu’on n’oublie pas en tout cas la force de caractère. Je ne parle pas de celle qui s’accompagne sur les estrades électorales de froncements de sourcils et de menaces. Mais de celle qui résiste à tous les vents de la mer par la vertu de la blancheur de sa sève. C’est elle qui, dans l’hiver du monde, préparera le fruit.

Albert Camus, L’Eté, Les Amandiers, 1940

 

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11 février 2010 4 11 /02 /février /2010 00:01

 

 

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   Albert Camus et Maria Casarès (Martha) en répétition





 

La Mère : Il reviendra.

Martha : Il te l’a dit ?

La Mère : Oui. Quand tu es sortie.

Martha : Il reviendra seul ?

La Mère : Je ne sais pas.

Martha : Est-il riche ?

La Mère : Il ne s’est pas inquiété du prix.

Martha : S’il est riche, tant mieux. Mais il faut aussi qu’il soit seul.

La Mère, avec lassitude : Seul et riche, oui. Et alors nous devrons recommencer.

Albert Camus, Le Malentendu, pièce en trois actes, Gallimard, 20 mai 1944.

Première édition où Le Malentendu est suivi de Caligula.

La Première au théâtre est du 24 juin 1944.






Source


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   Effroyable tragédie.

   Aidée de sa fille une hôtelière tue pour le voler un voyageur qui n’était autre que son fils.

   En apprenant leur erreur la mère se pend, la fille se jette dans un puits.

   L’Echo d’Alger, 6 janvier 1935

 





Martha : Et vous verrez bientôt que vous avez choisi une auberge tranquille. Il n’y vient presque personne. (I, 5)

Jan : Un jour ou l’autre, il m’aurait fallu revenir. Mon père était le seul obstacle et quand j’ai appris sa mort, j’ai cru que tout serait facile.

[dialogue entre Jan, le fils prodigue, voué au sacrifice, et Maria, sa femme, in Prologue inédit, ms. Bruckberger]

Quelle est l’histoire ? Un fils qui veut se faire reconnaître sans avoir à dire son nom et qui est tué par sa mère et sa sœur, à la suite d’un malentendu.

Albert Camus, Le Figaro Littéraire, 15-16 octobre 1944

Martha (la fille et la sœur) à Maria (la femme de Jan, le fils) : Si vous voulez le savoir, il y a eu malentendu. Et pour peu que vous connaissiez le monde, vous ne vous en étonnerez pas. (III, 3)

… tout aurait été autrement si le fils avait dit : C’est moi, voici mon nom. Cela revient à dire que dans un monde injuste ou indifférent, l’homme peut se sauver lui-même et les autres par l’usage de la sincérité la plus simple et du mot le plus juste.

Albert Camus, Le Figaro Littéraire, 15-16 octobre 1944

Après vingt ans d’absence et de silence, un homme revient dans un petit village de Bohême où sa mère et sa sœur tiennent une auberge. Il espère ainsi retrouver sa patrie
. Mais il ne veut pas se faire reconnaître. Il veut qu’on le reconnaisse sans qu’il ait à dire C’est moi ! La seule question est de savoir si cela est possible, s’il existe une patrie pour le cœur des hommes, et enfin, comme il le dit lui-même, si oui ou non, il a raison d’avoir ces rêves. La réponse lui sera justement donnée sous la forme du oui ou du non.

Cette pièce, qui se place seulement sur le plan tragique, répugne à toute théorie. Cependant, s’il fallait absolument que l’auteur ait une pensée, elle serait celle-ci : l’homme porte en lui une part d’illusions et de malentendu, c’est elle qui doit être tuée. Mais c’est un sacrifice qui libère une autre part de lui-même, la meilleure, qui est celle de la révolte et de la liberté.

On voit seulement que ce pourrait être le sujet d’une autre pièce.

Texte du Programme des représentations de juin 1944

[Jan : Le bonheur n’est pas tout et les hommes ont leur devoir. Le mien est de retrouver ma mère, une patrie… (I, 4)]

[Jan : On ne peut pas toujours rester un étranger. (I, 4)]


Tuer

Le Malentendu est l’histoire du crime et du suicide en miroir, de sa légitimation, oui ou non, par l’absurde.


Martha : Le crime est le crime, il faut savoir ce que l’on veut. (I, 1)

En écho, Jan, se parlant à lui-même : Il faut savoir ce que l’on veut. (II, 1)

La Mère : Il dort et ne pense plus, il n’a plus de devoirs ni de tâches, non, non, et moi, vieille et fatiguée, oh, je l’envie de dormir maintenant et de devoir mourir bientôt. (II, 8)

La fatigue peut-être, et la soif du repos.

[Elle sort sans que sa fille s’y oppose.] (III, 1)

(elle se jette dans la rivière où elle vient de noyer son fils)

Et si l’absurde condamne le crime autant qu’il l’autorise, par l’indifférence ?


La mer, le soleil, la terre épaisse
- avant Le Premier homme


La mer

Martha : la mer dont j’ai tant rêvé (I, 1)

Jan : je viens d’Afrique… De l’autre côté de la mer. (I, 5)

Martha : Quand vous allez là-bas, vous habitez près de la mer ?

Jan : Oui. (I, 5)

Martha, doucement : Quant aux soirs, monsieur ?

Jan : Ils sont bouleversants. Oui, c’est un beau pays… je pense à la mer et aux fleurs de là-bas. (II, 1)

Martha [après le crime] : Ce matin est, depuis des années, le premier où je respire. Il me semble que j’entends déjà la mer. (III, 1)

Martha : je reste solitaire, loin de la mer dont j’avais soif… la mer… la mer… une odeur d’algues… dans ce pays défendu par la mer, les dieux n’abordent pas. (III, 2)

Le soleil

La Mère : on m’a dit que le soleil dévorait tout (I, 1)

Martha [à Jan] : j’imagine avec délices cet autre pays où l’été écrase tout, où les pluies d’hiver noient les villes…

je souhaite maintenant que vous restiez. Mon goût pour la mer et les pays du soleil finira par y gagner. (II, 1)

La terre épaisse

Martha : j’ai grandi dans l’épaisseur des terres. (III, 1)

Martha : on ne peut appeler patrie, n’est-ce pas, cette terre épaisse, privée de lumière… (III, 4)


L’aube, l’amour peut-être, la révolte

La Mère : il me semble que cette aube n’arrivera jamais. (II, 8)

Martha : Vous voyez bien que cette aube est arrivée. (III, 1)

Illusion, malentendu, il y a tant d'aurores qui n'ont pas encore lui.

Maria : Non, les hommes ne savent jamais comment il faut aimer. Rien ne les contente. Tout ce qu’ils savent, c’est rêver, imaginer de nouveaux devoirs, chercher de nouveaux pays et de nouvelles demeures. Tandis que nous, nous savons qu’il faut se dépêcher d’aimer, partager le même lit, se donner la main, craindre l’absence. Quand on aime, on ne rêve à rien. (I, 4)

La Mère : L’amour d’une mère pour son fils est aujourd’hui ma certitude. (III, 1)

L’ombre d’une révolte
 ? Martha en rêve (III, 1)

Elle mourra seule au milieu de [ses] crimes : je quitterai ce monde sans être réconciliée.

Le premier homme est à venir.


L’aurore, l’amour, le temps sans révolte ?

On ne peut pas être libre contre les autres hommes. Mais comment peut-on être libre ? Cela n’est pas encore dit.

Prière d’insérer de l’édition de 1944

Maria, dans un cri : Oh ! mon Dieu ! je ne puis vivre dans ce désert ! C’est à vous que je parlerai et je saurai trouver mes mots. (Elle tombe à genoux) Oui, c’est à vous que je m’en remets. Ayez pitié de moi, tournez-vous vers moi ! Entendez-moi, donnez-moi votre main ! Ayez pitié, Seigneur, de ceux qui s’aiment et qui sont séparés !

La porte s’ouvre et le Vieux Domestique paraît.

Le Vieux, d’une voix nette et ferme : Vous m’avez appelé ?

Maria, se tournant vers lui : Oh ! je ne sais pas ! Mais aidez-moi, car j’ai besoin qu’on m’aide. Ayez pitié et consentez à m’aider !

Le Vieux, de la même voix : Non !

Rideau

Quant au personnage du vieux domestique, il ne symbolise pas obligatoirement le destin. Lorsque la survivante de ce drame en appelle à Dieu c’est lui qui répond. Mais c’est un malentendu de plus. Et s’il répond
Non à celle qui lui demande de l’aider, c’est qu’il n’a pas en effet l’intention de l’aider et qu’à un certain point de souffrance et d’injustice personne ne peut plus rien pour personne et la douleur est solitaire.

Albert Camus, Le Figaro Littéraire, 15-16 octobre 1944



L’Auberge rouge / Claude Autant-Lara, 1951 - interprètes : Fernandel, Françoise Rosay. Le scénario s’inspire d’un fait-divers des années 1830.
 

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7 février 2010 7 07 /02 /février /2010 00:01

  

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Ceci n’est pas une commémoration.

 

Camus


A force de commémorer Camus, de le panthéoniser, de le transformer en fantôme abstrait, on a réussi à le rendre ennuyeux. Comme toutes ces histoires avec Sartre, le communisme et Les Temps modernes sont poussiéreuses ! C’était il y a longtemps, dans l’obscur XXe siècle.

Le Camus vivant (par pitié, qu’on le laisse dormir tranquille au soleil de Lourmarin !) est, pour moi, celui de Noces et de L’Eté. Camus ne dit pas que « tout est bien », puisqu’il y a la misère et l’absurde. Mais il fait confiance, sur fond de tragique, à ce qu’il sent de plus physique et de plus animal en lui, ce qu’il nomme « l’orgueil de vivre ». « Aujourd’hui l’imbécile est roi, et j’appelle imbécile celui qui a peur de jouir. » Il insiste, Camus, il veut de toutes ses forces « rejoindre les Grecs ». « Le sens de l’histoire de demain n’est pas celui qu’on croit. Il est dans la lutte entre la création et l’inquisition. Malgré le prix que coûteront aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante. »

Ces lignes sont écrites en 1948. En 2010, la lutte entre la création et l’inquisition reste la même. En 1950, Camus écrit encore : « Je ne hais que les cruels. Au plus noir de notre nihilisme, j’ai cherché seulement des raisons de dépasser ce nihilisme. (...) Eschyle est souvent désespérant : pourtant, il rayonne et réchauffe. Au centre de son univers, ce n’est pas le maigre non-sens que nous trouvons, mais l’énigme, c’est-à-dire un sens qu’on déchiffre mal parce qu’il éblouit. » En 1952, voici une récusation des « tombeaux criards » (et qu’est-ce que le Panthéon, sinon un trafic bruyant de cercueils ?) : « Un jour, quand nous serons prêts à mourir d’épuisement et d’ignorance, je pourrai renoncer à nos tombeaux criards, pour aller m’étendre dans la vallée, sous la même lumière, et apprendre, une dernière fois, ce que je sais. »

Énigmatique et silencieux Camus, qu’on veut à tout prix simplifier et réduire. En 1953, quatre ans avant son Nobel, sept ans avant son accident mortel, il écrit : « Un brusque amour, une grande œuvre, un acte décisif, une pensée qui transfigure, donnent à certains moments la même intolérable anxiété, doublée d’un attrait irrésistible. (...) J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal. » C’est beau.

 

Philippe Sollers

Le Journal du Dimanche 31 janvier 2010

 


 

In extenso. C’est beau.

A minuit seul sur le rivage. Attendre encore et je partirai. Le ciel lui-même est en panne avec toutes ses étoiles, comme ces paquebots couverts de feux qui, à cette heure même, dans le monde entier, illuminent les eaux sombres des ports. L’espace et le silence pèsent d’un seul poids sur le cœur. Un brusque amour, une grande œuvre, un acte décisif, une pensée qui transfigure, donnent à certains moments la même intolérable anxiété, doublée d’un attrait irrésistible.

Délicieuse angoisse d’être, proximité exquise d’un danger dont nous ne connaissons pas le nom, vivre, alors, est-ce courir à sa perte ? A nouveau, sans répit, courons à notre perte.

J’ai toujours eu l’impression de vivre en haute mer, menacé, au cœur d’un bonheur royal.

1953

L’Eté, La Mer au plus près, Journal de bord

 

Oui, j’ai beaucoup aimé la mer, écrit Camus en 1946 à la fin de son Journal de voyage en Amérique du Nord – Carnets 1949-1959.

En juillet 1949, il part de Marseille pour Rio de Janeiro. A minuit seul sur le rivage…

 

A nouveau, sans répit...


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Aujourd’hui, maman…


 

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3 février 2010 3 03 /02 /février /2010 00:01

  

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   Albert Camus, Le premier homme, Editions Gallimard, 1994

   Quelques pages du manuscrit en illustrations.

 





Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras.

Gn, 3, 19 [traduction TOB]

En somme, je vais parler de ceux que j'aimais. Et de cela seulement. Joie profonde.

Albert Camus, Le premier homme, Notes et plans, Editions Gallimard, 1994

Intercesseur : Vve Camus

Ce sont les premiers mots du manuscrit. Catherine Cormery, mère de Jacques (Albert Camus), avait appris à signer ainsi l’imprimé lui permettant de percevoir sa pension de veuve de guerre.

Dédicace

A toi qui ne pourras jamais lire ce livre

Au-dessous, une note encerclée en diagonale

ajouter anonymat géologique terre et mer

Le premier homme
est un récit inachevé d’Albert Camus dont le manuscrit a été retrouvé dans sa sacoche et dans les débris de la Facel Vega écrasée contre un platane le 4 janvier 1960. Sa fille Catherine Camus en a établi l’édition en 1994, à partir du manuscrit, laissé parfois sans ponctuations, et d’une première dactylographie faite par Francine Camus.

Des notes en marge indiquaient les déplacements ou développements prévus. Le plan donne trois parties (la troisième est ébauchée dans le manuscrit en l’état). La conclusion par provision indique le sens et l’orientation que Camus envisageait pour son œuvre en triptyque – absurde, révolte, amour.

Dans les notes accompagnant le manuscrit, on peut lire :

Le livre doit être inachevé. Ex. : "Et sur le bateau qui le ramenait en France…"

Au-dessus de la carriole qui roulait sur une route caillouteuse, de gros et épais nuages filaient vers l’est dans le crépuscule.

[…]

Après une course de milliers de kilomètres au-dessus de cette sorte d’île immense, défendue par la mer mouvante au nord et au sud par les flots figés des sables, passant sur ce pays sans nom à peine plus vite que ne l’avaient fait pendant des millénaires les empires et les peuples, leur élan s’exténuait et certains fondaient déjà en grosses et rares gouttes de pluie qui commençaient de résonner sur la capote de toile au-dessus des quatre voyageurs.

Sur la banquette avant, près du conducteur - un Arabe, un Français d’une trentaine d’années, Henri Cormery. A l’intérieur de la voiture, sa femme Catherine, sur le point d’accoucher, et un petit garçon de quatre ans, le premier né.

Jacques Cormery naît à la maison.

Il est venu, dit la mère dans un souffle.

La pluie redoubla à ce moment sur le toit de vieilles tuiles.

Jacques naît sous la pluie qui balaie la poussière des boues séchées par le soleil brûlant de l’été.

Quarante ans plus tard, l’homme à la recherche de son père, blessé mortellement à la bataille de la Marne, mort à Saint-Brieuc le 11 octobre 1914, selon l’inscription au grand livre, et enterré là dans le carré du Souvenir français, se tient au fil de sa mémoire, de son enfance. En Algérie.

Les camarades l’attendaient, c’était sûr
[…] Dès qu’ils étaient au complet, ils partaient […] Ils couraient, traversant la rue, essayant de s’attraper, couverts déjà d’une bonne sueur, mais toujours dans la même direction, vers le champ vert, non loin de leur école, à quatre ou cinq rues de là. Mais il y avait une station obligatoire, à ce qu’on appelait le jet d’eau, sur une place assez grande, une énorme fontaine ronde à deux étages, où l’eau ne coulait pas, mais dont le bassin, depuis longtemps bouché, était rempli jusqu’à ras bord, de loin en loin, par les énormes pluies du pays. L’eau croupissait alors, couverte de vieilles mousses, d’écorces de melon, de pelures d’oranges et de détritus de toutes sortes, jusqu’à ce que le soleil l’aspire ou que la municipalité se réveille et décide de la pomper, et une vase sèche, craquelée, sale, restait encore longtemps au fond du bassin, attendant que le soleil, poursuivant son effort, la réduise en poussière et que le vent ou le balai des nettoyeurs la jette sur les feuilles vernissées des ficus qui entouraient la place.

La pluie, le soleil, la poussière, la pluie…

La poussière est au commencement et à la fin.

Poussière des tombes et des morts. Poussières de souvenirs douloureux, de l’extrême pauvreté qu’on se doit de cacher au lycée où on est boursier. Blessures de l’âme et du corps : la grand-mère et son nerf de bœuf toujours à portée de main pour une bêtise d’enfant, dans la misère.

… il fallait remonter dans le temps à travers une mémoire enténébrée, rien n’était sûr. La mémoire des pauvres déjà est moins nourrie que celle des riches, elle a moins de repères dans l’espace puisqu’ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans le temps d’une vie uniforme et grise.

Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches.

La pluie revient à sa saison, portée par les nuages, effacée par le soleil et son silence oppressant.

La mère ne dit rien ou seulement que la vie tout entière était faite d’un malheur contre lequel on ne pouvait rien et qu’on pouvait seulement endurer.

Poussière, pluie, soleil, poussière.

Un continuum pour ces enfants qui ne connaissaient que le sirocco, la poussière, les averses prodigieuses et brèves, le sable des plages et la mer en flammes sous le soleil.

[…]

Les dernières pluies dataient d’avril ou mai, au plus tard. A travers les semaines et les mois, le soleil, de plus en plus fixe, de plus en plus chaud, avait séché, puis desséché, puis torréfié les murs, broyé les enduits, les pierres et les tuiles en une fine poussière qui, au hasard des vents, avait recouvert les rues, les devantures des magasins et les feuilles de tous les arbres.

[…]

L’eau, venue des cataractes du ciel, lavait alors brutalement les arbres, les toits, les murs et les rues de la poussière de l’été.

Rompre le cercle.

Tournant le dos à la tombe, Jacques Cormery abandonna son père.

Un vieil ami, Victor Malan, lui dit : Vous n’avez plus besoin d’un père. Vous vous êtes élevé tout seul. A présent, vous pourrez l’aimer comme vous savez aimer.

Mémoire d’enfance.

Le regard de sa mère, tremblant, doux, fiévreux, était posé sur lui avec une telle expression que l’enfant recula, hésita et s’enfuit. Elle m’aime, elle m’aime donc […] et il comprenait en même temps que lui l’aimait éperdument.

L’absurde demeure dans l’accident, et la révolte dans l’absurde.

Le répons au thème obsédant de l’absurde n’est pas dans la révolte ni dans le conflit mimétique dont se réjouit également la Camarde.

Obscur à soi-même
 
Oh ! oui, c’était ainsi, la vie de cet enfant avait été ainsi, la vie avait été ainsi dans l’île pauvre du quartier, liée par la nécessité toute nue, au milieu d’une famille infirme et ignorante, avec son jeune sang grondant, un appétit dévorant de la vie, l’intelligence farouche et avide, et tout au long un délire de joie coupé par les brusques coups d’arrêt que lui infligeait un monde inconnu, le laissant alors décontenancé, mais vite repris, cherchant à comprendre,  savoir, à assimiler ce monde qu’il ne connaissait pas, et l’assimilant en effet parce qu’il l’abordait avidement, sans essayer de s’y faufiler, avec bonne volonté mais sans bassesse, et sans jamais manquer finalement d’une certitude tranquille, une assurance oui, puisqu’elle assurait qu’il parviendrait à tout ce qu’il voulait et que rien, jamais, ne lui serait impossible de ce qui est de ce monde et de ce monde seulement, se préparant (et préparé aussi par la nudité de son enfance) à se trouver à sa place partout, parce qu’il ne désirait aucune place, mais seulement la joie, les êtres libres, la force et tout ce que la vie a de bon, de mystérieux et qui ne s’achète ni ne s’achètera jamais.

[…]

Dans cette obscurité en lui, prenait naissance cette ardeur affamée, cette folie de vivre qui l’avait toujours habité et même aujourd’hui gardait son être intact, rendant simplement plus amer – au milieu de sa famille retrouvée et devant les images de son enfance – le sentiment soudain terrible que le temps de la jeunesse s’enfuyait, telle cette femme qu’il avait aimée, oh oui, il l’avait aimée d’un grand amour de tout le cœur et le corps aussi, oui […] elle lui avait donné ses raisons de vivre, des raisons de vieillir et de mourir sans révolte.

 

Francis Poulenc, Sept répons des ténèbres, Ecce quomodo moritur justus, 1961


Il faut imaginer Sisyphe amoureux.



On peut lire

Albert Camus, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 4 vol., 2006-2008

Remarquable travail d’édition, variantes restaurées, apparat critique.


Album Camus
, Iconographie choisie et commentée par Roger Grenier, Bibliothèque de la Pléiade, 1982


Un choix d’œuvres dans la collection Folio.

Camus, le dernier des justes
, Télérama hors-série, 2009

Belle iconographie, bibliographie partielle.


Pierre-Louis Rey, Camus, l’homme révolté, Gallimard-Découvertes, 2006



On attend
Albert Camus, un libertaire ?

 

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29 janvier 2010 5 29 /01 /janvier /2010 00:01

  

http://i62.servimg.com/u/f62/11/02/60/83/auclai10.jpg














   Stéphane Auclair, Huit jours chez Monsieur Sartre, L'Encrier, 1987.




On ne présente plus Stéphane Auclair, une voix sans visage : naturellement, Stéphane Auclair ne se présente pas.

[4e de couverture]

Une fiction en forme de caricature, dédiée A Henri Deveau. En écho aux Huit jours chez M. Renan de Maurice Barrès. Où l’on trouve l’analyse structurale, moquée dans l’étude remarquablement dense d’un refrain de chanson de film.


Stéphane Auclair a perdu la mémoire, Henri Deveau est dans la béchamel, L’Encrier a débordé, selon les propres paroles de Stéphane Auclair.

Comme une façon de se prendre pour Goethe : "Le secret de mon œuvre est au dos de mes livres". Et M. Sartre fait un clin d’œil pour honorer son alexandrin.


Trois personnages et quelques figurants historiques.


"Moi" : le narrateur, le serviteur insolent [à l’inverse de ce qu’on observe dans Le Neveu de Rameau où le cynique est indiqué par "Lui" et le philosophe par "Moi"].

On demandait par annonce chauffeur ayant voiture. Suivait une adresse, où je me rendis.

C’était chez "Lui" : Jean-Paul Sartre, l’asthmatique.

"L’autre" : un jeune auteur.

Comme je revenais lui annoncer : "Un jeune auteur est là, qui voudrait vous parler", il me répondit d’emblée : "Faites–le patienter, le temps de me changer.". J’avais lancé sans le vouloir un alexandrin et M. Sartre, prompt à l’occasion, m’en avait renvoyé un autre.

[…]

M. Sartre.- Lisez, Monsieur, lisez.

[…]

L’autre.- […] j’écris pour les humbles, ceux dont on ne parle jamais […] C’est que je considère que la littérature pour le peuple sera de troquet […] Mais je distingue populaire et populeux ! Les vraies idées veulent du marbre, laissons les élucubrations au zinc ! Les alcools forts ne sont pas tous de l’absinthe et d’ailleurs Camus qui fut votre ami, autant qu’il fut ma bête noire, se plaisait à parler du restaurant Padovani à Oran !

Lui.- Attention ! Padovani, c’était à Alger, pas à Oran !

[…]

L’autre.- : […] "J’ai là un roman, ou plutôt un début de roman, quelque peu dionysiaque où je me démarque, par le seul moyen d’une translation strictement phonétique, d’un grand auteur contemporain.

[Annexe 1]


Lui.- : […] auriez-vous plutôt du doux ?

[…]

L’autre se laissa prendre à ce miel

[…]

Et il lut, ou plutôt récita par cœur :

"Hello !

Le soleil brille brille brille.

Hello !

Tu reviendras bientôt

Là-bas

Dans ton village

Aux verts bocages

Pleins de nids d'oiseaux !"

M. Sartre sifflotait. Il ne goûte guère la poésie contemporaine qui lui semble une prose de purgatoire taillée à la hâte en alinéas. Je sentis qu'entre lui et l'autre le rideau de fer venait de tomber, sans appel.

J'eus aussitôt pitié du poète ; bien qu'il m'eût fait sentir que j'étais hors-jeu d'avance, j'intervins en sa faveur : "Eh bien moi, ces vers me plaisent."

Moi ?

M. Sartre avait froncé les sourcils : depuis quand un vassal prend-il d'autorité la parole ? Quant à l'autre, il ne s'attendait pas à une collision de planètes et il fit une bouche de bambin étonné. Je lançai d'une traite : "J'y trouve dès le premier mot une simplicité qui suggère le premier matin du monde. Ce hello jaillit comme le cri du premier homme qui déserta sa caverne pour se dresser en pleine lumière. Oui, je crois que cet homme-là, encore si proche de l'animalité, dont l'intelligence était enténébrée et qui possédait moins que rien pour tout langage, la première fois qu'il vit le soleil, il exprima toute son émotion dans ce seul mot hello. C'est avec hello que commence véritablement l'aventure humaine et ce mot éveille au tréfonds de notre être le souvenir d'une expérience ancestrale où l'individu se distingue de la race pour affirmer son temps personnel. Et ce hello, qui appartient, à mon avis, au langage le plus primitif, celui de l'émotion, résonne comme le grec hélios, qui justement signifie le soleil. De hello à hélios se devinent la longue histoire d'une culture et l'élaboration d'un langage qui permet de dire le monde de la façon la plus déliée qui soit. Cette histoire, il a suffi d'un mot, le vôtre, pour que nous en remontions le cours. Et je remarque que ce mot de primitif occupe la première ligne de votre poème. Premier et primordial, il rayonne comme une explosante-fixe."

_ Eh ben, dit M. Sartre, nous avons là un nouveau Starobinski.

Mais je poursuivis : "Avec le second mot, soleil, c'est toute une organisation contrapunctique qui se met en place : le poème se développe alors selon des lois qui lui sont propres et qui sont inscrites dans l'image-matrice qui devient, de ce fait même, motrice.

"Par ailleurs, rien ne suggère mieux que la répétition du verbe brille la lourde assomption de l'astre du jour tandis que le ciel entier s'étire et semble agrafé à ce dur diamant.

"L'impact émotionnel de l'évocation est aussi important : c'est la nostalgie. On ne peut en effet regarder le soleil sans tristesse ; tant d'hommes l'ont regardé avant nous, qui ne sont plus ; et à la même heure, ceux que nous aimons et qui sont loin de nous le regardent peut-être et si nous les sentons alors plus proches, leur absence, au soleil, n'en est que plus cuisante.

"Cette nostalgie appartient elle aussi au plus vieux fonds de l'humanité et c'est pourquoi, je suppose, vous avez employé le tu qui désigne tout homme d'une façon à la fois impersonnelle et intime - et je note au passage, Monsieur, la trace discrète, dans cette tournure latine, d'une formation classique."

_ Pas forcément, bougonna M. Sartre. Les Arabes aussi se tutoient. Monsieur a pu prendre ça à la Goutte d'Or.

Je passai outre. "Tu reviendras. Ah ! que cela est troublant. Je sais bien qu'il ne faut pas faire de psychologie quand il s'agit de poésie, mais comment ne pas voir dans ce tu reviendras l'expression d'un de ces mouvements contradictoires de l'âme qui en révèlent parfois l'insondable ? Car enfin, le ton ne permet pas d'en douter : il est ferme, il est fort, il contient plus qu'une promesse : une certitude. Mais alors, comment expliquer que cette âme blessée, en proie à la tristesse et si près de désespérer, se ressaisisse soudain dans cette certitude ? et d'où lui vient cette force nouvelle, de quelle grâce ou de quelle puissante illusion ?"

L'autre m'interrompit : "C'est qu'il n'est point nécessaire d'espérer pour entreprendre.

Moi. - Je m'en doutais. Mais faire de la force avec de la faiblesse, du certain avec du probable, de la croyance avec des doutes, n'est-ce pas là le mystère de l'âme occidentale que vous avez exprimé dans ce tu reviendras, et de quelle limpide manière, et avec quelle économie de moyens !

L'autre. - C'est que je sais ce que je fais.

Moi. - Assurément. Et vous me permettrez aussi d'apprécier le bientôt : là le temps se contracte pour composer avec l'espace une harmonie de l'impatience et faire surgir avec force le là-bas ; c'est un rêve flottant qui se fixe, une image fragile qui prend chair. Le poème entier pivote et toute la fin s'épanouit alors en contraste avec les premiers vers. La fraîcheur des bocages s'oppose à la solitude brûlante du soleil, le vert apaisant au bleu douloureux du ciel vide et le pépiement des oiseaux, que l'on n'entend pas mais qui n'en est que mieux suggéré, au cri sauvage de l'homme. En bref, ce puissant contraste montre une humanisation de la nature, une conquête du calme et de la paix, un idéal rustique. Et peut-être pouvons-nous voir dans ce poème le symbole de l'âme humaine toujours écartelée entre le champ des possibles et la vie éternelle, entre l'orgueil solaire et la tentation du repos. Mais je dis bien peut-être, car ici je ne voudrais pas forcer l'interprétation."


Où l’on retrouve quelque chose du fameux commentaire d’un impromptu.

[Annexe 2]


Et quelque chose d’un holy day on ass.


Lui
donne quelques conseils :

allez à Sollers…

[…]

Et pour Sollers… attendez, il y a une Michèle dans votre récit [supra dans le texte : l’amour d’Alain pour Michèle allait? Eh bien, il vaut mieux un Michel : allez, et vous serez aimé.

[…]

Et M. Sartre ne peut s’empêcher de sourire : "Il prend pour pseudonyme un mot latin, sollers, qui signifie adroit, habile, intelligent, fin – c'est-à-dire tout ce qu’il n’est pas, alors que pataugas, qui fleure le vignoble, irait comme un gant !"


Huit jours et l’histoire finit mal, nouvelle démarque.


M. Sartre apparut à la fenêtre en criant : "Vos gages ! Vos gages ! Attendez ! Vous n’avez rien oublié ?

_ Mais si !"

Et je demandai à Monsieur Sartre mon dimanche.


Bon Sartre, Monsieur Dimanche !


 



 

[Annexe 1]

 

Comblé.

 

Longtemps je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine mon amie étreinte, ma queue se bandait si vite que je n’avais pas le temps de me dire : "Je suis fort.". Et, une demi-heure après, la baisée qu’il était temps de touiller en sommeil s’éveillait ; je voulais casser sa lune que je croyais encore dans les mains et bouffer son derrière ; je n’avais pas cessé en baisant de faire des réflexions sur ce que je baisais de pire, mais ces flexions avaient pris un tour un peu particulier : il me semblait que j’étais moi-même ce con percé d’outrages : on néglige, on a tort, la virilité du Français brimé par les siens. Cette croyance survivait pendant quelques saccades sans pareilles ; elles ne choquaient pas ma Suzon qui pesait comme douze cailles sur mon nœud et l’empêchait de se rendre au con que le foutoir je n’ai plus à nommer.

 

[Annexe 2]

 

MAGDELON : J'imagine que le plaisir est grand de se voir imprimé.
MASCARILLE : Sans doute. Mais à propos, il faut que je vous die un impromptu que je fis hier chez une duchesse de mes amies que je fus visiter ; car je suis diablement fort sur les impromptus.
CATHOS: L'impromptu est justement la pierre de touche de l'esprit.
MASCARILLE : Écoutez donc.
MAGDELON : Nous y sommes de toutes nos oreilles.
MASCARILLE : Oh ! oh ! je n'y prenais pas garde
Tandis que, sans songer à moi, je vous regarde,
Votre œil en tapinois me dérobe mon cœur.
Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur.
CATHOS : Ah ! mon Dieu ! voilà qui est poussé dans le dernier galant.
MASCARILLE : Tout ce que je fais a l'air cavalier ; cela ne sent point le pédant.
MAGDELON : Il en est éloigné de plus de deux mille lieux.
MASCARILLE : Avez-vous remarqué ce commencement :
Oh, oh ?Voilà qui est extraordinaire: oh, oh ! Comme un homme qui s'avise tout d'un coup : oh, oh! La surprise: oh, oh!
MAGDELON : Oui, je trouve ce oh, oh ! admirable.
MASCARILLE: Il semble que cela ne soit rien.
CATHOS : Ah ! mon Dieu, que dites-vous ? Ce sont là de ces sortes de choses qui ne se peuvent payer.
MAGDELON : Sans doute ; et j'aimerais mieux avoir fait ce oh, oh! qu'un poème épique.
MASCARILLE : Tudieu ! vous avez le goût bon.
MAGDELON : Eh ! je ne l'ai pas tout à fait mauvais.
MASCARILLE : Mais n'admirez-vous pas aussi je n'y prenais pas garde ? Je n'y prenais pas garde, je ne m'apercevais pas de cela : façon de parler naturelle : je n'y prenais pas garde . Tandis que sans songer à mal, tandis qu'innocemment, sans malice, comme un pauvre mouton : je vous regarde, c'est-à-dire, je m'amuse à vous considérer, je vous observe, je vous contemple ; Votre œil en tapinois ... Que vous semble de ce mot tapinois ?n'est-il pas bien choisi ?
CATHOS : Tout à fait bien.
MASCARILLE : Tapinois , en cachette : il semble que ce soit un chat qui vienne de prendre une souris : tapinois .
MAGDELON : Il ne se peut rien de mieux.
MASCARILLE : Me dérobe mon cœur, me l'emporte, me le ravit. Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur ! Ne diriez-vous pas que c'est un homme qui crie et court après un voleur pour le faire arrêter ? Au voleur, au voleur, au voleur, au voleur !
MAGDELON : Il faut avouer que cela a un tour spirituel et galant.
MASCARILLE : Je veux vous dire l'air que j'ai fait dessus.
CATHOS : Vous avez appris la musique ?
MASCARILLE : Moi ? Point du tout.
CATHOS : Et comment donc cela se peut-il?
MASCARILLE : Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris.
MAGDELON : Assurément, ma chère.
MASCARILLE : Écoutez si vous trouverez l'air à votre goût. Hem, hem. La, la, la, la, la . La brutalité de la saison a furieusement outragé la délicatesse de ma voix; mais il n'importe, c'est à la cavalière.
(Il chante.)
Oh, oh ! je n'y prenais pas...
CATHOS : Ah! que voilà un air qui est passionné ! Est-ce qu'on n'en meurt point ?
MAGDELON : Il y a de la chromatique la dedans.
MASCARILLE : Ne trouvez-vous pas la pensée bien exprimée dans le chant? Au voleur! ... Et puis, comme si l'on criait bien fort: au, au, au, au, au, au, voleur ! Et, tout d'un coup, comme une personne essoufflée : au voleur !
MAGDELON : C'est là savoir le fin des choses, le grand fin, le fin du fin. Tout est merveilleux, je vous assure ; je suis enthousiasmée de l'air et des paroles.
CATHOS : Je n'ai encore rien vu de cette force-là.
MASCARILLE : Tout ce que je fais me vient naturellement, c'est sans étude.
MAGDELON : La nature vous a traité en vraie mère passionnée, et vous en êtes l'enfant gâté.
MASCARILLE : A quoi donc passez-vous le temps ?

 

Molière, Les Précieuses ridicules, IX
 

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2 décembre 2009 3 02 /12 /décembre /2009 00:05

 

Fabriquer un homme exclusivement à coup de citations !

Robert Musil, Journaux I, Cahier 9, 1919/20, III, trad. Philippe Jaccottet, Seuil, 1981

Essayons.

Portrait du Lou en citations
(toutes extraites des Journaux, op. cit.).

Dès ma jeunesse, j'ai considéré l'esthétique comme une éthique.

Voici le cycle que je parcours avec la régularité d'une loi :

Je suis arrogant, négatif, reclus, subtil, heureux.

A bien des égards, ma lenteur à lire a déterminé mon destin. Avec cela, j'ai, ou du moins j'avais, la compréhension rapide.

Voici comment je puis décrire au plus près ma mémoire (et mon imagination aussi bien) : à tous égards, mes représentations ne sont pas concrètes, simple "constat" en quelque sorte. Je retiens rarement des détails ; seulement le sens, l'un des sens de la chose. C'est à partir d'une synthèse objective, tout à fait abstraite, presque absente, que se forment mes énoncés, d'une façon que je n'ai pas analysée.

Autant que possible, laisser parler les faits plutôt que les sentiments.

Sois actif - Fais toujours ce pour quoi tu as le plus de goût - Fais tout entièrement - et tu ne fumeras plus.

Etre juste assez en avance sur son temps, pour qu'il ne prête pas attention à vous.

Les pensées ne sont pas exposées jusqu'au bout
[...]

Méthode éminemment poétique.

[...] chez moi, la rhétorique prend le pas sur la pensée.

L'inhibition dans le travail coïncide peut-être avec mes vertiges.

Si vous avez le goût du jeu et une page libre...

Les citations peuvent être extraites de plusieurs textes et/ou supports, littérature, presse, cinéma, publicité, Paris-Turf, bande dessinée, chanson (même un air d'opéra), catalogue GiFi, encycliques (en bulles éventuellement).

Donnez ici le lien vers votre portrait, il sera reporté dans l'article.

Si vous n'avez pas un coin de toile à vous, écrivez en commentaire ou à Libellus. On vous fera une page.
 

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29 novembre 2009 7 29 /11 /novembre /2009 11:21
 

Robert Musil est un ingénieur, philosophe, romancier, essayiste et dramaturge, né le 6 novembre 1880 à Klagenfurt, en Carinthie, et mort le 15 avril 1942 à Genève, où il s'était réfugié après l’Anschluss.

L'Homme sans qualités
(Der Mann ohne Eigenschaften), publié en 1930 pour la première et la deuxième partie, en 1932 pour les trente-huit premiers chapitres de la troisième partie, est un roman se cherchant, comme A la recherche du temps perdu de Marcel Proust et Ulysse de James Joyce. La troisième partie, Vers le règne millénaire ou les criminels, a été complétée de nombreux fragments, en cours d'écriture, dans l'édition d'Adolf Frisé publiée en 1952.

A Vienne, dans les mois qui précèdent la guerre de 14-18, on s'intéresse au criminel Christian Moosbrugger, un fou étrangement lucide, et à la préparation du jubilé de l'Empereur François-Joseph, annonce du Règne millénaire tant attendu. Ulrich s'est mis en disponibilité pour mieux observer les frémissements de ses semblables : il abandonne ses qualités, ce qui définit (limite) son statut social et son identité individuelle, à la recherche d'une harmonie entre raison et sentiment, éthique et esthétique.

Musil rencontra, au fil de sa rédaction, de plus en plus de difficultés pour mener le projet à son terme. Le passage le plus abouti est peut-être ce fragment, très élaboré, des Souffles d'un jour d'été où Ulrich et sa sœur Agathe approchent le Règne de l'amour. Dans un autre fragment, ultérieur et en rupture avec l'intention première de Musil, ils consommeront...

il y travaillait encore quand la mort le surprit

Philippe Jaccottet


 

 

 

Frédéric Chopin, Etude en la mineur, op. 25, n°11 (Le Vent d'hiver), piano, Ignace Jan Paderewski, Philips,1999 (enregistrement, début XXe siècle)

> note

 


Le soleil, entre-temps, s’était élevé dans le ciel. Ils avaient abandonné les chaises telles des barques échouées dans l’ombre plate de la maison et s’étaient étendus sur une pelouse, dans la ronde profondeur du jour d’été. Ils étaient ainsi depuis assez longtemps et, bien que les circonstances eussent changé, ils en avaient à peine conscience. Pas plus qu’ils ne remarquaient l’arrêt de la conversation : elle était restée en suspens sans trahir la moindre faille.

Tel un fleuve silencieux, une neige de fleurs sans éclat tombant d’un groupe d’arbres en train de se faner flottait dans le soleil ; le souffle qui la portait était si doux qu’aucune feuille ne bougeait. Nulle ombre qui en descendît sur le vert des pelouses : celui-ci semblait s’assombrir de l’intérieur comme un regard. Tendrement et généreusement vêtus de feuilles par le jeune été, les arbres et les buissons qui se dressaient de chaque côté ou composaient l’arrière-plan du jardin semblaient des spectateurs déconcertés qui eussent participé, surpris et figés dans leur costume joyeux, à ces funérailles et à cette fête de la nature. Le printemps et l'automne, le langage et le silence de la nature, la magie de la vie et de la mort se mêlaient dans cette image. Les cœurs comme arrêtés, comme retirés de la poitrine semblaient s'associer dans l'air au silencieux convoi.
Robert Musil, L'Homme sans qualités, Troisième partie, Vers le règne millénaire ou les criminels, 55 - Souffles d'un jour d'été. (Fragment), trad. Philippe Jaccottet, Seuil, 1957

 


la magie de la vie et de la mort se mêlaient dans cette image

 


Funérailles et fête, union mystique liée par le regard du spectateur, en miroir.

 


"Alors le cœur me fut enlevé de la poitrine", a dit un mystique. Agathe s'en souvint.

[...]

Agathe, poussée par la curiosité, s'appuya sur un coude. "N'as-tu pas dit une fois, demanda-t-elle, qu'il existe deux possibilités foncièrement différentes de vivre, et qu'elles correspondent justement à deux tonalités distinctes du sentiment ? L'une serait celle du sentiment profane, à qui sont refusés le repos et l'accomplissement ; l'autre, je ne sais si tu lui avais donné un nom, devrait être sans doute celle du sentiment mystique, dont l'harmonie perdure, mais qui n'atteint jamais à la pleine réalité ?"

 

 Du côté du convoi mortuaire  

 Du côté de la chienlit 

 Du côté de la volonté de jouissance 

Les nihilistes (...)

Les activistes (...)

Les réalistes (Nietzsche)

Le refus
La léthargie
Le repli du temps

Le symbolique
La frénésie
La fuite du temps

L'acte *
Ni gagnants ni perdants **
Dans le temps ***


* La possession d'une idée (serait-ce la plus géniale depuis le commencement du monde - ce qui est d'ailleurs hors de question) ne compte pas. Nous devons nous efforcer anxieusement de la convertir en "actes" (selon la terminologie d'Emerson ou de Maeterlinck). Alors nous la possédons vraiment.

Journaux I, Cahier 4, 1899 ? - 1904 ou plus tard, 12, III, trad. Philippe Jaccottet, Seuil, 1981

un civilisé

[...]

C’est un monstre chez qui s’est développée jusqu’à l’absurde  cette faculté que nous avons de tirer des pensées de nos actes, au lieu d’identifier nos actes à nos pensées.

Si notre vie manque de soufre, c’est à dire d’une constante magie, c’est qu’il nous plaît de nous perdre en considérations sur les formes rêvées de nos actes, au lieu d’être poussés par eux.

[...]

Protestation contre l’idée séparée que l’on se fait de la culture, comme s’il y avait la culture d’un  côté et la vie de l’autre ; et comme si la vraie culture n’était pas un moyen raffiné de comprendre et d’exercer la vie.

Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, 1938

 

 

**

 

Noir Désir, Gagnants / Perdants, 2008


*** La bonté supérieure est comme l'eau qui est apte à favoriser tous les êtres et ne rivalise avec aucun.

[...]

elle agit dans les moments favorables.

Lao-tseu, Tao-tö-king, VIII, trad. Liou Kia-hway, Gallimard, 1967

 


"Pourquoi donc ne sommes-nous pas des réalistes ?" se demanda Ulrich. 

 


 

NOTE

 

Un jour, alors que j'avais entendu un pianiste célèbre, la forme qu'avaient fait naître en moi ses incroyables accords était encore présente à mon oreille, lorsque je sus que je devais, ou que j'allais rencontrer une femme dont la silhouette serait identique à la forme des notes qui continuaient de retentir en moi. Au même instant, je me sentis littéralement envahi par le sentiment d'une vie spirituelle complètement transformée, une vie dont la place était à côté de cette femme. Il m'en resta la conscience que cette représentation d'une possibilité de vivre autrement qui m'avait détourné de mon existence ordinaire de façon aussi subite échappait au visible : il ne m'en restait qu'un souvenir sonore privé de contenu, vague, évanescent. Je ressentis quelque chose dont je n'avais jamais connaissance auparavant. Ce sentiment m'apparut, probablement à tort, non naturel, et même, de manière angoissante, insensé. Mais, malgré cela, je fus amené à penser et à comprendre tout autrement, d'une façon dont j'aurais été incapable auparavant.

cité par Jean-Pierre Cometti in L'Homme exact, Seuil, 1999

Avec en tête ces passages énervants entendus naguère joués par Paderewski

Journaux I, cf. supra

Je ne retiens aucune mélodie. Mais je sais exactement à quel moment un sentiment a surgi en moi. A cette époque, à dix-sept ans, quand Paderewski jouait, c'était lié à l'image d'une femme. Cette femme devait être plus âgée que moi ; mais je ne la voyais pas devant mes yeux, je sentais seulement mon inclination pour elle. A la minute près ; cela existe. J'avais aussi l'idée de conversations parfaitement absurdes avec elle, sans point ni virgule. Simplement : comme quand on est debout au soleil et frissonne sous la caresse du vent.

[Un feuillet de la Nachlass-Mappe IV/2, sans doute très postérieur à la note du Journal du 12 mars 1902]

Journaux, notes, cf. supra

 

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31 octobre 2009 6 31 /10 /octobre /2009 00:05

 

 

 
Il m'arrive souvent de penser que mon chat est riche d'un passé qu'il me cachera, puis de feindre que je le crois. Qu'il sait nombre de choses importantes et secrètes…

 

Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin

Je veux imaginer, parfois, qu'il fréquenta les labyrinthes des Pyramides et ceux des rues de Paris en compagnie de Villon ou qu'il fut témoin faussement endormi de la conversation d'un penseur et d'un chef d'Etat du côté de Colombey-les-Deux-Eglises. Puis je veux croire qu'il s'est fait une vertu, comme certains après un vœu, de garder volontairement le silence, après avoir mesuré toute la vanité des mots et déduit qu'il y avait sagesse en acmé à pratiquer le savant art de se taire…

Je vois avec étonnement
Le feu de ses prunelles pâles,
Clairs fanaux, vivantes opales,
Qui me contemplent fixement.

C'est pourquoi il faut savoir saisir sa chance lorsque notre regard peut rencontrer le sien : dieux et démiurges, seuls, doivent ainsi créer en regardant.

Elle s'appelle Maya, car mon chat est une chatte…

… le sommeil. Quand il viendra, je rêverai d'être chat, pour vivre un peu plus proche d'elle, un peu plus loin de ceux qui me font parfois regretter d'être un homme.

Michel Onfray, Eloge de mon chat in Le désir d'être un volcan, Grasset, 1996

 


Les chiens vivent en meute. Ils ont un maître. Domination / soumission. Troupeau.

Les chats ont un territoire. Hiérarchie de l'espace partagé. Non plus le pouvoir, la tendresse. Indépendants, parfois en couple. Huit ans, huit ans déjà, Bonde et Capsule ont amené leur portée âgée de deux mois. Ils sont restés à la maison trois mois encore en prenant peu à peu leur distance. Bouchon, première nommée, première dame aux voluptueux atours, ne règne pas. Elle est aimable, on l'aime, pas de bagarre. Tchan et Cheng forment un joli couple, ils dorment entrelacés, simplement Tchan vient dès le petit déjeuner, Cheng reste un peu plus longtemps au nid. Coton est mélancolique, inquiète, affamée d'amour. Elle crache sur tout autre chat fors sa mère, Bouchon. Kriss a renoncé aux vains honneurs de la cimaise pour le plaisir de la couette. Matt est fugitive, encore en deuil, depuis le temps. Quand son frère Chess est mort sur la route… Chess était le philosophe… l'enterrement s'est fait en secret. Elle a passé trois jours couchée sur la sépulture. Après Chess, il y a eu Lou, victime du même. Et Bamboo… il s'éclipse… peut-être comme Lin s'escapade de temps en temps de son sweet home tout proche pour partager les croquettes des copains d'à côté.

 

 

 

Océane dit Charles Baudelaire

 

Dans ma cervelle se promène,
Ainsi qu'en son appartement,
Un beau chat, fort doux et charmant.
Quand il miaule, on l'entend à peine,

 

Tant son timbre est tendre et discret ;
Mais que sa voix s'apaise ou gronde,
Elle est toujours riche et profonde.
C'est là son charme et son secret.

 

Cette voix qui perle et qui filtre,
Dans mon fonds le plus ténébreux,
Me remplit comme un vers nombreux
Et me réjouit comme un philtre.

 

Elle endort les plus cruels maux
Et contient toutes les extases ;
Pour dire les plus longues phrases,
Elle n'a plus besoin de mots.

 

Non, il n'est pas d'archet qui morde
Sur mon coeur, parfait instrument,
Et fasse plus royalement
Chanter sa plus vibrante corde,

 

Que ta voix, chat mystérieux,
Chat séraphique, chat étrange,
En qui tout est, comme en un ange,
Aussi subtil qu'harmonieux !

 

[De sa fourrure blonde et brune
Sort un parfum si doux, qu'un soir
J'en fus embaumé, pour l'avoir
Caressé une fois, rien qu'une.

 

C'est l'esprit familier du lieu ;
Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire ;
Peut-être est-il fée, est-il dieu ?

 

Quand mes yeux vers ce chat que j'aime
Tirés comme par un aimant,
Se retournent docilement
Et que je regarde en moi-même,

 

Je vois avec étonnement
Le feu de ses prunelles pâles,
Clairs fanaux, vivantes opales,
Qui me contemplent fixement.
]

 

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Spleen et idéal, XLVII. Le Chat

 

Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

 

Amis de la science et de la volupté
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres ;
L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté.

 

Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin ;

 

Leurs reins féconds sont plein d'étincelles magiques,
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Spleen et idéal, LVI. Les Chats

 

Viens, mon beau chat, sur mon coeur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d'agate.

 

Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s'enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,

 

Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

 

Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum,
Nagent autour de son corps brun.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Spleen et idéal, XXXIII. Le Chat

  

 

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11 septembre 2009 5 11 /09 /septembre /2009 23:01

 
Gérald Sibleyras, Le Banc, affiche
 

Gérald Sibleyras, Le Banc, mise en scène : Christophe Lidon, int. : Philippe Chevallier et Régis Laspalès, Théâtre Montparnasse, 25 mars-31 mai 2008

 

Paul et Vladimir, un pianiste à quatre mains depuis vingt ans, ont reçu un prix pour leur dernière interprétation et une résidence artistique en vue de travailler leur prochaine tournée au Japon. Le Tyrol, un chalet, Rostropovitch, ancien résident – on l'entend encore, la montagne – Trüdi, jeune et voluptueuse cuisinière en coulisses, peluche italo-autrichienne, avec un umlaut, le paradis, quoi… Seulement, ils parlent, l'un fléchit, l'autre s'infléchit dans une aventure alpestre avec Trüdi et le banc rétrécit. Finalement, comme il est dit : il ne se passe rien – rien d'autre qu'un jeu de scène, en attendant…

 

Chevallier et Laspalès sont deux clowns, un Blanc et un Auguste, les artistes emblématiques du cirque traditionnel. Le rôle noble revient au second, le premier n'étant qu'un faire-valoir (au demeurant essentiel !), un second rôle qui, pris de vertige dans le tableau, se rebelle et – est-ce un effet du vertige ? – tombe en dépression.

 

L’Auguste doit faire rire dès son entrée, par quelques mots sans importance, ou une annonce tragique (je vais me détruire – Pierre Desproges) ou un appel déchirant (maman ! – Guy Bedos), ou même par le silence (Coluche, prenant deux à trois minutes, selon les soirs, avant de lancer : c'est l'histoire d'un mec... vous la connaissez ?).

 

La pierre et le ciment se sont déjà distingués, la colle ne tient plus. La scène de ménage – c'est de l'amour – se poursuit sur le même ton jusqu'à la fin vertigineuse, comme une fugue inversée, où Paul entend Rostropovitch – alors qu'il a déclaré, dès le commencement : Rostropovitch est mort.

 

En entendant Rostropovitch… en attendant Godot ? c'est vous qui entendez.

 

 

La pierre et le ciment

 

 

L'empiètement

 

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19 avril 2009 7 19 /04 /avril /2009 14:01

Ou encore (car je cherche à dire cette vérité), cette Photographie du Jardin d'Hiver était pour moi comme la dernière musique de Schumann avant de sombrer, Chant de l'Aube, qui s'accorde à la fois à l'être de ma mère et au chagrin que j'ai de sa mort ; je ne pourrais dire cet accord que par une suite infinie d'adjectifs ; j'en fais l'économie, persuadé cependant que cette photographie rassemblait tous les prédicats possibles dont se constituait l'être de ma mère, et dont, inversement, la suppression ou l'altération partielle m'avait renvoyé aux photos d'elle qui m'avaient laissé insatisfait. Ces photos-là, que la phénoménologie appellerait des objets "quelconques", n'étaient qu'analogiques, suscitant seulement son identité, non sa vérité ; mais la Photographie du Jardin d'Hiver, elle, était bien essentielle, elle accomplissait pour moi, utopiquement, la science impossible de l'être unique.

La chambre claire, 28


Robert Schumann, Gesänge der Frühe, 1. im ruhigen tempo, op.133, 1853, piano Maurizio Pollini

 

>>> le premier des ultimes Chants de l'Aube, composés peu avant que Schumann ne se jette dans le Rhin en février 1854 <<<

[la pièce en écoute, en un click sur l'image]

 

La mort est impensable, impuissance du langage, certitude de la photographie [Lcc, 45].

 

Roland Barthes, Journal de deuil, 26 octobre 1977 – 21 juin 1978, Seuil / Imec, 2009.

[les références des citations se trouveront dans la date, donnée en titre par Barthes]

 

Roland Barthes, La chambre claire, Note sur la photographie, Cahiers du Cinéma / Gallimard / Seuil, 1980.

[réf. Lcc, chapitre]

 

1/ Histoire

 

Le 25 octobre 1977, mam., l'amour d'une vie, est morte.

Le lendemain, Roland Barthes commence à écrire les fragments d'un chagrin toujours là, en lui et dans l'appartement où il vivait avec sa mère.

Quelques phrases sur des fiches, selon sa manière, posant la chaîne sur laquelle il tisse La chambre claire.

 

21 juin

Relu pour la première fois ce journal de deuil. Pleuré chaque fois qu'il y est question d'elle – de sa personne – non de moi.

L'émotivité, donc, revient.

Fraîche comme au premier jour de deuil.

Journal de deuil, 21 juin

 

Les notes se continuent jusqu'au 15 septembre 1979.

 

5 juin 1978

[…]

Avant de reprendre avec sagesse et stoïcisme le cours (d'ailleurs non prévu) de l'œuvre, il m'est nécessaire (je le sens bien) de faire ce livre autour de mam.

 

13 juin 1978

[…]

Ce matin, à grand peine, reprenant les photos, bouleversé par une où mam. petite fille, douce, discrète à côté de Philippe Binger * (Jardin d'Hiver de Chennevières, 1898).

Je pleure.

 

* son frère

 

Or, un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma mère, je rangeai des photos. Je n'espérais pas la "retrouver", je n'attendais rien de "ces photographies d'un être, devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu'en se contentant de penser à lui" (Proust) *.

Lcc, 25

* Le Temps retrouvé, p. 886, Bibliothèque de la Pléiade, 1965

 

Le temps où ma mère a vécu, avant moi, c'est ça, pour moi, l'Histoire (c'est d'ailleurs cette époque qui m'intéresse le plus, historiquement). Aucune anamnèse ne pourra jamais me faire entrevoir ce temps à partir de moi-même (c'est la définition de l'anamnèse) – alors que, contemplant une photo où elle me serre, enfant, contre elle, je puis réveiller en moi la douceur froissée du crêpe de Chine et le parfum de la poudre de riz.

Lcc, 26

 



 


Vers le 12 avril 1978

Ecrire pour se souvenir ? Non pour me souvenir, mais pour combattre le déchirement de l'oubli en tant qu'il s'annonce absolu. Le – bientôt – "plus aucune trace", nulle part, en personne.

Nécessité du "Monument".

Memento illam vixisse *.

 

* Souviens-toi, elle a vécu.

 

5 juin 1978

[…]

Pour moi, le Monument n'est pas le durable, l'éternel (ma doctrine est trop profondément le Tout passe : les tombes meurent aussi), il est un acte, un actif qui fait reconnaître.

 

Ecrire, être en acte.

 

Le 25 février 1980, Roland Barthes est renversé par un blanchisseur en camionnette près du Collège de France. Alors qu'il n'est que légèrement blessé, il s'effondre dans le coma peu de temps après et meurt le 26 mars.

 

1er avril 1978

En fait, au fond, toujours ceci : comme si j'étais comme mort.

 

28 mai 1978

La vérité du deuil est toute simple : maintenant que mam. est morte, je suis acculé à la mort (rien ne m'en sépare plus que le temps).

 

31 mai 1978

En quoi mam. est présente dans tout ce que j'ai écrit.

 

2/ StudiumPunctum

 

Roland Barthes, (re)découvrant une photographie de sa mère telle qu'il ne l'a jamais vue (une enfant dans le jardin d'hiver de Chennevières), lie et lit le deuil, le journal de deuil, dans la Photographie, La chambre claire, essai d'une phénoménologie du déplacement, de la représentation en deçà des codes.

Dans sa lecture, en recherche, il nomme deux thèmes informant une photographie à la façon d'une sonate classique [Lcc, 10] :

- le studium ; pour le spectator, l'application à une chose, le goût pour quelqu'un, une sorte d'investissement général, empressé, certes, mais sans acuité particulière […] témoignages politiques […] tableaux historiques […] ; pour l'operator, composition, cadrage, intention.

- le punctum, ponctuation, piqûre, ce hasard qui me point.

La Photographie n'est pas un simple progrès mécanique de la Peinture mais la scène d'un théâtre primitif lié au culte des Morts, comme une figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts [Lcc, 13].

 


 

Christian Boltanski, Monument Odessa, 1991

 

Ainsi accompagnant la Peinture classique dans la saisie d'un instantané imperceptible, l'instant d'une histoire commencée, inachevée, un récit.

Un paysage peut être à la fois utopie (j'irai là) et mémoire (j'ai été là). Un jardin, la mère. Or Freud dit du corps maternel qu' "il n'est point d'autre lieu dont on puisse dire avec autant de certitude qu'on y a déjà été". Telle serait alors l'essence du paysage (choisi par le désir) : heimlich, réveillant en moi la Mère (nullement inquiétante). [Lcc, 16]

Le studium seul donne une photographie réifiée, en l'absence d'un punctum, d'un trait qui m'attire ou me blesse et génère une lecture dialectique. Le reportage brut, la pornographie * : un monde unaire (un donné immédiat, sans histoire, sans moi). [Lcc, 17]

* dont se distinguent les photos de Robert Mapplethorpe

 


 

Young Man With Arm Extended, 1975

[il semble que la reproduction figurant dans Lcc soit inversée]


La lecture du punctum, de la photo pointée, n'autorise pas dans sa fulgurance un développement rhétorique. La Photographie se rapproche alors du Haïku dans une immobilité vive à l'opposé du mouvement pétrifié du cliché unaire. [Lcc, 21]

A ce point de sa quête, Roland Barthes, plongé dans les photos de sa mère, se demande : est-ce que je la reconnaissais ? Dans sa différence, oui, dans son essence, non. L'image partiellement vraie restait totalement fausse.

je sais que c'est elle, mais je ne vois pas ses traits… comme dans le rêve [Lcc, 27].

 

Et je la découvris.

La photographie était très ancienne… [Lcc, 28]

Il s'agit de Jardin d'Hiver de Chennevières, 1898, évoqué une première fois dans Journal de deuil, 13 juin 1978.

[…] juste une image, mais une image juste. Telle était pour moi la Photographie du Jardin d'Hiver.

Pour une fois, la photographie me donnait un sentiment aussi sûr que le souvenir, tel que l'éprouva Proust, lorsque se baissant un jour pour se déchausser il aperçut brusquement dans sa mémoire le visage de sa grand-mère véritable, dont pour la première fois "je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante" *. [Lcc, 28]

* Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, p. 756, Bibliothèque de la Pléiade, 1965

[dans la séquence du Léthé, qui apparaît, seule occurrence, p. 760]

 

Quelque chose comme une essence de la Photographie flottait dans cette photo particulière. Je décidai alors de "sortir" toute la Photographie (sa "nature") de la seule photo qui existât assurément pour moi, et de la prendre en quelque sorte pour guide de ma dernière recherche. Toutes les photographies du monde formaient un Labyrinthe. Je savais qu'au centre de ce Labyrinthe, je ne trouverais rien d'autre que cette seule photo, accomplissant le mot de Nietzsche : "Un homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité, mais uniquement son Ariane."

[…]

(Je ne puis montrer la Photo du Jardin d'Hiver. Elle n'existe que pour moi…)

[Lcc, 30]

 

 

3/ Temps

 

L'autre punctum, ailleurs que dans le "détail", c'est le Temps. [Lcc, 39]

Suivant son Ariane (une sortie du Dédale ? > James Joyce, Portrait of the Artist as a young man), Roland Barthes découvre que la photographie est l'oeuvre des chimistes, non des peintres ou des inventeurs de la perspective (Leon Battista Alberti), des techniciens de l'optique (la camera obscura).

[…] une circonstance scientifique (la découverte de la sensibilité à la lumière des halogénures d'argent) a permis de capter et d'imprimer directement les rayons lumineux émis par un objet diversement éclairé. La photo est littéralement une émanation du référent. D'un corps réel, qui était là, sont parties des radiations qui viennent me toucher, moi qui suis ici… [Lcc, 34]

 

 

 

Nicéphore Niépce, Paysage à Saint-Loup de Varennes, 1826 / 1827, Austin, Texas, Harry Ransom Humanities Research Center, coll. Helmut Gernsheim.

Première * héliographie au bitume, sur étain pur, d'une scène naturelle, la vue a été prise depuis la fenêtre de la maison de Niépce à Saint-Loup de Varennes ; elle a demandé environ huit heures de pose, les ombres tracent le passage du temps

* Selon Alphonse Davanne et Eugène Niépce, petit-fils de Nicéphore, la première "prise de vue" serait celle de La table mise, 1823 / 1825. C'est la leçon retenue par Barthes dans La chambre claire, 36.

Selon Jean-Louis Marignier, l'image daterait de 1832.

La plaque a disparu des collections de la SFP au début du XXè siècle.

 

Fleuve de l'éternité, le Temps est toujours / jamais plus là. Inaccessible au discours.

Camera lucida : un appareil, antérieur à la Photographie, qui permettait de dessiner un objet à travers un prisme, un œil sur le modèle, l'autre sur le papier. [Lcc, 44]



 

 

Camera lucida, dispositif inventé William Hyde Wollaston en 1806, gravure anonyme, 1807

 

Un rendu à plat appelant et refusant la profondeur de tout sens possible : la Photographie.

 

Penser la Photographie revient seulement à reconnaître "ça a été" [Lcc, 34].

Ce passé ne peut transformer le chagrin vécu en deuil [Lcc, 37]

Acédie : rien à dire de la mort… je n'ai d'autre ressource que cette ironie : parler du "rien à dire". [Lcc, 38]

Devant la photo de ma mère enfant, je me dis : elle va mourir : je frémis, tel le psychotique de Winnicott, d'une catastrophe qui a déjà eu lieu. Que le sujet en soit déjà mort ou non, toute photographie est cette catastrophe. [Lcc, 39]

La photographie authentifie (la mort) et dans son évidence ne laisse que le désarroi de l'indicible, de l'impensable : ils sont morts.

 

16 novembre

Maintenant, partout, dans la rue, au café, je vois chaque individu sous l'espèce du devant-mourir, inéluctablement, c'est-à-dire très exactement du mortel. – Et avec non moins d'évidence, je les vois comme ne le sachant pas.

[Ces futurs morts qui ne savent pas qu’ils vont mourir… Albert Cohen, Belle du Seigneur, 1968 (où l'on trouve également une Ariane)]

Pendant ce temps, dans sa poursuite alors effrénée de nouvelles rencontres, Roland Barthes note :

12 juin 1978

[…]

continuaient à fonctionner, imperturbablement (comme mal élevées) des habitudes de flirts, d'amourachements, tout un discours du désir…

 

Le Temps s'est arrêté sur cette incompréhensible contradiction du souvenir et du néant. *

* Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, p. 769, Bibliothèque de la Pléiade, 1965

 

***

 

25 mai 1970
Ce que je n'aime pas dans l'Occident, c'est qu'il fabrique des signes et les refuse en même temps [...] Le grand danger pour nous, Occidentaux, dès lors que nous ne reconnaissons pas les signes pour ce qu'ils sont, à savoir des signes arbitraires, c'est le conformisme, la porte ouverte aux contraintes de type moralisateur, aux lois morales, aux contraintes de la majorité.

Roland Barthes, Le Grain de la voix : Entretiens 1962-1980, Seuil, 1981

 

 

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