Lou

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  • : Un bloc-notes sur la toile. * Lou, fils naturel de Cléo, est né le 21 mai 2002 († 30 avril 2004).

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23 novembre 2015 1 23 /11 /novembre /2015 01:15

Les Grandes marées, île Madame

Jacques Poulin, Les Grandes marées – l'été des Indiens

Jacques Poulin, Les Grandes marées (Leméac, 1978), Actes Sud, Babel, 1995 – illustration de couverture : Edward Hopper, The Martha McKeen of Wellfleet (détail), 1944

Jacques Poulin, Les Grandes marées – l'été des Indiens

Jacques Poulin (Photo, © Anne Kmetyko) est né au Québec, à Saint Gédéon de Beauce, le 23 septembre 1937.

 

« Au commencement, il était seul dans l'île. Il avait un nom de code, Teddy Bear, et il s'en servait pour communiquer avec l'hélicoptère du patron : tous les samedis, le patron lui apportait du travail et des provisions pour la semaine. Il restait encore de la neige dans les sous-bois, mais les grandes marées d'avril avaient emporté les glaces de la grève. Parfois, des volées d'oies blanches venaient se poser sur la batture, du côté nord. » Bientôt pourtant, le havre de paix de ce traducteur de bandes dessinées va être envahi par des individus plutôt loufoques, par une jeune femme belle, mystérieuse et indépendante avec qui il se lie d'amitié... et il en sera terminé de sa solitude créatrice. Ce livre, déjà reconnu comme un classique de la littérature québécoise, dit avec force et dans une langue somptueuse que le paradis sur terre ne dure jamais longtemps...

4e de couverture

 

En exergue

 

Un homme seul est un homme sans compagnie […]. Un seul homme, c’est rien qu’un homme...

(Dictionnaire des difficultés de la langue française – Larousse)

 

Le Traducteur connaît des difficultés pour traduire Hägar Dünor et Peanuts...

Jacques Poulin, Les Grandes marées – l'été des Indiens
Jacques Poulin, Les Grandes marées – l'été des Indiens

Il lit des nouvelles de Bradbury...

 

Je vis dans un puits. Je vis comme une fumée dans un puits, comme un souffle dans une gorge de pierre. Je ne bouge pas. Je ne fais rien, qu'attendre. Au-dessus de ma tête j'aperçois les froides étoiles de la nuit et les étoiles du matin – et je vois le soleil. Parfois je chante de vieux chants de ce monde au temps de sa jeunesse. Comment dire ce que je suis, quand je l'ignore ? J'attends, c'est tout. Je suis brume, clair de lune, et souvenir. Je suis triste et je suis vieux. Parfois je tombe vers le fond comme des gouttes de pluie. Alors des toiles d'araignée tressaillent à la surface de l'eau. J'attends dans le silence glacé ; un jour viendra où je n'attendrai plus.

Ray Bradbury, Celui qui attend et autres nouvelles, trad. Jean-Pierre Harrison, 1965

 

Il tourne en rond.

Jacques Poulin, Les Grandes marées – l'été des Indiens

Olivier Mosset, Sans titre, 1974, acrylique sur toile, 100 x 100, coll Jean Sistovaris, dépôt Mamco, Genève

 

Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux !

(Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve, 1950)

 

Un roman codé.

 

Chez Poulin, c'est toujours la même chose : difficultés à tisser des relations avec les autres – qu'on aime pourtant ; méditation sur le langage (Teddy est traducteur), la communication, la solitude.

 

Poulin le dit lui-même (Volkswagen Blues, 1988) : Il ne faut pas juger les livres un par un. Je veux dire : il ne faut pas les voir comme des choses indépendantes. Un livre n’est jamais complet en lui-même ; si on veut le comprendre, il faut le mettre en rapport avec d’autres livres du même auteur, mais aussi avec des livres écrits par d’autres personnes. Ce que l’on croit être un livre n’est la plupart du temps qu’une partie d’un autre livre plus vaste auquel plusieurs auteurs ont collaboré sans le savoir.

 

Les récits de Poulin commencent au printemps et finissent aux grandes marées d’automne, et toujours au Québec. Son animal de compagnie est toujours un chat (Chat sauvage, Le vieux Chagrin). Matousalem, le vieux chat, est un matou, Mathusalem, dans Genèse les références à la bible sont nombreuses.

 

Premiers mots : « Au commencement, il était seul dans l’île ». Comme Adam au jardin d'Eden.

Jacques Poulin, Les Grandes marées – l'été des Indiens

L'arche de Noé, Abbaye Saint Savin et Saint Cyprien, Saint Savin sur Gartempe, Vienne, XIIe siècle

Jacques Poulin, Les Grandes marées – l'été des Indiens

Teddy vient seul sur une île déserte, comme Robinson Crusoe ou Adam. Ensuite, vient Marie – Jane ?

Jacques Poulin, Les Grandes marées – l'été des Indiens

Une île hors du temps.

 

L’île Madame appartient au Patron. Elle existe, le nom, « Madame », venait de la femme du frère cadet du roi, la Dauphine (NDL : une bonne pomme).

 

Teddy Bear, le héros, est un traducteur, maniaque, de bandes dessinées, au service du journal Le Soleil de Québec. Le Patron lui demande ce qui ferait son bonheur. Une île déserte. Le Patron en a une : L’île Madame, deux kilomètres de longueur, près de l’île d’Orléans, deux maisons et un court de tennis. Teddy Bear se rend sur l’île, avec son vieux chat Matousalem.

 

Une fois par semaine, Le Patron vient dans son Jet Ranger cueillir les traductions de Teddy et lui laisser des provisions.

 

Teddy Bear est un « nom de code » – « traducteur de bandes dessinées ». Un ours, de caractère, qui se retire pour hiberner.

 

Le Patron n'a pas de nom ou plutôt on ne prononce pas son nom : Dieu.

 

Marie est la première venue, nouvelle Ève, excellente cuisinière.

 

Puis vient Tête Heureuse, la femme du Patron (NDL : sa Grande Clémence ?), excellente cuisinière.

 

Le bonheur est dans le dictionnaire et les œufs au bacon de Marie.

Tête heureuse est une masseuse autodidacte, c'est dire.

 

Pourtant, Teddy n'est pas heureux. Selon Le Patron, il lui faut des intellectuels avec lesquels discuter.

 

L'île se peuple : Le Poète de la Finance, Le Vieil Homme à l'orée du bois...

 

L’Auteur. Il est venu sur l'île pour écrire. L'éciture c'est une drôle d'histoire, dit-il.

L'Homme Ordinaire.

Le Professeur Mocassin (comme une chaussure d'Indien ou un serpent venimeux des marais), un savant, qui professe à la Sorbonne L’Histoire et l’Esthétique de la bande dessinée.

L’Animateur. L'île s'étant peuplée, il vient animer la population. L'Animateur est animé d'écholalie* (répétition automatique des paroles de l'inerlocuteur).

* on dit également psittacisme – un perroquet, Long John Silver, L'Île au trésor...

 

Un matin, vers quatre heurs, Tête heureuse se lance dans la libido insulaire. Mocassin n'a plus l'âge, dit-il. L'Auteur épargne sa libido pour écrire. Heureusement, L'Homme Ordinaire n'est qu'un homme.

 

C'est l'été des Indiens, la marée descend, on quitte l'île.

 

Remerciements à Yueyin qui nous a offert ce difficile et beau livre.

Jacques Poulin, Les Grandes marées – l'été des Indiens

Une peinture du grand-oncle de Karine, complice de notre cousine Yueyin.

 

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13 novembre 2015 5 13 /11 /novembre /2015 01:15
Marie-Renée Lavoie, La petite et le vieux – envie de vivre

Marie-Renée Lavoie, La petite et le vieux, XYZ, 2010

Marie-Renée Lavoie, La petite et le vieux – envie de vivre

Marie-Renée Lavoie est née en 1974 dans le quartier Limoilou, à Québec. Elle détient une maîtrise en littérature québécoise de l’Université Laval. Elle enseigne présentement la littérature au collège Maisonneuve.

Second rabat

 

Marie-Renée Lavoie est charmante.

 

Elle se nomme Hélène, mais se fait appeler Joe parce qu’elle veut vivre en garçon comme lady Oscar, son héroïne de dessins animés préférés qui est le capitaine de la garde rapprochée de Marie-Antoinette. Comme elle, elle aimerait vivre à une autre époque et réaliser de grands exploits, car elle a l’âme romantique et un imaginaire avide de grands drames. Mais elle doit se contenter de passer les journaux, puis de travailler comme serveuse dans une salle de bingo. Après tout, au début du roman, elle n’a que huit ans, même si elle prétend en avoir dix.

Hélène a trois sœurs, un père très occupé à être malheureux et une mère compréhensive mais stricte qui ponctue ses phrases d’un « C’é toute » sans réplique. Elle vit dans un quartier populaire peuplé de gens souvent colorés dont le plus attachant est sans nul doute son nouveau voisin, Monsieur Roger, un vieil homme qui rêve de mourir. Il passe ses journées à boire de la bière, mais il accourt dès qu’on a besoin de lui. Hélène et lui développent une amitié indéfectible.

Le roman est traversé par une grande tendresse et rendu avec une grande vivacité. Hélène peut se rassurer : elle fait preuve d'autant d'héroïsme que Lady Oscar et sa vie est tout aussi palpitante que la sienne. La vraie aventure n'est-elle pas de vivre au quotidien ?

4e de couverture

 

Et puis, je suis morte (…). Un vendredi soir, à 16 h 17, au Canal Famille. (…) Avant même la tombée du générique, je me suis réfugiée dans la salle de bain. Oscar (…) était morte, très morte et elle m’abandonnait, comme ça, après tant d’années, en pleine bataille. Assise sur le terrazzo gelé du plancher, je me suis pleurée pendant des heures. J’avais des douleurs de fusillée dans le ventre. (…) je voulais mourir là, par terre, misérable, seule, au moins jusqu’au souper. Sans Oscar, j’étais une petite maigrichonne de onze ans coincée dans un quartier un peu pourri avec un père très maladroit dans sa recherche du bonheur et une sœur qui allait partir, peut-être pour toujours.

Premier rabat

 

En exergue

 

Rien ne vaut la peine d’être vécu qui n’est pas d’abord une œuvre d’imagination, ou alors la mer ne serait plus que de l’eau salée…

Romain Gary, Les Cerfs-volants

 

Incipit

 

J'étais parvenue à me convaincre que j'étais un garçon et je tenais à ce qu'on m'appelle Joe. J'aurais aimé Oscar, comme mon personnage de dessins animés préférés mais, à l'époque, Oscar était le squelette des classes de biologie et un nouveau type de balai révolutionnaire. Alors je me contentais de Joe, même si sa syllabe en cul-de-poule sonnait comme une banale exclamation. Quand on évitait de penser aux Dalton, ça pouvait faire sérieux.

 

Hélène a le tempérament lyrique, elle est heureuse, dans ses rêves.

La réalité est triviale. Elle distribue les journaux dans le quartier et la souffrance de ses huit ans – le froid, les chiens, l'ordure.

 

Le monde de la rue.

 

C'est à cette époque qu'est arrivé Roger, un grand cœur – il était employé à l'asile pour torcher l'cul aux fous.

 

Le mantra de la mère : C'é toute. Hélène souffre le martyre : les bains froids au savon à vaisselle, les repas refusés quand elle est en retard, les heures de douleur sans soins quand elle s'est déboîté la cheville en tombant du toit du cabanon où elle faisait Zorro...

 

J'en ai eu pourtant assez, un beau jour, de mourir sans que ma mère ne se dérange pour l'occasion, alors j'ai tenté l'ultime moyen pour me faire voir : disparaître. La petite fugue classique, baluchon de fortune sur l'épaule.

 

Catherine Le Forestier, Maxime Le Forestier, La petite fugue, 1969 – musique inspirée de Jean-Sébastien Bach, Le Clavier bien tempéré (Das Wohltemperierte Klavier), Fugue n° 11 en F Maj, BWV 856, 1722

 

Jean-Sébastien Bach, Le Clavier bien tempéré (Das Wohltemperierte Klavier), Fugue n° 11 en F Maj, BWV 856, 1722 – Kenneth Gilbert, clavecin, Archiv Produktion, 1984

 

Courte escapade, retour à la maison, la mère a compris : Monsieur Roger est indispensable, il s'installe dans la famille.

 

Hélène reste emmurée, les années coulent, Roger accompagne. Elle ne se reconnaît pas dans son corps, le monde extérieur est hostile, Roger est encore là pour la défendre.

 

Dans le délire de la fillette, on navigue entre le temps présent et la Révolution française, Marie-Antoinette, Robespierre.

 

Roger est mort et enterré à l'église.

 

J'avais, moi, formidablement envie de vivre.

 

Un récit dans le délire, en rêve contrôlé, une écriture fluide, travaillée, au fil de la plume.

 

Remerciements à ma cousine Yueyin qui m'a offert ce beau livre – et un autre, dont nous reparlerons.

 

Marie-Renée Lavoie, La petite et le vieux – envie de vivre

Une peinture du grand-oncle de Karine, complice de notre cousine Yueyin.

 

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5 novembre 2015 4 05 /11 /novembre /2015 01:15
Henning Mankell, Sable mouvant – Onkalo

Henning Mankell, Sable mouvant, Fragments de ma vie (Kvicksand, Leopard Förlag, 2014), traduit du suédois par Anna Gibson, Seuil, 2015

 

Henning Mankell, né en 1948, lauréat de nombreux prix littéraires, partage sa vie entre la Suède, le Mozambique et la France. Outre la célèbre série policière « Wallander », il est l'auteur de romans sur l'Afrique ou les questions de société, de pièces de théâtre et d’ouvrages pour la jeunesse.

Premier rabat

 

« En janvier 2014, j’ai appris que j’étais atteint d’un cancer grave. Cependant, ce n’est pas un livre crépusculaire, mais une réflexion sur ce que c’est que vivre. Je me suis promené dans ma propre histoire, de l’enfant que j’étais à l’homme que je suis aujourd’hui. Je parle d’événements qui m’ont marqué à jamais et d’hommes et de femmes qui m’ont ouvert des perspectives insoupçonnées. Je parle d’amour et de jalousie, de courage et de peur, de la cohabitation avec une maladie potentiellement mortelle. Je parle des artistes qui vivaient il y a 40 000 ans, des images fascinantes qu’ils nous ont laissées dans les recoins profonds et obscurs des grottes. Je parle du troll maléfique que nous avons engendré et que nous essayons à présent d’enfermer dans la montagne afin qu’il ne s’en échappe pas pendant les cent mille ans à venir. Je parle de la manière dont a vécu et dont vit l’humanité, et dont j’ai moi-même vécu. Je parle de la joie de vivre. Elle m’est revenue après que j’ai échappé au sable mouvant, qui menaçait de m’entraîner dans l’abîme. » H M

Mankell nous convie à partager le voyage étonnant de son existence, de la solitude des forêts immenses du nord de la Suède à une vie cosmopolite sur plusieurs continents, mais aussi et surtout le voyage invisible, intérieur, qui l’occupe depuis l’enfance. Un récit débordant d’énergie vitale.

4e de couverture

 

D’origine suédoise, née à Lisbonne, élevée au Portugal puis en Belgique, Anna Gibson est arrivée en France en 1981 à l’âge de dix-huit ans. Elle est traductrice littéraire à plein temps depuis 1989 (Henning Mankell, Colm Tóibín, Monika Fagerholm, Klas Östergren entre autres). Elle est aussi l’auteure d’un roman, Cet été, paru chez Balland en 1997.

Second rabat

 

En exergue

 

« N’aie pas honte d’être homme, sois-en fier ! Car en toi une voûte s’ouvre sur une voûte, jusqu’à l’infini. Jamais tu ne seras parfait, et c’est très bien ainsi. »

Tomas Tranströmer, Arcs romans, Pour les vivants et les morts, Œuvres complètes, Le Castor astral, 2004, trad. de Jacques Outin.

 

I

Le doigt tordu

1

L’accident

Tôt le matin, le 16 décembre, Eva m’a conduit à la station-service Statoil de Kungsbacka, où m’attendait une voiture de location. Je devais me rendre pour la journée dans le Sud, à Vallåkra, près de Landskrona, et restituer la voiture dans la soirée au même endroit. Noël approchait, et j’allais signer le lendemain mon dernier roman dans différentes librairies de Kungsbacka et de Göteborg.

Il faisait très froid. Mais il ne neigeait pas. Le trajet me prendrait trois heures si je m’arrêtais pour le petit déjeuner à Varberg, ainsi que j’en avais l’habitude.

 

Manuela Soeiro, directrice du théâtre Avenida de Maputo, ma collaboratrice depuis trente ans, était en visite en Suède, pour préparer la saison à venir. Elle logeait chez Eyvind, qui allait mettre en scène le Hamlet auquel je pensais depuis toutes ces années à la direction artistique du théâtre – Hamlet, une légende royale africaine. Fortimbras, après que tout le monde est mort, représente l’entrée en scène de l’homme blanc projetant de mettre sérieusement l’Afrique en coupe réglée. Il avait le mot de la fin : « être ou ne pas être ». Hamlet ? Jorginho pouvait tenir le rôle. C'était « maintenant ou jamais ».

 

Tout s’est passé très rapidement à l’approche de Laholm. Je venais de déboîter pour doubler un poids lourd. Sur la chaussée, une tache, peut-être de l’huile. Impossible de reprendre le contrôle. La voiture file vers la glissière centrale, choc frontal, l’airbag se déclenche, tout devient noir. […] Je ne suis pas blessé. […] Je n’ai pas mal.

 

Une semaine plus tard, je me suis réveillé avec un torticolis.

 

Le 8 janvier, petit matin froid, quelques flocons de neige. Examens : c'était un cancer du poumon, ce que j’avais à la nuque, c’était une métastase.

Le médecin m'a rassuré : « de nos jours, il y a des traitements. »

 

Il manque une fin à l’histoire. Elle est en marche. Tel est l’objet de ce livre. Ma vie. Ce qui a été, et ce qui est.

 

Deux jours après l’accident, je me suis rendu à l’église de Släp, qui n’est pas très éloignée du lieu où j’habite, au bord de la mer, au nord de Kungsbacka. J’éprouvais le besoin de revoir un tableau que j’ai déjà contemplé longuement bien des fois. Un tableau à nul autre pareil.

Henning Mankell, Sable mouvant – Onkalo

Jonas Dürchs, Gustaf Fredrik Hjortberg, hans hustru Anna Helena och deras 15 barn, 1770

 

Il s’agit d’un portrait de famille […], le pasteur Gustaf Fredrik Hjortberg en compagnie de sa femme Anna Helena et de leurs quinze enfants. Elle a été exécutée au début des années 1770. Gustaf Hjortberg, alors âgé d’une cinquantaine d’années, mourrait quelques années plus tard, en 1776.

 

Ce tableau étrange inclut également les enfants morts, se détournant ou à demi cachés, sans vouloir quitter la vie. On en dénombre six. Le temps s’est arrêté.

 

La mémoire me ramène invariablement à mon enfance.

1957. Un rêve : je me tiens en équilibre sur une plaque de glace sur le fleuve Ljusnan, qui passe en contrebas de la maison où je vis. […] Quelques mois auparavant, un garçon un peu plus âgé que moi s’est aventuré sur un lac gelé, non loin de Sveg, quand la glace a cédé sous son poids. Un trou s’est ouvert. Il a été aspiré. […] L’institutrice a dessiné une croix sur son banc.

[…]

Dans mon rêve cependant, la plaque de glace ne présente aucun danger. Je ne basculerai pas, je le sais. Je suis en sécurité.

 

 

La vie est devenue incertaine. Dans mon enfance, j'avais peur de la mort, sous la glace. Et sous le sable mouvant.

Avec le cancer, le temps s’était arrêté, et pourtant, même si la guérison était impossible, je pouvais vivre encore longtemps en échappant au sable mouvant.

 

Onkalo est un mot finnois qui signifie « trou ». Je l'ai découvert à l’automne 2012, en apprenant qu'on allait ouvrir à la dynamite, dans la roche mère de Finlande, des tunnels et des salles souterraines afin d’y entreposer les déchets du nucléaire pour une durée indéterminée, au moins cent mille ans.

Depuis mon enfance, et mieux encore après Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima, je suis un opposant à l’énergie nucléaire.

 

Peu de gens s'en inquiètent, ils veillent aux premières people, au prochain tirage du Loto, ils ne croient pas en Dieu, mais ils sont fidèles au tirage et au grattage.

 

J'ai voulu visiter Onkalo, je n’étais pas le bienvenu, j'allais peut-être en faire le décor d’un futur roman à suspense. A présent que je vis avec un cancer, cette question du traitement des déchets radioactifs m’apparaît dans une lumière encore différente.

 

Il y a de cela un certain nombre d’années, j’ai demandé à un ami verrier de me souffler un verre contenant dans sa masse une bulle d’air emprisonnée. En tant que professionnel, il considérait ce verre comme un objet défectueux. Mais moi, je réfléchissais à la différence entre vérité et mensonge, fiction et réalité ; à l’arrière-plan, il y avait également la question du temps et des distances infinies. […] La vie est l'art de la survie. Au fond, elle n'est rien d'autre que cela. Une bulle.

 

J'ai rédigé mon testament, une manière de confirmer sa mortalité, sa solitude.

Henning Mankell, Sable mouvant – Onkalo

Ħaġar Qim, temples, Malte, il y a 5615 ans – photographie de Svetlana Tikhonova

 

Malte... Nous savons peu de choses des bâtisseurs, des colons pacifiques venus de Sicile, seul demeure le monument tous dieux éteints.

 

Un mois environ s'est écoulé depuis l'annonce de mon cancer.

Je fais le rêve d'une tranchée boueuse dans les Flandres, le silence, l'attente, nous attendons la mort.

Radiothérapie, bronchoscopie, biopsie, chimiothérapie, gaz moutarde – le sens de mon rêve.

 

Je me rappelle, L'île mystérieuse, la grotte.

Le peintre avait un doigt tordu.

Henning Mankell, Sable mouvant – Onkalo

Peintures rupestres, Sulawesi, il y a 40.000 ans

 

Le cancer est là depuis la fondation du monde. Aujourd'hui, il est favorisé par ce que nous mangeons et l'environnement dans lequel nous vivons. Il n'est pas contagieux.

 

Pour résister au sable mouvant, il y a les livres, en attendant la mort. « C'est long, l'éternité ? » demande l'enfant.

 

Les souvenirs, parfois lointains depuis l'enfance, se mêlent au quotidien.

 

Iégor Reznikoff, Alleluias & offertoires des Gaules, 1996

 

Ne pas se laisser déposséder de sa joie.

 

Un grand témoignage de vie.

 

Henning Mankell, Sable mouvant – Onkalo

Sur une idée de génie et de Cryssilda.

 

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1 novembre 2015 7 01 /11 /novembre /2015 01:15
Catherine Leroux, Madame Victoria – There ain’t no grave

Catherine Leroux, Madame Victoria, Éditions Alto, 2015 – Illustration de la couverture : Julie Cockburn, Rapture, Flowers Gallery

Catherine Leroux, Madame Victoria – There ain’t no grave

Catherine Leroux est née en 1979 non loin de Montréal, où elle vit aujourd’hui avec un chat et quelques humains. Elle a été caissière, téléphoniste, barmaid, commis de bibliothèque, gréviste, bergère, étudiante et journaliste avant de publier son premier roman, La marche en forêt, en 2011, puis Le mur mitoyen, en 2013.

(Photographie : Julie Artacho)

 

A l'été 2001, un squelette apparaît à l'orée d'un petit bois, à quelques pas de l'Hôpital Royal Victoria à Montréal. Une enquête s'amorce, qui deviendra une quête : découvrir l'identité de cette femme morte sans bruit. Mais toutes les pistes mènent à l'impasse ; celle qu'on a baptisée madame Victoria continue d'attendre que quelqu'un prononce son nom.

Aujourd'hui, la fiction prend le relais.

A partir d'une série de portraits de femmes, Catherine Leroux décline les vies potentielles de son héroïne avec une grande liberté. D'abord nettes comme le jour, ses hypothèses plongent de plus en plus loin dans l'imaginaire, comme des flèches filant vers un point où la mémoire et l'invention se confondent, vers un minuit où tout est possible, jusqu'au dernier souffle.

4e de couverture

 

En exergue

 

There ain’t no grave

Can hold my body down.

Johnny Cash

 

Johnny Cash, There ain’t no grave, Can hold my body down.

 

Incipit

 

Germain Léon n’aime pas les morts. Pourtant, les morts ne présentent que peu d’inconvénients par rapport aux vivants, surtout ceux dont les jours sont comptés, ceux qui tanguent au bord de la pente abrupte qui les renverra à la matière inerte dont ils sont issus. A l’agonie, les hommes sont de grands bébés, incapables de poser les gestes les plus élémentaires, forcés de confier leurs besoins fondamentaux à un autre, parfois l’amour de leur vie, parfois un étranger. Ceux-là, Germain sait les aimer, les soigner, laver à l’eau tiède leurs corps décharnés, apaiser leurs lèvres avec une éponge, changer leurs pansements et leurs couches, replacer leurs oreillers et faire couler dans leurs veines le médicament qui rendra leur douleur supportable, puis imperceptible. Lorsqu’il accomplit l’une ou l’autre de ces actions, Germain est heureux ; il accueille les soupirs de soulagement comme de petites bouffées d’humanité qui font de lui la personne qu’il aime être, le père qu’il souhaite demeurer pour sa fille.

 

Pourtant, la vue d'un cadavre le révulse. Il doit se défaire de ces frissons de répulsion sur le chemin de la maison avant de retrouver sa Clara attablée devant ses cahiers d’arithmétique.

 

D’où son étonnement devant le crâne. Pendant deux minutes, Germain reste immobile, hypnotisé par la chose qui a, Dieu sait comment, atterri contre un butoir du stationnement, à quelques mètres de sa voiture.

 

Le Royal Victoria, l’hôpital niché dans la montagne, est en état d'urgence. Les policiers alertés par Germain fouillent le bois sur la butte. Ils ont trouvé le reste du corps. Il porte des vêtements d’hôpital.

 

Celle qu’on surnomme désormais Madame Victoria s’est éteinte seule, sans les mains compatissantes d’un Germain pour l’accompagner jusqu’au dernier seuil, sans personne pour la pleurer. […] L’affaire est confiée à une anthropologue judiciaire et vedette du roman noir qui effectue de nouveaux tests sur le squelette, découvrant ainsi que Madame Victoria est une femme blanche âgée d’une cinquantaine d’années aux os affligés d’ostéoporose, aux articulations percluses d’arthrite, mais qui ne portent aucune marque pouvant indiquer une mort violente.

 

Les années passent. Les années anciennes reviennent. Et Madame Victoria : ce qu’elle veut, c’est que quelqu’un prononce son nom.

 

Dehors est un fatras. Tempête, neige, gel. Les vitres de la fenêtre sont voilées de cristaux de glace. Elle veille sur l'enfant. A l'intérieur, ils sont au chaud. Elle se nomme Victoria, dit-elle au livreur de l'épicerie. Autrement, elle ne parle qu'avec son petit – de longs soliloques, les siens ne l'appellent plus. Elle a seize ans.

La neige s'est remise à tomber, son bébé ne bouge plus, il est froid. Les secours arrivent, on endort Victoria. A son réveil, elle part à la recherche de son enfant.

Catherine Leroux, Madame Victoria – There ain’t no grave

Robert Wiene, Le cabinet du docteur Caligari, 1919, dessin préparatoire pour le décor

 

Le village lui paraît étrange, différent de ce qu'il était à son arrivée. Comme si les rues étaient déformées, les maisons rapetissées. Même le ciel est défiguré...

 

Vient l'errance à Québec : elle dort n'importe où, dans les parcs, sous les ponts, dans les ruelles à putes.

 

Les saisons passent.

Au printemps, elle sent son ventre gonflé en tiraillements, le bébé est en elle. C'est un cancer, lui dit une dame, le docteur éon. On l'opère, on lui a enlevé son bébé une seconde fois, elle fuit l'hôpital. La pente est abrupte. En haut, sous les ramures d'un bois, son fils la rejoint.

 

Victoria boit. Passés soixante-dix ans, elle s'effondre, elle s'enfuit encore de l'hôpital et boit une dernière gorgée de Single Malt.

 

Elle se souvient. Elle est amoureuse. Hector lui offre un poème.

Je respire où tu palpites,

Tu sais ; à quoi bon, hélas !

Rester là si tu me quittes,

Et vivre si tu t'en vas ?

A quoi bon vivre, étant l'ombre

De cet ange qui s'enfuit ?

A quoi bon, sous le ciel sombre,

N'être plus que de la nuit ?

(Victor Hugo, Les Contemplations, II, 25, 1856)

 

Qui est Victoria ? Elle a été une enfant gâtée. Mannequin, danseuse, actrice, chanteuse, journaliste – Catherine Leroux ?

Catherine Leroux, Madame Victoria – There ain’t no grave

Princess Victoria of Kent, Self-portrait sketch, 1835

 

Victoria, une reine ! Une créature de Catherine Leroux. A-t-elle jamais existé ? Quel masque dissimule son regard ? Est-elle née du volcan ?

 

Une écriture encore plus étrange que celle des deux premiers romans. Un récit en délire. Où est le vrai, où est le rêve, où est le faux ? Catherine Leroux, avec sa figure angélique, est décidément un écrivain démoniaque – c'est-à-dire majeur, en notre temps.

Catherine Leroux, Madame Victoria – There ain’t no grave

Remerciements à La librairie du Square qui nous a envoyé par diligence transatlantique ce grand livre.

(3453, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) H2X 3L1

Téléphone : (514) 845-7617

Télécopie : (514) 845-2936)

Catherine Leroux, Madame Victoria – There ain’t no grave

Une peinture du grand-oncle de Karine, complice de notre cousine Yueyin.

 

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27 octobre 2015 2 27 /10 /octobre /2015 01:15
Umberto Eco, Numéro zéro – une merveille

Umberto Eco, Numéro zéro (Numero zero, Bompiani, 2015), traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, Grasset, 2015 – Photo de la couverture : © Andrés Arce Maldonado

Umberto Eco, Numéro zéro – une merveille

Umberto Eco, né en 1932, médiéviste, sémioticien, philosophe, critique littéraire et romancier, a connu un succès mondial avec son roman Le Nom de la rose en 1980. Président de l’École supérieure des Études humanistes à l’université de Bologne, il est l’auteur de romans qui font date, parmi lesquels Le Pendule de Foucault, Baudolino, La mystérieuse reine Loana, Le Cimetière de Prague et de nombreux essais : L’œuvre ouverte, La guerre du faux, Histoire de la laideur, Histoire de la beauté.

Premier rabat

 

Dans ce roman, j'ai décrit une équipe de rédaction qui participe pleinement aux mécanismes de la calomnie orchestrée. J'ai pris le pire des cas afin de peindre une image grotesque de ce milieu. Chaque auteur, à sa façon, altère ce qu'il dépeint. Ici, j'ai choisi une date, 1992, autour de laquelle s'articulent plusieurs événements de la politique italienne en remontant le temps jusqu'à la chute du régime fasciste. Braggadocio est un type complètement paranoïaque, mais je savais que tout ce qu'il racontait était vrai. Pourtant, les gens ont fait comme si rien ne se passait. Je dessinais, ou plutôt mes personnages dressaient, construisaient ce portrait de l'Italie avec lequel je me suis retrouvé. A partir de là, j'ai inventé une conspiration.

Umberto Eco

Second rabat

 

« Après Le Nom de la rose, voici le meilleur roman d'Umberto Eco. »

Eugenio Scalfari, fondateur de La Repubblica

 

En 1992, à Milan, un groupe de journalistes, cinq hommes et une jeune femme, sont embauchés pour créer un nouveau quotidien qu'on leur promet dédié à la recherche de la vérité, mais qui se révèle un pur instrument de calomnie et de chantage. Ils fouillent dans le passé pour mettre en page leur « numéro zéro », et c'est le présent qui leur saute au visage... « L'ombre de Mussolini, donné pour mort, domine tous les événements italiens depuis 1945 » : est-ce là le délire d'un journaliste d'investigation paranoïaque ? Mais alors, pourquoi le retrouve-t-on assassiné un beau matin ? Attentats, tentatives de coup d'État, empoisonnements, complots, stratégie de la manipulation, de la désinformation et de la tension : quand tout est vrai, où est le faux ? Umberto Eco nous offre ici la tragédie burlesque de notre temps.

 

« Un conte philosophique sur notre tendance à voir partout des conspirations... qui se révèlent parfois plus vraies que la réalité. »

Il Sole 24 Ore

« Un pamphlet camouflé en roman à suspense. »

ttL

4e de couverture

 

Incipit

 

I.

Samedi 6 juin 1992, 8 heures

Ce matin, l'eau ne coulait plus au robinet.

 

La voisine m'a dépanné : la manette, rouillée, de l'arrivée d'eau avait été tournée, à la main, comme toute manette, et le gros singe de la rue Morgue * n'avait pu entrer par la cheminée – il n'y avait pas de cheminée.

* (NDL : Edgar Allan Poe)

Ce ne peut être qu'un complot.

 

Les perdants, comme les autodidactes, ont toujours des connaissances plus vastes que les gagnants, pour gagner il faut savoir une seule chose et ne pas perdre son temps à les connaître toutes. Le plaisir de l'érudition est réservé aux perdants. Plus quelqu'un sait de choses, plus elles lui sont allées de travers.

(NDL : de qui parle-t-il ?)

 

La peur de mourir donne du souffle aux souvenirs.

 

Analepse

 

Lundi 6 avril 1992.

Simei propose à Colonna d'être son nègre pour écrire les mémoires d'un journaliste – qu'il signera –, le récit d'une année de travail pour préparer un quotidien qui ne sortira jamais, Domani, Demain – un journal populaire, pour les illettrés.

 

Mardi 7 avril

Première rencontre avec les rédacteurs. Six, il semble que cela suffise.

 

Simei est le directeur, Colonna son assistant. Les rédacteurs, aux noms de polices d'écriture, sont recrutés au hasard : Braggadocio, Maia Fresia (une jeune femme de 28 ans, presque licenciée en lettres, venue d’un magazine people), Cambria (amateurs de nouvelles fraîches recueillies dans les commissariats), Lucidi (dont on sait pas d'où il vient), Costanza (correcteur d’imprimerie), et Palatino (qui avait derrière lui une longue carrière dans des hebdomadaires de jeux et de mots-croisés).

 

Le riche actionnaire du futur journal est le Commandeur Vimercate, qui contrôle une dizaine d’hôtels sur la côte adriatique, pas mal de maisons de repos pour retraités et invalides, un bouquet de télévisions locales (avec uniquement des ventes aux enchères, des téléachats, des spectacles en petites tenues), une vingtaine de publications, dont Peeping Tom, le Crime illustré, et d’autres revues de jardinage ou de voyage.

 

Comment présenter des opinions comme des faits ?

Avec des guillemets ! Les guillemets font d'un témoignage, qui n'est qu'une opinion, un fait. Deux témoignages contradictoires, dont l'un paraîtra plus raisonnable que l'autre, établiront le fait.

 

Comment répondre à un démenti ?

Quand on publie de fausses informations, on doit s'attendre à un démenti, il faut apprendre à y répondre... c'est simple.

 

Et le délire rédactionnel se poursuit.

 

On rédige les annonces nécrologiques, les horoscopes, les courriers du cœur – indispensables, avec la publicité, dans tout journal qui se respecte.

 

Les journaux disent aux gens ce qu'ils doivent penser.

 

Pour le Numéro Zéro, on prévoit des dossiers bien lourdingues sur la prostitution, les magouilles politiques...

 

J'ai passé la soirée chez Maia […]. Ce soir-là, Maia mis la Septième de Beethoven et, les yeux humides, elle me racontait que, depuis son adolescence, elle ne pouvait s'empêcher de pleurer au deuxième mouvement.

 

Ludwig van Beethoven, Symphonie n° 7 en la majeur, op. 92, 1811 / 1812, II. Allegretto, The London Classical Players, dir. Sir Roger Norrington, 1987

 

Braggadocio est assassiné, son enquête a gêné.

 

Le financeur met fin à l'entreprise Domani, devenue dangereuse, les rédacteurs sont licenciés.

 

Des médias corrompus, des journalistes cyniques – l'actuel, au quotidien.

 

Et ce matin, l'eau de coulait plus au robinet.

 

After all, tomorrow is another day ! said Scarlett O'Hara – sous le soleil.

 

Une merveille – pour les amoureux du langage et de ses jeux.

 

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23 octobre 2015 5 23 /10 /octobre /2015 00:15
Martin Rouz, Qu'importe la hauteur du saut (pourvu que le parachute s'ouvre)

Martin Rouz, Qu'importe la hauteur du saut (pourvu que le parachute s'ouvre), Martin Rouz, 2015 – Photo de couverture © Philippe Leroyer, « Occupy La Défense »

Le 4 novembre 2011, trois cents Indignés pacifistes dépliaient leurs tentes sur l’esplanade de La Défense pour dénoncer les abus du néolibéralisme financier. Ils furent violemment délogés par les CRS. Seuls ces deux cartons résistèrent à l'assaut.

Martin Rouz, Qu'importe la hauteur du saut (pourvu que le parachute s'ouvre)

« Martin Rouz : Quarante-trois ans, ingénieur agronome, informaticien, écrivain, réside en Gironde. »

4e de couverture

 

« Barbouze : Mercenaire, espion, membre d'une police officieuse aux activités irrégulières et souvent illégales.

Passion : Souffrance. Mouvement vif et irraisonné de l'âme dont la persistance altère l'entendement. Sentiment fulgurant comme l'amour, la haine, le désir, l'espérance... Passion ardente, furieuse, aveugle.

Python : Gros serpent non venimeux étouffant ses proies pour les tuer, en silence.

Homme politique : Homme d'affaires dont l'essentiel du travail consiste à s'estimer utile à la société.

Inconscience : Absence de sens moral, état de celui qui agit sans saisir la portée de ses actes. De conscience nulle. L'inconscience d'une pierre qui roule.

Yohann Brakash : Homme inconscient, passionné et instable, capable de déclencher une révolution pour solder un différend sentimental. »

4e de couverture

 

Yohann profite de sa vie d'informaticien, tranquille, jusqu'à ce que tout bascule le jour où il croise le chemin de Christine, l'épouse de son boss, un baron du BTP peu scrupuleux. De son côté, son ancienne compagne, Marion, une journaliste d’investigation renommée, enquête sur une prise d’otages en Libye. Deux affaires qui n'ont aucun point commun... a priori.

Magouilles politico-économiques, cabales barbouzardes, surveillance massive... à l'ère du Big Brother planétaire, peut-on encore se révolter ? Yohann et Marion veulent y croire.

Selon l'auteur.

 

1. La firme

 

Pauvre type !

Je vais te laminer, te concasser.

Je broierai ta gloire au pilon de la médiocrité pour la saupoudrer sur la pitance de mon chien par petites pincées.

Tu finiras séché au soleil et bouffé par les mouches.

Mon triomphe sera total !

 

Lundi 14 novembre, 8 h 25.

 

Dernier étage de la tour KeOps.

Alain Jaret s’avança d’un pas vif et assuré, sans même jeter un œil à la vue panoramique exceptionnelle qu’offrait l’immense baie vitrée. Il posa sa mallette, étendit sa veste de costume sur une chaise et s’installa dans son fauteuil. Vérifia sa cravate puis leva les yeux, le dernier étage de la tour Eiffel en ligne de mire. Voilé par des lambeaux de nuages sombres, le soleil pointait à l’horizon, inondant l’atmosphère d’une étrange lumière bleutée.

 

8 h 35.

 

Le président de la société, Alfred Desmarets, soixante-quatorze ans, frêle et voûté, nageant dans son costume anthracite, le visage rongé par la vieillesse et la fureur, vient voir Alain Jaret.

Vous êtes un nul ! Vous êtes viré ! Vous avez perdu l’appel d’offres du ministère de l’Intérieur. Deux milliards envolés, évaporés !

 

En fait, KeOps, avec Alain Jaret, est sur le point de rafler tout le marché et ruiner son concurrent, Rubens.

 

Virginie, appelez-moi le ministre de l’Intérieur immédiatement ! En personne !

Après une longue réflexion, souriant et fier de lui, Jaret saisit son mobile.

Monsieur le ministre de la Défense, entama-t-il solennellement, avant d’enchaîner sur un ton plus familier : il faut que je te parle. Rappelle-moi dès que possible !

 

2. Golgoths

 

Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences, alors qu’ils en chérissent les causes.

Jacques-Bénigne Bossuet

(NDL : citation attribuée à Bossuet depuis des siècles, sans aucune référence)

 

10 h.

 

Yohann Brakash alluma son ordinateur et ôta sa veste tout en parcourant l’open space du regard.

 

Les figurants entrent en scène.

 

Charlène, d’un naturel prude et timide.

Tout le contraire d’Olivia, qui passait la majeure partie de ses journées à attendre les pauses. […] Célibataire de trente et un ans, extravertie, plutôt agréable au regard, elle avait un défaut difficile à cacher : son rire, qui laissait toujours à penser qu’un sac de noix dévalait l’escalier dans son dos.

Bertrand, ventru barbu aux cheveux bruns mal entretenus, la cinquantaine bien sonnée. Damien et Luc étaient ce jour-là en mission chez un client.

 

Les dix minutes réglementaires écoulées, tout ce beau monde regagna son poste. Yohann redémarra sa messagerie instantanée et double-cliqua sur l’avatar de Peggy Meltown, une fille du treizième étage, celui de la direction nationale, les trois du dessus étant réservés aux directions Europe et Monde, et le dix-septième et dernier au président, au directeur général et au conseil d’administration. La tour KeOps formait une pyramide aplatie sur le dessus, tout de verre et de métal.

 

Peggy et Yohann avaient fait connaissance dans l’ascenseur de la société, un an plus tôt, une panne de courant les y ayant bloqués deux heures durant.

 

Non, il ne s'était rien « passé », Peggy avait passé le temps à raconter sa vie.

 

Yohann avait fait du contre-pied sa devise. Corrosif là où on l’attendait gentil. Doux et attentionné lorsqu’on le pressentait fielleux. Ses errements comportaient toujours une part de second degré. Encore fallait-il parvenir à la déceler.

 

3. Messes basses

Six mois plus tard.

Lundi 8 mai, 21 h 15.

Réception dans le salon haussmannien. Alain Jaret salue le président, Jean-Charles Andrieux, récemment élu à l’Élysée. Sexagénaire se donnant un air jeune.

 

L'élection d'Andrieux reste le sujet d'actualité. Yohann aurait préféré Lamour, son concurrent, ne serait-ce que pour le nom.

 

Yohann rencontre Christine Jaret, il se sent attiré par elle. Elle est pourtant dépourvue de charme : terne, de douze ans plus âgée et, pire, bourgeoise. Elle l'invite à déjeuner. Yohann apprend que Jean-Charles et Alain se connaissent en amis depuis longtemps.

 

Marion rencontre Gregory Leroy, lieutenant-colonel, membre du GIGN. Une prise d'otages a eu lieu à l'ambassade de France en Libye, un massacre. Les médias en parlent, d'une seule et même voix qui fleure le mensonge.

Marion pourrait aller enquêter là-bas auprès de témoins écartés et pourtant voisins du drame.

 

Yohann, une nouvelle fois, a passé la nuit dans les catacombes – il a son entrée secrète.

Marion se souvient des soirées gothiques de son adolescence bercée par The Cure et Joy Division.

 

Joy Division, Love Will Tear Us Apart, 1980

 

Un règlement de comptes en affaires, une élection à la présidence, un carnage terroriste.

Quel est le lien ? Est-ce un koan ? Peut-être... *

 

L'art de la guerre, c'est de soumettre l'ennemi sans combat.

Sun Tzu

 

Cocagne

Tonton Yohann, tu peux me la raconter ton histoire maintenant ? Demanda Maya.

Approche, bougresse...

Il était une fois

 

Une énigme...

Un premier roman, bien documenté, où chaque personnage est identifié par sa parole, sa manière. Décor, cuisine (ce pourrait être un fil de lecture, du kebab au caviar, champagne pour tous), une intrigue finalement classée – le secret Défense, l'immunité présidentielle, tout ça.

Astucieux. A découvrir.

 

- - -

 

*

Comment aborder les koan

Le koan est une énigme dont l'absurde est étranger à toute logique. On le laisse mûrir jusqu’à l’apparition de l’évidence. Le raisonnement serait vain : il conduit à des lieux communs ou des impasses. Pensons plutôt à des associations d’idées, soyons prudents et patients avec les mots.

« Qu’est-ce que le Bouddha ? » demande le moine à son maître zen. « Une spatule à merde ! » répond le maître.

Pouvez-vous résoudre cette énigme ?

 

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19 octobre 2015 1 19 /10 /octobre /2015 00:15
Roger Nimier, Le hussard bleu – de l'ennui et la certitude que c'était la fin

Roger Nimier, Le hussard bleu, Librairie Gallimard, 1950 – Le Livre de poche, 1967

Roger Nimier, Le hussard bleu – de l'ennui et la certitude que c'était la fin

Roger Nimier est né le 31 octobre 1925 à Paris. Brillant élève du lycée Pasteur, lauréat du concours général de philosophie. En 1945, il s'engage au 2e régiment de hussards. A vingt-trois ans, il publie Les Épées, à vingt-cinq, Perfide, Le Hussard bleu et Le Grand d'Espagne. Le 28 septembre 1962, son Aston Martin DB4 s'écrase sur l'autoroute de l'Ouest.

Roger Nimier, Le hussard bleu – de l'ennui et la certitude que c'était la fin

Il meurt dans l'accident, en compagnie de l'écrivain Sunsiaré de Larcône – qui était au volant (selon le témoignage d'Antoine Blondin auprès de Jean-Marc Parisis). Il avait trente-six ans, elle, vingt-sept.

 

Le Hussard bleu est en apparence la chronique d'un peloton de hussards qui pénètre en Allemagne, en 1945. Le livre se présente sous la forme classique d'une succession de monologues intérieurs – qui doivent plus à Valéry Larbaud qu'à Faulkner. Ils permettent au lecteur de visiter en détail : le cervelet d'un colonel vichyssois et celui du brigadier Casse-Pompons ; le cœur de ce délicieux petit cavalier motorisé, Saint-Anne, et celui de l'ardente Florence, une fille qui conviendrait mieux, semble-t-il, à des cuirassiers qu'à des hussards ; le foie du délicat Forjac et celui du grossier et colérique Los Anderos ; la rate, enfin, ainsi que plusieurs autres organes indispensables au guerrier, de l'odieux et séduisant Sanders. Mais le personnage principal est encore une Allemande, dont on nous parlera beaucoup, si elle n'intervient pas personnellement dans le récit.

Certes ces cavaliers ne s'expriment pas tous comme des enfants de chœur, mais cette violence était peut-être nécessaire dans un livre qui cherche à montrer quelques aspects du romantisme contemporain. D'ailleurs ces excès ne nuisent en rien aux pages d'émotion et de tendresse, au long desquelles le hussard bleu révèle comme par inadvertance l'un des aspects de son caractère, – non le moins inattendu.

4e de couv., édition blanche

 

En exergue :

Ah Dieu ! que la guerre est jolie

Avec ses chants ses longs loisirs

Cette bague je l'ai polie

Le vent se mêle à vos soupirs

Apollinaire.

 

Casse-Pompons

 

Ce putain de Sanders a descendu Lavollée. Alors, je fais celui qui n'a rien vu et je me rends à la grange. Je sifflote un air militaire en tournant les épaules comme un mataf. La cavalerie c'est tout pareil à la marine on est des chauds-lapins, la tête près du bonnet et un coin de rêve dans son paquetage, parce que la chose du sentiment, il faut la respecter. Soudain, je vois le nouveau, puis ce grand vagin de Berçac qui s'en retourne. J'attends une seconde et je ramène ma fraise avec autorité. C'est un petit blondinet d'une quinzaine d'années qui me fait chier rien que de le voir. Comme si j'avais deviné toutes les misères qu'il me ferait et jusqu'au bout les affronts, l'amertume, la merde épaisse. Je lui demande son nom Eh, petit, viens un peu voir par là d'abord. Il me dit Saint-Anne. Moi je fais : Je me les mets au cul, les saints, tiens. C'est comme ça que doit être le vrai chef, le mot pour rire au bon moment et le regard inflexible quand il faut. Je sors mon carnet, plein de cambouis, qu'il est, même. Je mouille la pointe de mon crayon et j'écris « Saint-Anne ». A cet instant, quand j'y repense, j'aurais dû lui mettre un poing sous le nez et lui dire de filer. Chez nous, que je lui aurais fait comme ça, il n'y a pas de place pour les petits glands de ton espèce.

 

Ici, tu peux dire que c'est le régiment de mes deux. Le colon, il encule l'assistante sociale, et elle, pendant ce temps, elle se fait tailler des sucettes anglaises par les hommes.

 

Casse-Pompons est bricart-chef, mieux que sergeot, moins que margis.

Il y a un nouveau dans le peloton, un blondinet de 15 ans tout sucré, Sainte-Anne. Gaffeur, bêtiseur et charmeur auprès de son supérieur hiérarchique et de la patronne du troquet voisin.

 

La drôle de guerre n'est pas encore drôle, pense Florence.

Évidemment, c'est la guerre. Mais la guerre, ça devient la barbe quand tout est mort, éteint, embaumé.

Il devrait y avoir des terrains de jeux pour la guerre, comme pour le foutebôle.

(NDL : de nos jours, c'est fait)

Certes, les joueurs de ballon sont trop ridicules dans leurs petites culottes de soie, les mollets moches à l'air, tandis que les soldats ont un certain charme, sous l'uniforme.

(NDL : de nos jours, ça n'a pas changé)

Florence est la maîtresse de Pierre, un colonel. Elle l'appelle « mon poulou ». Ollivier, un commandant, pourrait prendre la place de Pierre à la tête du régiment et dans le cœur de Florence si le « poulou » était tué lors d'un engagement.

 

Saint-Anne ne s'ennuie pas au 16e hussard. Il s'est mis en hussard. Le canon pète, les auto-mitrailleuses flambent, le lieutenant est mort – aucun regret, il ne s'intéressait qu'à la mécanique automobile. Berçac n'est pas mieux, il ne se passionne que pour le bridge. Des trucs inutiles. Maximian, l'honneur et la vertu l'occupent jour et nuit.

Ça ne m'empêche pas de croire que je suis intéressant, moi qui ne dis rien.

[…]

Le Hitler, il est bien trop copain avec le Rothschild et les nobles...

(NDL : authentique ; en 1933, la famille Rothschild a financé le réarmement de l'Allemagne nazie – par l'intermédiaire d'une banque affiliée, non-juive, JP Morgan)

 

Ensuite, ça tue de part et d'autre.

 

De Forjac

Sinon de conduire avec un ongle cassé, je ne connais rien de plus ennuyeux que de sentir la pluie dégouliner dans votre dos...

La phrase se poursuit en continu sur trois pages. Une seconde phrase, brève, conclut ainsi le chapitre : « L'aube était encore assez fraîche et sentait délicieusement bon. »

 

Florence s'ennuie. Canonnade, la nuit, lecture d'un roman, le jour. Pierre était un amant agréable, bien qu'un peu brouillon.

 

Sainte-Anne s'ennuie également : sur les routes, des files de camions et de tanks, en débâcle. J'essaie d'expliquer à ces imbéciles la beauté spirituelle du viol.

 

Sanders

A chacune son tour, il faut une certaine justice en amour, faute de quoi on tombe dans la passion.

 

De Forjac

Les branches fouettant parfois les visages, le régiment s'enfonçait au cœur de l'Allemagne. Et puis il y eut quelque chose dans l'air, une certaine respiration des forêts, un drôle de sourire et du soulagement et de l'ennui et la certitude que c'était la fin.

 

Un dernier cadavre.

Tout ce qui est humain m'est étranger.

 

Quelque chose de Céline, dans l'écriture. Une composition centrée sur les personnages. Un récit décousu et parfaitement tissé.

 

- - -

 

ANNEXE

 

Roger Nimier a été cité ici même.

Roger Nimier, Le hussard bleu – de l'ennui et la certitude que c'était la fin

Lettre de Louis Ferdinand Céline à Roger Nimier

 

Roger Nimier (1925-1962), jeune auteur, envoie à Céline en février 1949 son roman Les Epées avec cette dédicace : « Au maréchal des logis Destouches, qui paie aujourd’hui trente ans de génie et de liberté, respectueusement, le cavalier de 2ème classe, Roger Nimier ». Un an plus tard, il lui envoie Le Hussard Bleu et écrit un article sur lui dans La Table Ronde. Il se construit une solide amitié entre les deux écrivains dont témoignent les lettres inédites. Il s’agit de 228 Lettres dont 26 inédites correspondant à la période d’exil au Danemark puis, lorsque Roger Nimier, jeune écrivain, devient l’éditeur à la NRF de Céline (Décembre 1956). Les lettres datées du 19 Décembre 1956 au 30 Juin 1961 (sauf exception) ont été publiées par les éditions Gallimard : « Lettres à la NRF – Louis Ferdinand Céline », Collection Blanche, septembre 1991. L’ensemble représente 438 pages (dont 63 inédites) ; il s’y ajoute une ordonnance à Roger Nimier et une lettre à M. Raymond Magne (inédites).

 

Source : MS62, Maudit septembre 62.

 

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11 octobre 2015 7 11 /10 /octobre /2015 00:15
Daniel Friedman, Ne deviens jamais pauvre !

Daniel Friedman, Ne deviens jamais pauvre ! (Don’t ever look back !, Minotaur/Thomas Dunne, St. Martin’s Press, 2014), traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé, Sonatine Éditions, 2015

Daniel Friedman, Ne deviens jamais pauvre !

Daniel Friedman est né à Memphis en 1980. Don’t ever look back ! est son second roman – après Don't ever get old !

 

L'inspecteur Baruch (Buck) Schatz, 88 ans, légendaire grande gueule de la police, est en soins aussi gériatriques qu'intensifs dans sa maison de retraite de Memphis. Avec le temps, sa mémoire s'estompe, mais son passé (Buck avait 6 ans, quand son père a été assassiné – énigme non résolue, dossier classé) et son foutu caractère sont encore bien vivants en lui. Un jour, le « passé » revient avec une vieille connaissance, Elijah, rescapé d'Auschwitz, évadé du camp grâce à un gardien qui lui a donné la solution finale : si les Juifs ont été massacrés, c'est qu'ils respectaient pieusement l'ordre social (nous avons changé tout cela). Il faut vivre en révolte, en marge : Elijah est devenu braqueur, il a ruiné plus de banques que la crise de 1929.

Aujourd'hui, en 2009, Elijah a des ennuis et demande à Buck d'assurer sa sécurité en usant de ses relations. Il lui promet un gros paquet de monnaie et la vérité cachée d’une série de crimes restés dans le brouillard. Pour Buck, la perspective de gagner quelques dollars, peut-être pour un bel enterrement, l'emporte sur son mauvais caractère.

Déambulateur en avant, pied au plancher, avec quelques médocs en bagage, il part pour sa dernière croisade.

 

1

2009

Au cours de mes errements de jeunesse dans la police criminelle de Memphis, j’ai bousillé pas mal de voitures de service.

[…]

Mais vous aviez une hache, Monsieur Schatz.

Appelez-moi Buck, mon poussin.

Il a cru que vous alliez le tuer, Buck. Et s’il vous plaît, appelez-moi Mlle Wyatt.

J’ai reniflé.

Mademoiselle Wyatt, quand je déciderai de tuer M. Connor, je vous promets qu’il n’y aura pas d’ambiguïté. Là, j’avais besoin de la hache pour défoncer sa saleté de rocking-chair.

M. Connor tenait beaucoup à ce fauteuil. C’était l’un des rares vestiges de sa vie avant d’arriver parmi nous auxquels il pouvait s’accrocher. Rappelez-vous comme la transition a été difficile pour vous, et essayez de comprendre pourquoi vos agissements sont aussi blessants.

[…]

Je me suis installé à la table la plus éloignée des autres résidents, histoire qu’on me foute la paix. Mais quelqu’un est quand même venu s’asseoir.

Il n’était pas aussi vieux que moi, mais on peut être beaucoup plus jeune que moi et rester quand même vieux. Il avait une fine moustache en trait de crayon et des cheveux courts, peignés avec soin. Il n’avait pas de plateau petit-déjeuner.

Bonjour, Baruch, il a dit.

Je me suis interrompu ; j’ai pianoté sur la surface en plastique de la table. J’étais piégé, et fuir n’était pas envisageable.

[…]

La dernière fois que nous nous sommes parlé, tu m’as promis quelque chose. Tu te souviens ?

J’ai planté ma fourchette dans le contenu de mon assiette et englouti un morceau d’œuf visqueux.

Je t’ai dit que je te tuerais si je te revoyais.

C’est exact. Je viens te rendre une visite de courtoisie. Si tu comptes mettre ta menace à exécution, c’est maintenant ou jamais.

Et pourquoi ça ?

Parce que, il a dit, avec ou sans ton aide, je serai mort dans quarante-huit heures.

Apparemment, les gens que je connais sont incapables de mourir sans venir me casser les pieds.

 

2

1965

J’ai dévisagé le petit Européen d’un œil noir et j’ai dit, entre mes dents qui serraient une cigarette : « Paraît que vous me cherchez.

C’est vrai, je vous cherchais, inspecteur. » D’un geste, il m’a invité à m’asseoir en face de lui. Il avait de longs doigts fins, comme ceux d’un pianiste ou d’un prestidigitateur.

« Tu débites beaucoup de belles phrases mais elles sont vides, et j’ai pas le temps de t’écouter faire du bruit pour t’amuser. T’es qui, et qu’est-ce que tu me veux ?

Je vous prie d’excuser ma prudence. Je m’appelle Élie et je suis aventurier. J’ai une proposition à vous faire.

Si t’as cru entendre que j’acceptais les pots-de-vin, tu t’es planté.

Je ne suis pas allé au-devant de tous ces ennuis pour vous offrir un pot-de-vin, il a dit, avant de ponctuer d’un rire joyeux et nasillard. Je souhaite engager avec votre concours une entreprise criminelle assez élaborée et hautement lucrative.

Tu veux m’embaucher pour un coup que tu es en train de monter.

Oui.

Quel genre de coup ? »

 

Le récit navigue entre 2009 et 1965.

 

En 1965, Buck, en activité, déclarait : « Quand il y a un crime, on coince le coupable, question de chance. Dans les séries télé, c'est toujours compliqué, un détail suffit. »

 

En 2009, il entend : « C'est-à-dire que le taux de mortalité est plutôt élevé dans votre tranche d'âge. » Le toubib a toujours les mots pour remonter le moral.

 

Est-ce pour se remonter le moral ? Buck se rend trois fois en trois jours au cimetière où sont enterrés son père et son fils.

 

On ne saurait en dire plus sans gâter la lecture.

 

Une dernière phrase : « Au fait, la raison pour laquelle je m'appelle Baruch : ça signifie "bienheureux". »

 

Un roman noir atypique et passionnant, nous dit Des pas perdus.

 

Un peu long, peut-être, pour le propos...

 

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9 octobre 2015 5 09 /10 /octobre /2015 00:15
Guy Dutey, Une allumette pour effacer Jacques Moulin

Guy Dutey, Une allumette pour effacer Jacques Moulin, nouvelle parue dans le recueil Le Temps du mépris, Chronique Sociale, 1981 – ici, publiée dans Scribulations 01/15, En.Ligne.Editions, 2015

Guy Dutey, Une allumette pour effacer Jacques Moulin

Guy Dutey est mort le 19 avril de cette année, dans sa vieillesse tranquille.

 

Le 21 avril

Cher Monsieur,

Le soleil joue dans le relief compliqué des ponts et des mats, des cordes et des écoutilles.

 

Embarquement. Faux papiers ?

 

Déjà, le port s’approche. […] Maintenant, je n’ai plus peur. Je sais quel genre d’épreuve m’attend. […] J’arrive enfin sur le rivage de la liberté. Finies les brimades du quotidien et l’ombre mortelle des murs. Je peux enfin vivre au soleil. Je vous dis ma joie, cher Monsieur.

Jacques Moulin

 

Le 10 mai

Cher Monsieur

[…]

Il faut pourtant que je commence. Je vous ai dit mes débuts assez difficiles, pour ne pas dire très difficiles, et les éclairs d'amitié qui m'avaient laissé un espoir. Au long de mes journées, j'ai été le plus souvent seul. Et je me suis pris à soliloquer avec, comme interlocuteur invisible, mon cher papa trop tôt disparu. Ce que je lui en ai tenu des discours... C'est fou ce que j'avais de choses à lui dire. Je n'aurais jamais cru que j'avais autant de retard à rattraper avec lui. Il a fallu que je sois seul pour découvrir le merveilleux guide que j'ai perdu. Enfin, perdu... c'est manière de dire, il me semble au contraire que je viens de le retrouver. Ces trois dernières semaines de misère m'ont lavé de trois années d'une autre misère.

 

Jacques Moulin, de son nom d'emprunt – écrit-il –, rejoint son oncle Brahim. Jacques (re)devient Kamel.

 

20 décembre

Cher Monsieur,

[…]

Ce matin j'ai « tué » Jacques Moulin. Un meurtre propre. Il m'a suffi d'une allumette pour le faire disparaître de ce pays-ci.

[…]

A bientôt, cher Monsieur, je suis heureux de signer Kamel.

P.S. Nous aurons un petit jardin devant la maison. Apportez-moi un rosier de France.

 

Court récit, œuvre importante, tout en mystère.

Qui est Jacques Moulin ? A qui écrit-il ? On ne le saura pas.

Le récit par lettres est un genre difficile. Le lecteur est en difficulté quand il ne peut identifier ni l'auteur ni le destinataire de la correspondance. Un jeu hors normes.

A découvrir, à commander chez l'éditeur : En.Ligne.Editions, 291, rue Montesquieu, 69400 Villefranche-sur-Saône, ou bien auprès du rédacteur en chef de la revue, Jean-Marie Dutey (jean-marie-dutey at hotmail point fr).

 

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7 octobre 2015 3 07 /10 /octobre /2015 00:15
Kim Young-ha, Ma mémoire assassine – Un abîme ? Une mise en abyme ?

Kim Young-ha, Ma mémoire assassine (Sarinja eui kieokbeop, Munhakdongue Publishing Co., 2013), traduit du coréen par Lim Yeong-hee et Mélanie Basnel, Philippe Picquier, 2015

Kim Young-ha, Ma mémoire assassine – Un abîme ? Une mise en abyme ?

Kim Young-ha, né en 1968, ne se sent pas lié, dit-il, à une ville, un village, un hameau – dans son enfance, au gré des affectations de son père, militaire, il changeait tous les ans de région. Dans son œuvre, il explore les frontières entre la réalité numérique et l'illusion fictionnelle, l'esthétique et la mort, la Corée et l'ailleurs. Ses héros sont des tueurs, orphelins, espions, marginaux dont la liberté de pensée se confronte à la nécessité de vivre.

 

Un ex-tueur en série décide de reprendre du service. Seul problème : il a soixante-dix ans et vient d’apprendre qu’il est atteint de la maladie d’Alzheimer.

Sous ses dehors de vieillard inoffensif s’adonnant à ses heures perdues à la poésie et la philosophie, se cache un redoutable meurtrier qui a assassiné sans remords des dizaines de personnes. Aujourd’hui il repart en chasse alors que rôde autour de sa maison un homme qui menace de s’en prendre à sa fille adoptive bien-aimée.

S’engage alors une course contre la montre : tuer avant d’oublier qui il est, avant que la maladie n’ait raison de lui, qu’il ne devienne prisonnier d’un temps sans passé ni futur.

Un étrange roman d’humour noir dont l’héroïne n’est autre que la mémoire qui se dérobe et brouille les pistes. Et un suspense au dénouement stupéfiant, car derrière une histoire peut s’en cacher une autre dont le lecteur découvre qu’il n’a jamais eu les clés, précisément parce que le narrateur les avait oubliées.

 

Incipit

 

Mon dernier meurtre date d’il y a vingt-cinq ans. Ou vingt-six ? En tout cas c’est à peu près ça. Je n’ai pas tué mes proies sous le coup d’une pulsion ou à cause d’une quelconque perversion sexuelle, contrairement à ce que les gens croient en général. J’étais plutôt mû par un sentiment de regret, ou par l’espoir d’éprouver un plaisir toujours plus entier. Chaque fois que j’enterrais une nouvelle victime, je me disais : « Je ferai mieux à la prochaine. »

Si j’ai cessé de tuer, c’est parce que cet espoir a disparu.

 

Après le test, j’ai un entretien avec le docteur.

Il a l’air très préoccupé.

Votre hippocampe a rétréci, explique-t-il en désignant un point sur l’image de l’IRM de mon cerveau. Il n’y a plus de doute, vous êtes atteint de la maladie d’Alzheimer. Je ne sais pas encore précisément à quel stade vous en êtes, nous allons devoir vous observer.

 

Trois femmes, jeunes, ont été assassinées dans le district.

 

Le narrateur tient un journal, il note tout, il lui arrive d'oublier où il est, qui il est.

 

La mère de Eun-hee [la fille du narrateur] a été ma dernière victime. Sur le chemin du retour, après l'avoir enterrée, ma voiture a heurté un arbre au bord de la route et s'est renversée.

 

Il avait des lésions au cerveau, on l'a opéré. Auparavant, le bavardage des gens, les éclats de rire des enfants, le jacassement des femmes le mettaient en fureur. Après l'accident, c'était comme s'il n'entendait plus : calme et quiétude.

 

Son cerveau fuit comme un concombre de mer.

 

Le journal régional parle de nouveaux meurtres, selon le même rituel : les jeunes victimes ont été kidnappées, mises à nu, ligotées, tuées, abandonnées en pleine campagne.

 

Je m'appelle Kim Byeong-su. J'ai soixante-dix ans.

 

Il a commencé à tuer à l'âge de quatorze ans, il a étouffé son père avec un oreiller, et il a continué jusqu'à l'âge de quarante-quatre ans.

Œdipe a tué un homme sur son chemin, puis il a oublié.

 

« Une fois qu'il a commencé, le tueur en série ne peut plus s'arrêter. », a déclaré un criminologue invité à la télévision en tant que profileur.

 

Kim note : Quand tu regardes longtemps l'abîme, l'abîme lui aussi regarde en toi, Nietzsche.*

* Seconde partie d'un aphorisme in Par-delà Bien et Mal, trad. Cornélius Heim, Gallimard, 1971.

Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi.

 

Pour la première fois de ma vie, j'envisage de commettre un meurtre par nécessité. Il s'agit de protéger Eun-hee, sa fille.

 

Nouveaux cadavres, même méthode.

 

Aujourd’hui, toute la journée, j'écoute le concerto n° 5 de Beethoven, intitulé L'Empereur.

 

Ludwig van Beethoven, Concerto pour piano en mi bémol majeur, opus 73, connu sous le nom de L'empereur, 1809, première interprétation le 28 novembre 1811, Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, dir. Johann Philipp Christian Schultz, piano : Friedrich Schneider – ici, The Toronto Symphony Orchestra, dir. Karel Ancerl, Glenn Gould, 1970

 

EXPLICIT CONTENT

Les lignes ci-dessous sont tracées de la même couleur que celle du fond de page : elles ne sont lisibles qu'en les surlignant. Elles révèlent peut-être la fin de l'histoire.

 

Qui a tué Kim Eun-hee, une aide-soignante à domicile et non la fille de Kim Byeong-su ?

Un procès. Un enfermement. Un haïku composé par un condamné à mort japonais :

Le reste

De la chanson

Je l'écouterai dans l'au-delà

 

Une composition surprenante : des pages d'un récit flouté par la mémoire et ponctuées de courtes notes ou de citations.

Meurtres en série, selon un rituel... On ne saura jamais vraiment discerner le délire, le rêve peut-être et la réalité.

Très curieux. Vaut le voyage, dirait-on dans un Michelin littéraire.

 

Des pas perdus en avait si bien parlé...

 

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